Samir Amin, l’homme du Sud

Nous avons appris le 12 août 2018 la disparition soudaine du Professeur Samir Amin. Un homme qui a dédié sa vie et son travail théorique, comme sa praxis politique, au service des pays du Sud et de leur émancipation post-indépendance de l’héritage colonial. Samir Amin a été probablement le seul économiste connu du Tiers-Monde et étudié dans les universités du monde entier. Depuis le début des années 1960, Samir Amin a rompu l’univers fermé de la pensée économique qui était jusque-là une discipline totalement opaque et close à la marge du monde. Il a illustré alors avec brio, avec une rare intelligence et une verve critique, la voix du Sud. Il a ainsi dénoncé les rouages de l’économie mondiale qui sont au cœur de la marginalisation de la périphérie, comme on le disait à l’époque, et a contribué à la réflexion sur un autre monde plus solidaire bien avant que les altermondialistes ne soient à la mode.
Des générations entières d’étudiants, de chercheurs, d’universitaires et d’intellectuels de Dakar à Jakarta, du Caire à Sao Paolo et de Paris à Pékin, ont été formées à la lecture des œuvres majeures de Samir Amin. De ses idées et de ses théories sur l’économie mondiale, le développement, l’évolution politique du Tiers-Monde jusqu’à l’analyse de l’islamisme et du néo-libéralisme, son œuvre a abordé toutes les questions d’actualité pour les pays du Tiers-Monde. Mais, derrière l’économiste et le grand penseur dont les idées ont marqué le monde, il y a l’homme qui a fait le choix de mener depuis toujours une vie simple et totalement consacrée aux idées et à la pensée.
Samir Amin est né le 3 septembre 1931 au Caire d’une père égyptien et d’une mère française, tous deux médecins. Il passera son enfance et ses années de jeunesse entre la petite ville de Port Saïd où son père exerçait son activité de médecin et la grande métropole cairote où la famille se rendait régulièrement. Samir Amin sera marqué par son univers familial cosmopolitique de la bourgeoisie copte ouvert sur la condition sociale et politique de l’Egypte et du monde. Ses longues discussions avec son père et sa mère, engagés tous les deux au niveau social et notamment en donnant des soins de santé gratuits pour les familles pauvres dans les quartiers de Port Saïd, ont forgé la conscience politique de l’adolescent. Ses années jeunesse seront essentielles dans son parcours et dans son choix d’inscrire son expérience dès son jeune âge dans l’histoire de l’engagement politique communiste et du militantisme arabe, africain et international. Samir Amin fréquentera l’école française de Port Saïd où il obtiendra son baccalauréat en 1947. Il partira l’année d’après à Paris où il obtiendra son second Baccalauréat en mathématiques élémentaires au Lycée Henri IV.
Après son baccalauréat, Samir Amin va entamer une grande carrière universitaire où il a fréquenté les grandes écoles et les universités françaises où il obtiendra un diplôme de Sciences Politiques à Paris et un autre diplôme de l’INSEE. Samir Amin va entamer une thèse de doctorat sur l’accumulation à l’échelle mondiale qui a été dirigée par le grand Professeur François Perroux et qui sera l’œuvre de sa vie lui permettant de construire son système de pensée et son analyse critique du système mondial et la marginalisation des pays du Tiers-Monde. Cette thèse a été reçue avec beaucoup d’éloges de la part d’un système académique français qui n’était pas pourtant connu pour son indulgence envers les travaux d’inspiration marxiste et elle sera à l’origine du développement d’un courant majeur d’analyse de l’économie à l’échelle mondiale qui a permis de comprendre les raisons structurelles de la marginalisation de la périphérie. Cette thèse sera publiée dans un essai intitulé « L’accumulation à l’échelle mondiale » et qui fera date dans l’histoire de l’analyse économique au niveau mondial. Mais, ses activités de recherche n’ont pas éloigné Samir Amin du militantisme et de l’engagement politique. Ainsi, Samir Amin a-t-il été de toutes les batailles en faveur de l’indépendance des pays du Tiers-Monde et a connu dans ce cadre la plupart des dirigeants des mouvements nationalistes dont une partie sera portée à la tête de leurs pays aux moments des indépendances.
A la fin de son parcours universitaire, Samir Amin obtiendra son agrégation en Economie et sera nommé professeur à l’université de Reims. Mais, après quelques mois d’enseignement, il décidera d’abandonner son poste pour parcourir les pays du Tiers-Monde et particulièrement les pays africains nouvellement indépendants pour les aider à reconstruire leurs économies et à sortir du modèle économique colonial. Ces longs voyages vont conduire Samir Amin du Caire à Dakar en passant par Bamako, Paris et bien d’autres destinations. Cette période a été probablement l’âge d’or de ce parcours exceptionnel et a allié engagement politique et recherche académique. A cette époque et particulièrement au moment où il a été directeur de l’IDEP à Dakar, Samir Amin a contribué à la formation d’une des pensées les plus novatrices en économie politique qui a fait sa réputation à l’échelle mondiale. Une réputation qui a amené les grands ténors de la pensée mondiale de l’époque, dont l’ancien Président du Brésil F. Cardoso, Celso Furtado, Immanuel Wallerstein, à faire le déplacement de Dakar pour discuter avec lui et construire les réseaux intellectuels de la pensée du Sud, allant de l’Amérique latine à Mais, cette expérience va connaître ses limites à partir du début des années 1980 avec l’échec des expériences de modernisation économique dans le Tiers-Monde, la crise de la dette à partir de 1982 et la chute du tiers-mondisme. Les années 1980 et 1990 seront celles du néo-libéralisme triomphant avec la victoire de Margaret Tacher en Angleterre et de Ronald Reagan aux Etats-Unis et des débuts de la mondialisation qui a remis en cause le modèle de l’Etat-nation. Cette offensive néo-libérale ne s’est pas limitée aux pays développés mais a emporté également dans sa dynamique les pays du Tiers-Monde avec les programmes d’ajustement structurels imposés par les deux sœurs de Washington, la Banque Mondiale et le FMI. Même si Samir Amin va produire une énergie inégalable dans la critique du néo-libéralisme et des programmes d’ajustement dans le cadre du Forum du Tiers-Monde, le think tank qu’il a créé à Dakar et qui a regroupé jusqu’à aujourd’hui des intellectuels et des économistes radicaux de tous les pays du Sud, les années 80 et 90 seront celles d’une grande traversée du désert pour lui et la pensée radicale tiers-mondiste.
C’est avec la vague altermondialiste, les forums sociaux mondiaux et les sommets de Porte Alegre que Samir Amin reviendra au centre de l’actualité et du débat international au tournant des années 2000 et retrouvera une nouvelle jeunesse. Il sera avec Toni Negri et quelques autres, les penseurs de cette critique radicale de la globalisation portée par l’altermondialisme. Il mettra toute son énergie jusqu’à sa disparition, dans l’appui à ces mouvements par ses écrits, en assistant et en animant de grandes rencontres internationales
Samir Amin a connu un parcours exceptionnel d’un homme du siècle avec un engagement sans retenue qui a mené le jeune Egyptien à travers le monde et qui a lié de manière étroite son histoire personnelle à celle de l’histoire des idées et de la lutte pour un autre monde et pour l’émancipation des peuples du Sud. n

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