Par Hélé Béji*
Il nous faudra vivre sans la malice de son regard bleu, sans l’éclair tranchant de sa conversation qui ordonne le fatras où nous nous débattons pour démêler le jeu embrouillé des passions post-révolutionnaires, sans son élégance intellectuelle qui nous fait aimer la politique dans sa compagnie enjouée,sans son charme auguste; sans son esprit perçant,sans le tact délicat de son écoute, sans son impertinence,sans le style délié de ses entretiens; sans l’intensité de sa présence, sans le souffle raffiné de ses discours, sans l’éclat qui émane de son autorité, sans la profondeur de sa mémoire, sans la curiosité amusée qui lui fait accepter les gens avec leurs travers, sans la justesse de ses anticipations, sans la limpidité de ses formules,sans son art de pardonner aux offenses avec une moue délicieusement narquoise, sans la pudeur de ses blessures.
La Révolution du 14 janvier avait été sauvée du chaos par la tradition d’un État qui l’a enchâssée dans la continuité de son histoire, se gardant de l’autodestruction par un enchaînement de forces intrinsèques où la concorde l’a emporté sur la discorde. Béji Caïd Essebsi en a été le principal artisan. Parce que l’Etat portait un passé de réformes qu’il connaissait par cœur, il a su consentir à la désobéissance civile sans la réprimer. Dirigé par lui, l’État a accueilli la part de désordre révolutionnaire comme un ferment inévitable. Mais toutes les surenchères qui ont voulu faire table rase de l’État national ont échoué. L’esprit réformiste de Béji Caïd Essebsi s’est mis au service de la passion révolutionnaire en la tempérant et en la canalisant. Il nous a épargné la guerre civile. Le vieux parti constitutionnel a subverti le parti révolutionnaire.
Contrairement à l’opinion ignare qui accuse Béji Caïd Essebsi de trahison, il a eu l’intelligence de ne pas dédaigner le suffrage populaire qui donnait un grand nombre de voix au parti Ennahdha, et de leur accorder une place dans les charges de l’Exécutif. Lors d’une interview, le 24 octobre 2014, Béji Caïd Essebsi avait refusé d’exclure la minorité élue de la participation politique. C’était un acte de courage et de vision, un acte de sécularisation de la religion, où le sacré était condamné à adopter toutes les réformes profanes de l’État républicain. L’Etat national a résisté à l’ambition islamiste de suborner le peuple.L’idéologie de l’islam radical était de ce fait neutralisée sous le poids de la fonction et la sanction de l’opinion. Béji Caïd Essebsi savait qu’on ne pouvait appeler à l’unité de la Nation tout en divisant le pays en deux peuples éternellement ennemis. Il a libéré la politique des rapports de domination. Il a eu l’intelligence d’imposer aux islamistes les contraintes de l’Etat bourguibien, tout en l’ouvrant à toutes les facettes des libertés individuelles, y compris religieuses.
Non seulement il n’a pas trahi ses électeurs, mais il a donné aux modernistes une mission démocratique par excellence, traité la liberté des conservateurs à égalité avec la leur.Il a aidé les citoyens à résoudre la crise morale qui les déchirait entre leurs valeurs anciennes et leurs libertés nouvelles. La paix civile trouvait dans cette élévation un dépassement de soi au-dessous de laquelle on ne pouvait plus descendre.Il a imposé à l’idéologie religieuse son humanisme,grâce à l’étendue de sa double culture traditionnelle et occidentale. Il savait trouver le secret de l’accord même entre les voix les plus désaccordées. Il a rajeuni la doctrine d’État en la pliant aux libertés de conscience. Il a créé les conditions d’une réconciliation historique entre le sentiment national et l’esprit libéral.
Mais Béji Caïd Essebsi n’a pas encore d’héritiers dignes de sa pensée et de son œuvre. Ils existent peut-être, mais ils ne se sont pas exprimés. Ses propres lieutenants lui ont fait défaut, ils ont cédé à l’aveuglement de la jeunesse qui a la vanité de croire que le jeune âge est un mérite en soi. Qu’ils se rappellent le mythe d’Icare,qui n’a pas écouté les conseils de ses aînés,et a vu fondre ses ailes de cire en voulant se rapprocher trop vite du soleil, pour être précipité dans l’océan.
Oui,avec la disparition de cet être dont le patriotismes’animait de tendresse plébéienne, de sympathie gracieuse, de douceur familiale, une transmission s’achève.Les disciples de Béji Caïd Essebsi ont-ils été à la hauteur de ce qu’il fut pour Bourguiba, dont il apprit en élève surdoué l’art de négocier et de convaincre, le discernement du réel, la raison qui protège des extrêmes? Ses disciples ont-ils été aussi appliqués, ou au contraire agités et paresseux, sourds aux leçons du savoir, détestant l’apprentissage,s’ennuyant dans les cours magistraux auxquels ils préfèrent la distraction des sms ?Sauront-ils s’inspirer de ses méthodes, de sa philosophie non conflictuelle, de son mépris des attaques, de son refus d’écraser ses détracteurs, quitte à paraître faible aux yeux de l’opinion vulgaire, alors que la force du compromis est bien supérieure à l’obtuse radicalité des démagogues de droite ou de gauche? Sauront-ils comme lui servir la liberté en ne censurant personne, en ne persécutant pas les opposants, en ne les jetant pas en prison, en ne les excluant pas du jeu électoral?
Il nous a protégés des petites hordes sauvages qui se sont crues malignes en se séparant de lui pour jouer aux petits maîtres. L’inculture politique leur fait croire qu’il suffit de s’affirmer démocrate pour le devenir. Un malentendu s’est creusé entre la hauteur de sa pensée et leur impatience de piétiner son modèle. Certes, les éloges pleuvent maintenant. Mais que ne les ai-je entendus de son vivant! Pourquoi ces mêmes laudateurs n’ont-ils jamais exprimé aussi fort leur admiration, leur vénération ? Malgré les soupirs à fendre l’âme qu’on entend sur les ondes dans les oraisons funèbres, Béji Caïd Essebsi a été méconnu, incompris, insulté durant toute sa présidence par les élites de son camp. Mais il n’a pourchassé personne de sa vindicte.Hier encore, il récoltait toutes les plantes vénéneuses de l’hostilité et de la diffamation. Aujourd’hui tombent sur son cortège des bouquets de louanges.Que n’en ai-je humé le parfum plus tôt!
Par sa stature morale, il a compensé les traditions démocratiques que nous n’avions pas encore, il les a incarnées comme s’il en était la genèse, il a reconstruit la cohésion nationale par-delà le parti unique, pourtant conscient des dissensions dangereuses qui nous guettent ; il a supporté avec une patience stoïque les délires des uns et des autres, subissant leurs caprices, leurs trahisons, leur immaturité. Il a observé avec un sens aigu de l’analyse toutes les déviances que la démocratie porte en elle comme potentiel de délinquance, d’autodestruction, d’appétits personnels, quand la présence avisée d’un sage ne parvient pas à arracher le bon sens aux plus récalcitrants.
Il a neutralisé les fauteurs de guerre civile avec une promptitude qui les a désarmés, car il ne baissait jamais la garde. Il était dans le frémissement du qui-vive, vigile infatigable, résistant à tout et à tous.Grâce à lui, durant cinq ans, l’Etat ne s’est pas disloqué, la population ne s’est pas déchirée, la société ne s’est pas brisée en morceaux irréparables. Seuls, les partis politiques ont joué à la guerre en saccageant leurs propres rangs, par une surenchère théâtrale où chaque protagoniste a cru se grandir dans la négation de l’autre, sans pour autant trouver le langage de sa vérité et de son identité.
C’est le jour de ses obsèques, l’ardeur de la foule populaire me serre la gorge dans un sanglot. Mais l’affliction des politiciens à la nouvelle de sa mort ne peut masquer que la jeune génération qu’il a tirée avec lui au sommet de l’Etat s’est écartée de sa filiation intellectuelle et morale. Le deuil que la classe politique exprime aujourd’hui n’efface pas son ingratitude d’hier. Qu’elle retienne un peu ce qui lui a été dispensé chaque jour à foison durant cinq ans, leçon d’empire sur soi, considération d’autrui, magnanimité face à l’outrage, accueil de toutes les revendications sans exclusive. Le sourire las de Béji Caïd Essebsi se penche tristement sur les dégâts d’une classe politique sans inspiration,qui abandonne le sentiment populaire à la détresse où ne parvient plus à s’incarner l’avenir au moment où s’éloigne son visage rassurant. Les traits de sa personnalité exceptionnelle restent inimitables, sans disciple, sans relève, sans copie. La cargaison d’un trésor immatériel se perd avec lui. Il a été le premier grand démocrate tunisien à conduire l’Etat vers la règle de la discussion qui nous a préservés de la violence.
Une sorte d’errance démocratique a commencé, plus inquiétante qu’au lendemain de la Révolution, qui avait trouvé dans la transition la main habile qui la retenait de chavirer dans la guerre de tous contre tous. La démocratie n’est pas une obsession partisane mais une manière d’être au monde. Qui saura reprendre ce travail de tolérance,d’autocritique, d’abnégation, de conscience de ses devoirs et de ses limites, de clémence, de considération de l’adversaire?
Je n’ai jamais beaucoup prisé le jeunisme, c’est un orgueil d’immaturité et de suffisance. Mon sang se glace à la lecture de certains post imbéciles rédigés à sa mort par des écervelées qui agitent leurs têtes de linottes remplies de babioles politiciennes,servent des ONG étrangères où elles font carrière en sortant les petites griffes rouges de leurs ongles vernis, comme si leur cynisme leur avait été mandaté par le peuple. Eh ! le seul vrai sentiment du peuple est la compassion, dont leur œil sec est totalement privé. En les écoutant, je préférerais changer de sexe, tant j’ai honte d’appartenir au leur! Notre jeune démocratie s’est mise à ressembler à un jeu malveillant, un passe-temps vulgaire où il s’avère plus rentable de rabaisser l’autre que de l’admirer ; de le trahir en ayant l’air de servir ses intérêts, de flatter son orgueil en brisant sa fierté, de faire son malheur en lui jurant le bonheur, de fomenter la discorde en jouant la fraternité, d’exciter les passions en simulant la raison, d’attiser la violence en invoquant la paix, d’énoncer le mensonge avec l’accent de la vérité, de commettre l’injustice en brandissant le glaive de justicier.
Au contraire, Béji Caïd Essebsi a humanisé la politique avec un raffinement qui n’existe probablement dans aucune démocratie moderne. Il a créé au sommet de l’Etat ce qui ne s’y était jamais vu, un climat d’urbanité qui fait de la société une famille agrandie de soi, la sensibilité de l’ancien, la transmission de quelque mémoire de civilité. Il est inutile de chercher dans la classe politique un émule de Béji Caïd Essebsi, il n’y en a pas. Ses successeurs sont dans le défi non de l’imiter mais d’inventer leur style, leur conviction, leur langage. Quelle gageure!
Il n’est pas donné à tout le monde d’atteindre le savoir-faire où la passion infatigable d’agir se confond avec l’art de dire, ni de posséder cet humour subtil dont il pare sa gravité,sa maîtrise dans l’adversité, sa haute courtoisie, sa puissance d’argumenter, ses digressions ludiques, ses traits cinglants contre la bêtise, sa bienveillance espiègle, la souveraineté de sa pensée, son génie de l’union, sa dignité contre la calomnie, l’ironie de sa superbe.
Mais au moins, il aura donné à la froideur fastidieuse de la politique, la saveur populaire d’une vérité accessible à tous, et dans le corps immatériel de nos souvenirs,dans l’ombre raffinée de nos ancêtres qui n’auront pas dérogé à leur antique allure, je vois passer sa silhouette ténue de gentilhomme du peuple qui traverse le siècle, qui nous a procuré la certitude de posséder une chose à soi, un pécule intérieur, et au milieu de toutes les déceptions, du gâchis, du désordre, des disparitions, des destructions, il nous aura remplis, malgré nos manques et nos échecs, de la douce sensation d’être malgré tout un peuple civilisé.
*Auteur de Béji Caïd Essebsi, L’inspiration tunisienne, Tunis, 2014.