Santé mentale: La Tunisie en mode souffrance

D’après la carte mondiale de la santé mentale, il semblerait qu’il ne fasse plus bon vivre dans le pays. Les Tunisiens joyeux, heureux, tranquilles, seraient devenus  mal à l’aise, mal dans leurs peaux et «dégoutés» de tout. La mélancolie caractérise l’ambiance générale qui règne dans un pays en mode souffrance où plus de 50% des habitants  sont dépressifs.

 

Cet état de malaise chez nos concitoyens date  d’une dizaine d’années déjà. Mais les  responsables de l’époque n’avaient rien fait pour améliorer la santé mentale du Tunisien.  Avec le chamboulement social qu’à connu le pays, la  situation  n’a fait qu’empirer. 

 

Violence, agressivité, usage de drogue : une expression de la dépression

En Tunisie, la dépression s’exprime par la violence, l’agressivité, la toxicomanie, la délinquance, le suicide. «Le contexte social tunisien, est caractérisé par une recrudescence de la violence, toutes formes confondues et la toxicomanie. La «Révolution» déclenchée en 2010 a en quelques sortes «encouragé»les gens à exprimer leurs revendications, mécontentements, attentes (violence, sit-in, état de tension permanent), le tout dans un environnement difficile lié à la récession économique, mais également aux conditions de vie caractérisées par peu de confort et peu de loisirs», peut-on lire dans le projet de stratégie de  la santé mentale pour la Tunisie  en août 2013.

Toujours selon ce document qui est en fait  un rapport sur la santé mentale, les Tunisiens traversent une période difficile de «postrévolution» ; le malaise ressenti a été mis en exergue par une enquête portant sur le climat émotionnel et l’appartenance sociale auprès de 882 adultes tunisiens volontaires durant la période allant de janvier à avril 2013 et qui a montré que la majorité des Tunisiens estiment que le climat émotionnel est plutôt mauvais à très mauvais durant ces quatre mois. Comparativement aux femmes, les hommes ont une perception plus positive de la situation et considèrent pour la plupart que la société actuelle reflète ce qu’ils sont. Les femmes sont beaucoup plus  nombreuses à estimer qu’il règne en Tunisie «une ambiance de colère et d’agressivité entre les gens.»

 

Les femmes plus touchées par la dépression que les hommes

Ces constatations sont largement corroborées par une étude du profil épidémiologique des nouveaux consultants de l’hôpital Errazi au cours de ces trois années postrévolutionnaires et dont les résultats montrent en particulier que les jeunes consultent de plus en plus, que le profil professionnel a significativement changé au cours des trois années (les fonctionnaires ont plus consulté en 2011 et  2012) et qu’au fil des années d’après la Révolution, les femmes ont de plus en plus consulté en psychiatrie avec une inversion du sex-ratio. Les femmes sont plus en demande qu’auparavant  entre 2011 et 2013. Il y avait 1,23 homme pour une femme, aujourd’hui on en est  à 0,87homme pour une  femme. En 2011, une augmentation significative des «troubles anxieux» a été notée, tandis qu’en 2013 les troubles dépressifs étaient plus fréquents notamment chez les femmes. De plus, les femmes ont tenté de se suicider plus que les hommes comparativement aux années précédentes. Et les auteurs de conclure «les années post-révolution ont été marquées par l’angoisse d’un peuple, suivie par la dépression des femmes», nous explique le Pr Rim Ghachem, chef de service de psychiatrie  à l’hôpital Errazi.

Elle ajoute que «la Révolution a provoqué une dépression réactionnelle se manifestant par une réaction d’épuisement, une femme sur deux consulte pour des troubles de l’humeur, une femme sur deux a une dépression inhérente  à l’environnement. La morosité ambiante, l’agressivité verbale sont des signes de dépression. Nous vivons  une  mélancolie ambiante,  une période anxiogène et c’est un mauvais signe pour la santé mentale du Tunisien.» 

Le Pr Rim Ghachem nuance quand même ces constations : «Il y a plus de consultants chaque année c’est vrai, mais est-ce parce que la parole s’est libérée et qu’il y a donc moins de stigmatisation à aller consulter en psychiatrie ?»

 

Les jeunes ne sont pas épargnés par la dépression

La violence et la toxicomanie sont l’expression de la dépression chez les jeunes, soutient le Dr Ghachem.  Le rapport sur la santé mentale en  Tunisie explique que les violences en milieu scolaire et familial constituent un phénomène alarmant. Leurs origines sont variées et souvent superposées à celles de la détresse psychologique. Il peut s’agir de l’interaction des facteurs personnels, familiaux, socioculturels, économiques et/ou environnementaux. Ces phénomènes restent fréquents et peu investigués.  Les statistiques du ministère de l’Éducation précisent qu’au cours de l’année scolaire 2011-2012, les enseignants et les surveillants ont été victimes de prés de 3000 agressions verbales et physiques. Elles établissent une moyenne annuelle de 1200 procès-verbaux déposés pour actes de violence à l’encontre du personnel enseignant ou pour actes de destructions d’équipements scolaires.

Pour leur part, les chiffres de la toxicomanie en Tunisie sont également inquiétants. Le ministre de la Santé a annoncé en 2013 qu’on compte prés de 350.000 toxicomanes selon les estimations concordantes de diverses sources médicales et d’ONG spécialisées, dont plus  de 100.000 cas d’addiction au cannabis, plus de 100.000 au subutex (médicament qui contient une substance proche de la morphine) et plus de 11.000 à la seringue. Parmi eux, 70% sont âgés de moins de 35 ans. Les inculpés poursuivis ou condamnés dans des affaires de stupéfiants figurent en deuxième position (après le vol) parmi les 19.000 détenus dans les prisons. Parmi les UDI (Usagers de Drogue Intraveineuse), 3% sont VIH/SIDA positif et 29% des UDI sont atteints d’hépatite C. Les deux principales drogues  consommées par les jeunes tunisiens sont la «zatla»-haschisch, la résine de cannabis-et le subutex.

Le recueil de l’UNICEF sur «l’analyse de la situation des enfants en Tunisie, 2012» rapporte quelques chiffres sur les comportements à risque (accidents de la voie publique, tabagisme, rapports sexuels non protégés, consommation de drogue et d’alcool) et conclut à la tendance à l’augmentation de l’exposition des jeunes à des comportements à risque.

 

La santé mentale malade de ses maux chroniques

La santé mentale du Tunisien est préoccupante depuis des décennies. Selon une thèse de doctorat en médecine, une enquête menée  en 2005 montre que 52% de la population générale souffre de troubles mentaux, dont 37% sont des troubles dépressifs et anxieux. (La santé mentale en population générale: images et réalités. Analyse des résultats. Thèse de doctorat en médecine. Faculté de médecine de Tunis, 2008- ZOUARI A.)

Selon un rapport de la Direction des soins de santé de base datant de 2005, 30 à 40% des consultations de 1ere ligne (dans les dispensaires)  concernent les troubles mentaux.

L’enquête nationale sur la santé des enfants scolarisés (2000) montre que le taux des adolescents présentant des symptômes dépressifs double dans la tranche d’âge (15-17 ans) relativement à la tranche d’âge (12-14 ans) pour se stabiliser par la suite et qu’il est bien plus important chez les filles. Ce taux varie de 10,9%  à 20,2% (garçons) et de 22,5 à 36,3% (filles). Ces mêmes tendances ont été vérifiées par une autre mesure, celle du mal-être psychologique. De même ce test a permis de mettre en exergue une troisième dimension (outre l’âge et le genre), celle du milieu de vie, puisque le sentiment de mal-être est plus fréquent chez les adolescents vivant à la campagne  et chez les enfants ayant des parents divorcés.

Les chiffres officiels concernant le suicide restent parcellaires et rares ainsi que les articles et autres études scientifiques.  Le Pr S. Ammar signalait dès les années 70 que le suicide en Tunisie était plus fréquent que dans bon nombre de pays occidentaux. Le comportement suicidaire est souvent en corrélation avec la maladie mentale : plus de 80 % des suicidés souffrent d’une maladie mentale  diagnosticable.

Chez l’enfant et l’adolescent, les principaux facteurs de risque des tentatives de suicide en Tunisie sont l’échec scolaire et l’existence d’antécédents personnels, notamment du registre psychiatrique. Mais les  facteurs liés au milieu familial, dont les conflits avec les parents, la dissociation de la famille, les difficultés de communication et les violences intrafamiliales, le manque d’appui apporté à l’adolescent ont eux aussi une grande impotance. En 2007, un article de synthèse traitant du suicide chez les jeunes et les adolescents en Tunisie, estimait le taux des suicides comme étant compris, au plus, entre 6 et 7/100.000 (ce qui est inférieur au taux moyen mondial de 16/100.000 suicides.)

 

Comment en est-on arrivé là ?

Quand en 2005 une enquête réalisée en collaboration avec l’OMS a révélé que 30 % des Tunisiens souffraient de dépression, rien n’a été fait pour remédier à cette situation, parce que  la santé mentale n’a jamais été une priorité. On aurait dû passer d’une politique de psychiatrie à une politique de santé malade. Tant que cette transition n’est pas faite, la santé mentale continuera  de souffrir des mêmes maux: les patients sont mal soignés, les médecins de 1ere ligne ont peur de la prescription de médicaments au malade mental. Les  médicaments sont  stigmatisés par tout le monde, médecins, malades, parents pharmaciens. Certains  médicaments ne sont disponibles qu’à l’hôpital, ce qui oblige les patients à venir tous les 15 jours chercher leurs  traitements avec tous les frais que cela suppose pour faire ces déplacements. 

Le Pr Rim Ghachem insiste sur la nécessité de former davantage les médecins de 1ereligne (ceux des dispensaires) pour un dépistage précoce de la maladie mentale. «Il y a un programme national de santé mentale,  mais  en théorie uniquement, car cela fait vingt ans qu’il en est au même point», nous dit-elle.

La sectorisation prévue au départ, qui consiste à rattacher chaque gouvernorat à un service universitaire de psychiatrie pour rapprocher les soins du citoyen et améliorer la prise en charge de la population, n’a pas été faite.  La majorité des malades de santé mentale de  Tunisie consulte à l’hôpital Errazi puisqu’il n’y a pas de psychiatre public dans beaucoup de régions. Ben Arous, Zaghouan, Bizerte, des gouvernorats très proches de Tunis, n’ont pas de psychiatre à l’hôpital. Selon  le ministère de la Santé (projet de stratégie nationale de la santé mentale en Tunisie), «La couverture en termes de médecins spécialistes est de  1,7 psychiatres pour 100.000 habitants, et l’OMS recommande de 2,5 à 10 psychiatres pour 100.000 habitants.»

 

Pour une stratégie nationale de la santé mentale en Tunisie

Même si pour le moment la santé mentale n’est pas la préoccupation majeure de nos gouvernants, les spécialistes de la santé mentale, les médecins psychiatres en Tunisie, la société de psychiatrie, eux sont préoccupés et ils ne nous laisseront pas tomber. Pour preuve, ce projet pour une stratégie nationale de la santé mentale en Tunisie.

De son côté, l’OMS prépare une stratégie mondiale de prise en charge de la dépression.  On a vu circuler  sur les réseaux sociaux une carte du monde avec des zones colorées en rouge, d’autres en orange ou en jaune, selon le taux de dépressifs dans les régions. On  l’attribue à l’OMS, mais elle n’existe  pas sur le site officiel  de l’Organisation mondiale de la santé. Sur celle-ci, c’est  toute la région de l’Afrique du Nord qui est colorée en rouge, la Tunisie, l’Algérie, la Libye, le Maroc, la Mauritanie. Ce qui est sûr, c’est que l’OMS n’a jamais établi un gradient des pays dépressifs.

Par Samira Rekik

 

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