Ayant sensibilisé en vain les gouvernements successifs depuis 30 mois quant à la dégradation progressive, mais ininterrompue, de la situation économique et sociale du pays, la Centrale patronale a décidé de porter le débat sur la place publique et de prendre à témoin les différents partis politiques, la société civile ainsi que les organisations nationales dans le cadre d’un dialogue national le 11 mai à Tunis.
Plus que cela, l’UTICA a décidé de hausser le ton et de mettre face à leurs responsabilités et en leur présence, le président de la République, le président de l’ANC et le chef du gouvernement pour ce qui est de la persistance de la crise.
Pour la première fois, l’UTICA change de stratégie et fait des reproches en direct aux pouvoirs législatif et exécutif, pour ce qui est de l’impact négatif de l’insécurité, du terrorisme, de l’instabilité politique, des perturbations sociales sur le climat de l’investissement, sur le bon fonctionnement des entreprises et sur le processus de création d’emplois.
L’incapacité du gouvernement à maîtriser l’inflation, à circonscrire le commerce parallèle et à mettre fin aux contrebandes en tous genres, exaspère les chefs d’entreprises qui ont lancé un cri d’alarme, car la situation a atteint la cote d’alerte. Réalités a assisté aux débats.
L’UTICA exige “la liberté de travail”
Mme Wided Bouchamaoui, présidente de l’UTICA a prononcé le discours inaugural du dialogue national relatif à la relance de l’économie, au cours duquel elle a durci le ton vis-à-vis des trois présidents qui assistaient à la tribune devant une salle remplie aux trois quarts de chefs d’entreprises et de responsables élus des structures régionales et sectorielles de l’UTICA.
Visiblement tendue, la présidente de l’UTICA avait remarquablement préparé son texte qui était truffé de symptômes de la crise économique, de défense des chefs d’entreprise, de reproches vis-à-vis des politiques, de réflexions sur l’action du gouvernement et de propositions concrètes pour sortir de l’impasse et relancer l’économie.
Sans aller jusqu’aux menaces, Mme Bouchamaoui n’a pas manqué de citer les multiples risques et les éventualités dramatiques qui attendent le pays dans le cas où les pouvoirs publics n’arriveraient pas à maîtriser les problèmes sécuritaires et à mettre fin aux perturbations sociales et à améliorer le climat de l’investissement.
La présidente de l’UTICA a entamé son intervention en constatant la dégradation des indicateurs économiques, l’absence de préoccupations économiques dans le discours politique et au gouvernement et à l’ANC. L’UTICA pense que c’est la dernière chance pour les politiques de sauver la situation économique du pays en adaptant un plan de redressement et en engageant des réformes des structures économiques.
La présidente de l’UTICA a exprimé son étonnement en constatant qu’aucune des revendications révolutionnaires n’avait été réalisée par le gouvernement. Quant aux chefs d’entreprises interdits de voyage, ils doivent passer en justice ou être libérés. Elle recommande de revoir les priorités du gouvernement et de remettre l’économie au premier rang des préoccupations.
Son affirmation a sonné comme un slogan longuement applaudi par l’assistance “pas de démocratie sans une économie prospère.”
Mme Bouchamaoui a de plus dénoncé le développement de la contrebande à travers les frontières du pays, le trafic d’armes et de drogue, elle a suggéré l’intégration de l’économie parallèle dans l’économie réelle et a affirmé que l’extension du commerce parallèle menace de faillite des centaines d’entreprises.
La présidente de l’UTICA, après avoir souligné la gravité du terrorisme qui frappe le pays, a demandé au gouvernement de déployer rapidement tous les efforts pour maîtriser la violence et l’insécurité car il s’agit “d’une question de vie ou de mort.”
“Le gouvernement doit mettre fin aux perturbations sociales qui empêchent les entreprises économiques de fonctionner normalement et garantir la liberté de travailler pour ceux qui veulent travailler.”
L’oratrice a insisté sur la nécessité d’un agenda politique précis pour la relance de l’investissement. Elle a dénoncé la campagne qui cherche à diaboliser les hommes d’affaires qui jouent un rôle positif dans la construction de l’État. “Ils créent la valeur ajoutée et font la prospérité et doivent être réhabilités. Ils ont veillé à approvisionner la population durant les moments les plus difficiles de la Révolution et méritent respect et considération. Les hommes politiques doivent prendre la décision de relancer l’économie du pays.»
“Le terrorisme ne passera pas”
Dans son allocution, Moncef Marzouki, président de la République provisoire, a confirmé le besoin de stabilité politique et sociale pour impulser l’investissement. Il a affirmé que nous sommes sur le bon chemin : la Constitution sera bientôt adoptée, les institutions de régulation sont en cours de mise en place et les élections auront lieu avant la fin de l’année.
“Le terrorisme ne passera pas et il n’y a pas de place dans notre pays pour les prétendues Imarates”. Continuant sur sa lancée M. Marzouki a ajouté que nous n’avons pas besoin de prêcheurs venus d’Orient pour nous enseigner l’Islam, nous avons nos propres imams de la grande mosquée Zitouna.
Il y a lieu de réhabiliter policiers, journalistes, politiciens et hommes d’affaires, car la proportion de corrompus est infime.
La valeur travail doit être également réhabilitée, mais les chefs d’entreprises doivent payer la fiscalité et respecter les travailleurs.
“L’entreprise doit être citoyenne”
Au cours de son intervention Mustapha Ben Jaafar, président de l’ANC, a promis l’adoption de la Constitution de façon consensuelle par la majorité des deux tiers de l’ANC fin juin 2013. Une Constitution qui confirme le caractère civil de l’État et des institutions. Si l’État doit conserver la gestion des secteurs stratégiques, a-t-il ajouté, ce sont les investisseurs privés qui doivent créer les emplois et ont le droit de travailler dans un cadre sécurisé. Il a proposé la levée de l’interdiction de voyager pour les hommes d’affaires dans le cadre de la loi et d’une réconciliation nationale. Il faut accélérer les procédures judiciaires et rassurer les investisseurs qui ont fait preuve de comportements patriotiques.
L’entreprise tunisienne doit être citoyenne et chaque partenaire doit y trouver son compte. Le président de l’ANC a annoncé, à la fin de son discours, que l’accord commercial préférentiel conclu entre la Tunisie et l’Algérie, qui permet d’échanger les produits fabriqués dans les deux pays sans paiement de droits et taxes, sera promulgué prochainement avec l’entrée en application des textes.
Ne pas politiser l’appareil de production
De son côté M. Ali Larayedh, chef du gouvernement, a affirmé dans son intervention que l’agenda politique est devenu plus clair et que la construction de la démocratie progresse vers la création des institutions de régulation : justice, presse, élections.
Nous sommes en passe de réussir la transition démocratique, le pays s’achemine vers la stabilisation et les problèmes ne peuvent être résolus que par le dialogue. “Notre société est structurée grâce aux organisations UTICA et UGTT qui doivent négocier entre elles et ne pas se tourner toujours vers le pouvoir”. “Notre but est de lever les obstacles à la croissance, pour cela il ne faut pas politiser l’appareil de production”, a encore ajouté le chef du gouvernement.
Il y a une complémentarité des rôles à jouer dans le cadre de l’union nationale qui fait la force de notre pays. Le gouvernement s’applique actuellement à lutter contre le terrorisme.
M. Larayedh a affirmé que la solution relative à la liberté de voyager pour les hommes d’affaires compromis dans des affaires de corruption est à trouver dans le cadre de la justice.
Une large consultation sera lancée sur la réforme fiscale dans le sens de l’égalité fiscale.
Pour un nouveau schéma de développement
M. Houcine Abassi, secrétaire général de l’UGTT a affirmé que les problématiques socioéconomiques de notre pays sont les suivantes : chômage en hausse, inflation effrénée et spéculation tous azimuts, pauvreté croissante dans les régions, violence et terrorisme. Le tissu économique est menacé et les augmentations de salaires ont été absorbées par la hausse du coût de la vie. Le gouvernement laisse faire alors qu’il devrait intervenir de façon vigoureuse. Deux ans après, rien n’a été fait en matière de développement régional, la pauvreté a gagné 35% de la population.
Les mouvements de grèves ont régressé, mais les entreprises en difficulté devraient faire l’objet de mesures de sauvetage. Nous avons besoin d’un nouveau schéma de développement. Notre pays a besoin de transparence pour accéder à l’information économique et les travailleurs ont droit à la protection de leurs droits.
Réhabiliter la culture du travail
M. Radhi Meddeb, pdg de Comete Ingeneering, a procédé à un diagnostic de la situation économique dans le pays avant de proposer une série de mesures à court terme et d’autres à moyen et long termes pour sortir de la crise actuelle.
Pour le diagnostic, la croissance en 2012 a été de 3,6%, elle est donc fragile et insuffisance. Elle est due à l’amélioration des performances des secteurs du tourisme et des phosphates et aux augmentations salariales suite à la récession de 1,9% enregistrée en 2011.
La création de 50.000 emplois est due surtout aux recrutements de l’Administration et non au secteur privé productif.
Il y a également accumulation des déficits, le déficit commercial atteint 13% du PIB.
L’endettement souverain est passé de 44% du PIB à 47%. Le déficit du budget de l’État est passé de 5 à 7%.
L’épargne nationale, qui était de 21% en 2010, est passée à 16,5% en 2011 et 15% en 2012.
L’inflation est de 6,5% et a engendré une course poursuite, une spirale pernicieuse entre les salaires et les prix. Elle décourage les investisseurs vis-à-vis de la région. La notation souveraine du pays a connu deux dégradations successives depuis le déclenchement de la Révolution. Le tourisme, après avoir connu une amélioration de l’ordre de 30% en 2012 par rapport à 2011, a enregistré une régression de l’ordre de 50% et connaît une légère baisse en 2013.
Les industries textile et électromécanique connaissent des difficultés à l’export en relation avec la crise que connaît l’UE.
Le secteur bancaire connaît une crise aiguë par manque de fonds propres et suite à la croissance des créances douteuses. Selon M. Meddeb, les banques publiques ont besoin de 2 milliards de dinars pour assainir leurs bilans et se refaire une santé financière.
Elles doivent fonder leur gouvernance sur la maîtrise des risques et non sur les garanties ou la complaisance.
Le marché libyen recèle de grandes opportunités non seulement pour l’emploi, mais également pour l’entrepreneuriat tunisien. Il faut dire qu’un million de Turcs sont présents et actifs en Libye et entreprennent dans tous les secteurs d’activités.
Une seule plage d’optimisme : plus de 100 jours d’importations pour nos réserves en devises, ce qui nous met hors de la zone de faillite potentielle du pays grâce d’ailleurs à la persistance de notre crédibilité et aux crédits extérieurs.
Solutions prioritaires
M. Radhi Meddeb insiste sur le rôle fondamental de l’entreprise économique comme instrument de création des richesses, afin de lui permettre de fonctionner dans des conditions normales avant de penser à la clef de répartition de ces richesses.
L’expert économique recommande le respect strict des engagements pris par l’État en matière de réformes des structures vis-à-vis des partenaires bilatéraux, car il semble qu’il y a un manque d’empressement. L’État doit donner des signaux forts en réalisant de grands projets de développement.
Pour un nouveau schéma de développement
Parmi les solutions à moyen et long termes, selon M. Meddeb, il est fondamental que l’économie tunisienne retrouve sa compétitivité à l’échelle internationale pour continuer à exporter. Notre pays a produit de la croissance avant le 14 janvier, mais il n’a pas connu de stratégie de développement pour l’ensemble du pays. C’est pourquoi, après la Révolution, nous devons nous mettre d’accord sur un nouveau schéma de développement pour notre pays. Ce modèle doit prendre en considération la valeur ajoutée, l’innovation, le développement durable avec la réalisation de réformes structurelles.
Le pdg de Comete Ingeneering pense que des milliers de jeunes diplômés de l’enseignement supérieur devraient bénéficier de la part de l’État de programmes de formation afin d’améliorer leur employabilité et d’être ainsi insérés dans le marché de l’emploi.
Assurer la stabilité de l’État
M. Ahmed El Karam, président du directoire d’Amen bank, a affirmé que nous devons changer de modèle de développement et engager plusieurs batailles. Lutter contre la pauvreté et le chômage dans les régions avec un programme exceptionnel de travaux et de création d’emplois.
L’État doit réaliser de grands projets d’investissement et mener des travaux relatifs aux infrastructures.
Un vaste programme de logement social doit être lancé et réalisé par des entreprises tunisiennes.
Il faut également multiplier les institutions financières de microcrédit et de capital risque pour financer les petites entreprises.
La stabilité de l’État doit être assurée à travers un budget équilibré et les dépenses de consommation ne doivent pas prendre le dessus sur les projets d’investissement, c’est pourquoi il faudrait trouver des solutions au problème de la compensation.
Celui-ci est dominé par le poids de l’énergie d’une part et les produits agroalimentaires d’autre part.
Pour le pétrole, M. El Karm propose de repenser le dossier du gaz de schiste et de reprendre le projet de centrale nucléaire, d’intensifier la prospection du pétrole et d’accélérer les projets d’énergie solaire.
Pour la production agricole, il faudrait intensifier l’exploitation des terres domaniales et trouver une solution aux terres collectives. Nous devons mieux exploiter les périmètres irrigués et investir de façon massive dans la production agricole.
Relever 3 défis
Selon M. Ahmed El Karam, ces défis sont les suivants : exportation, économie du savoir et système bancaire.
D’après l’approche du président du directoire d’Amen bank, notre pays doit se préparer à orienter ses exportations vers de nouveaux marchés, comme la Chine qui devient un des premiers pays importateurs. La classe moyenne compte 475 millions de consommateurs alors que l’Afrique subsaharienne comptera bientôt 1 milliard d’habitants, dont 330 millions de citadins avec une multitude de besoins de consommation.
Notre pays doit donner la priorité à l’économie du savoir et orienter ses jeunes vers l’apprentissage de la technologie et des langues. Nous devons investir dans l’exportation sur place des services comme la santé (cliniques privées, thalassothérapie…)l’enseignement supérieur privé… Nous devons renforcer les fonds propres et assainir les bilans de nos banques afin d’avoir des institutions financières solides, capables de financer de grands projets de développement et d’aider les entreprises à faire face aux difficultés.
Notre pays dispose, selon M. El Karam, de plusieurs atouts et d’un “matelas” de potentialités, dont la volonté, le savoir-faire et l’intention des chefs d’entreprises de retrouver le chemin de l’investissement. Il est évident que cela se fera une fois que les pouvoirs publics auront réalisé les conditions de sécurité et de stabilité nécessaires.
Un programme d’urgence
Selon M. Hichem Elloumi, premier vice-président de l’UTICA, le programme de sauvetage de l’économie tunisienne serait composé des différents volets suivants.
Rétablir la confiance chez les investisseurs et chez les donneurs d’ordre et clients extérieurs de la Tunisie, afin de préserver notre potentiel export.
Assurer la régulation des approvisionnements du pays en matières premières et des exportations de nos produits à l’étranger afin de ne pas perdre les marchés conquis à l’étranger. Construire une image positive de l’économie tunisienne à l’étranger afin d’attirer les investissements extérieurs, veiller sur la concertation entre pouvoirs publics et les organisations professionnelles avant la prise de décisions pour ne pas commettre d’erreurs.
Les services publics doivent renouer avec la qualité des prestations de service d’avant la Révolution.
Rassurer l’Administration et l’inciter à reprendre son rôle dans la prise d’initiatives et la gestion des projets de développement.
Avoir une visibilité claire pour ce qui est de la sécurité et de la stabilité sociale et économique dans le pays.
Légiférer selon le système des ordonnances : décrets-lois, car on ne peut attendre des mois que l’ANC achève l’adoption de la Constitution pour s’occuper des 70 projets de loi en instance. Avoir un discours économique responsable c’est-à-dire reconnaître la situation telle qu’elle est, parler le langage de la vérité et prendre les décisions allant dans le bon sens.
Ridha Lahmar
Un débat passionné
Plusieurs chefs d’entreprises sont intervenus lors du débat, qui a été très animé avec des orateurs exaspérés sinon passionnés, dans une atmosphère tendue, toujours en présence du Mustapha Ben Jaafar et Ali Larayedh qui ont prêté des oreilles attentives à tous les intervenants.
Nous avons retenu les interventions de Hamadi Kooli, exportateur et membre du Bureau exécutif et Salem Nabgha, président de la Fédération du transport. H. Kooli, après avoir exposé les multiples difficultés dont souffrent des centaines d’entreprises privées dans les régions, a proposé la création d’une cellule de suivi entre gouvernement et UTICA pour faire un inventaire des problèmes et leur trouver des solutions.
De son côté, Salem Nabgha, pdg d’une société de transport international, a parlé du projet de création d’une zone d’activités logistiques et du port sec de Radès avec des capitaux privés pour résoudre les problèmes structurels du port. Ce projet n’a pas reçu de réponse de la part de la tutelle alors qu’il s’agit d’un projet créateur de 800 emplois pour un investissement de 190 MD.
Des risques majeurs
Selon M. Radhi Meddeb, si la situation actuelle se prolonge, insécurité, lenteur de la transition et troubles sociaux, notre pays court plusieurs risques majeurs, lourds de conséquences durables pour notre pays.
Tout d’abord l’intensification de l’émigration des cerveaux vers des pays plus stables et plus sécurisés, mais aussi plus accueillants sur le plan de l’emploi.
Les investisseurs étrangers, non seulement ne viendront plus, mais ceux qui sont là partiront les uns après les autres vers des sites plus stables. Notre pays sera marginalisé sur le plan économique et la fracture sociale sera plus profonde.
Nous avons besoin d’un plan d’action pour le redressement du pays, avec des stratégies sectorielles claires pour remonter la pente.