La morosité de la croissance tunisienne peut paraître, à première vue, comme un problème d’efficacité économique. La vérité est qu’elle est une pure question de confiance et donc d’éthique économique. D’une part, les problèmes sécuritaires et le redressement de la croissance sont des impératifs catégoriques qui doivent mobiliser les citoyens et leurs représentants. D’autre part, les moyens de parvenir à cet objectif sont eux-mêmes éthiques ou, pour le dire autrement, la crise économique tunisienne est une crise de confiance par excellence. Et ce n’est pas en décrétant l’état d’urgence qu’on pourrait résoudre ce problème.
Plusieurs raisons autorisent ce jugement de valeur sur la situation de notre pays. Tout d’abord, les différents gouvernements qui se sont succédé après la révolution n’ont pas accordé l’importance nécessaire aux vrais défis de la révolution. L’élite politique tunisienne avait une vision très étroite des vrais enjeux. Les différents gouvernements se sont limités à la transition démocratique alors que les défis de développement régional, de chômage, de pauvreté sont relégués au second rang. On ignore souvent qu’une démocratie dans un pays pauvre n’a que de faibles chances de réussir. Il va sans dire que l’optimisme de janvier 2011 s’est rapidement transformé en un pessimisme préoccupant dont la difficulté de gestion ne cesse de croître.
Ensuite, le fait que la Tunisie soit l’un des pays où la productivité du travail est assez faible souligne l’existence d’un écart préoccupant entre l’aspiration d’un peuple à s’enrichir et son refus de faire l’effort personnel pour le faire. Ceci pourrait laisser penser à une économie de rentier. Enfin, le fait que la Tunisie ait des difficultés à attirer le capital peut laisser penser que notre pays est devenu imprévoyant et peu accueillant.
En somme, c’est beaucoup plus d’une réforme intellectuelle et morale que d’une réforme économique que notre pays a besoin. La seconde sans la première n’a aucun avenir comme l’enseigne l’expérience internationale, tandis que la première mène directement à la seconde dont elle-même est la condition du succès.
Quelles sont les principales directions de cette réforme éthique ou de ce choc de confiance qui permettra d’ouvrir la voie à la réforme économique ? La littérature dans ce domaine propose trois directions : il nous faut tout d’abord faire un effort de lucidité sur nous-mêmes et sur notre avenir ; il nous faut ensuite faire un effort de réconciliation; il nous faut enfin replacer l’effort lui-même et le travail au cœur de nos projets personnels et sociétaux.
Etrangement, nous avons tendance à masquer nos problèmes économiques et sociaux. La qualité de l’enseignement décline-t-elle ? Les fonctionnaires ont-ils tendance à se rebeller contre l’autorité politique ? Les régions de l’intérieur sont-elles condamnées au sous-développement ? La jeunesse tunisienne doit-elle vivre avec un chômage élevé ? Le problème des retraites menace-t-il la pérennité de la protection sociale ? La corruption est-elle devenue un comportement de société ? Nous avons donc, plus que jamais, besoin d’un effort de lucidité important à réaliser, et cela dans tous les domaines de la vie économique et sociale.
Pour cela, il faudrait créer une instance indépendante pour évaluer tous les services publics, qui s’efforcerait de mettre en place des critères d’efficacité, de les mesurer et d’évaluer sur ces bases le degré de satisfaction des objectifs fixés ainsi que les raisons éventuelles de leur non-satisfaction. Afin d’inciter les entreprises à réaliser les ajustements et les conversions nécessaires tant qu’il est encore temps. Il serait également souhaitable que les partenaires sociaux et l’Etat discutent aussi en amont que possible des mutations à venir et des conditions optimales dans lesquelles elles peuvent intervenir. Il y a lieu de promouvoir une culture de dialogue permettant de prévenir les crises, de les gérer si elles éclatent par l’établissement de référentiels socio-économico-moraux et d’intérêt général. Les processus doivent aboutir à des situations gagnant-gagnant.
Un système d’information défaillant
Parallèlement, les conditions de transparence et d’équilibre nécessaires au bon fonctionnement du marché devraient être améliorées grâce au développement d’un système d’information fiable et robuste. Il faut reconnaitre que notre système d’information est défaillant voire même inexistant.
Deuxième direction de la réforme : un effort de réconciliation. Aujourd’hui, la Tunisie est une société complètement désintégrée. Les hommes d’affaires sont accusés de corruption, les islamistes sont accusés de terrorisme, la population du Sud est accusée des troubles sociaux etc. Malheureusement, et si rien ne change rapidement, la société tunisienne continuera à souffrir d’une vulnérabilité inquiétante et tous les scénarios sont possibles.
Pour contrer cette évolution, il faut un discours de vérité et un débat public transparent autour des différents problèmes qui guettent notre pays. Mais surtout il faut mener un réel combat contre la corruption, le clientélisme et le népotisme qui ne cessent d’asphyxier l’ensemble de l’économie.
Troisième direction : la valorisation du travail. Il est temps de redonner à la valeur travail toute son importance dans sa dimension économique, sociale et culturelle. Il faut encourager l’émergence d’une culture de responsabilité et la faire vivre. Les autorités doivent aussi attirer les talents et les retenir en offrant aux fonctionnaires qui peuvent sensiblement améliorer les performances du secteur public de meilleurs salaires, des promotions ainsi que la possibilité d’être reconnus. La qualité du personnel se paie et des efforts sont à apporter dans trois directions pour l’améliorer :
Premièrement, il faut réviser le système de rémunération basé actuellement sur une égalité excessive au point de devenir injuste dans la mesure où il n’existe aucun moyen de motivation pour l’effort et les compétences. Il faut inventer un système qui stimule la concurrence.
Améliorer la qualité des ressources humaines
On pourrait par exemple utiliser la partie variable des salaires (les primes de rendement) qui est liée aux résultats réalisés par l’employé et donner plus d’importance à la compétence et aux capacités professionnelles dans l’évolution des carrières et en finir avec le système d’ancienneté. De même, il faut que les négociations salariales se fassent au sein de l’entreprise pour tenir compte de ses spécificités.
Deuxièmement, il faut améliorer la qualité des ressources humaines pour les adapter aux besoins futurs du pays tout en stimulant l’innovation et le développement technologique. Il est important d’établir des programmes de recherche et d’innovation et d’acquisition de la technologie nécessaire aux stratégies industrielles. Le secteur privé ne doit en aucun cas être évincé. Dans les pays à forte croissance, la protection de l’emploi passe par la protection de l’éducation qui permet d’acquérir plus facilement de nouvelles compétences. Elle aide les diplômés à trouver plus facilement un travail et contribue, de la sorte, à relever le défi de la croissance notamment dans sa dimension qualitative. De telles dispositions sont à la fois éthiques et pratiques et sans ce genre de protection, l’adhésion populaire à une stratégie de croissance peut s’effriter rapidement.
Troisièmement, il faut réviser le code du travail pour le rendre plus flexible et l’adapter à la situation du chômage. Il faut redonner de la souplesse aux entreprises de façon à ce que ces dernières puissent s’ajuster en fonction de la conjoncture. L’idée est de protéger l’emploi et non le salarié. Les expériences allemande et espagnole ont montré que la flexibilité du travail pouvait faire chuter le taux de chômage de plusieurs points.