Scène politique tunisienne: Une effervescence improductive

« C’est une scène « primitive » appelée à évoluer », c’est ainsi que le professeur de droit constitutionnel Ghazi Ghrairi résume les caractéristiques de la scène politique tunisienne actuelle. En effet, et depuis 2011, des formations politiques sont montées en puissance et d’autres se sont éteintes, ou presque. Les élections législatives et présidentielle, tenues en novembre et décembre 2014 ont encore une fois bouleversé la scène politique tunisienne. Aujourd’hui, elle est en effervescence ; des personnalités refont leur entrée, d’autres reforment leurs alliances, certaines forces, quant à elles, se retrouvent face à l’obligation de résoudre leurs problèmes internes…

« Il est évident que l’exercice successif des trois dernières élections a abouti à un résultat « darwinien ». On assiste à la naissance d’une nouvelle scène politique.

Certaines figures, formes d’actions et formations politiques ont été appelées à disparaitre. Cette nouvelle scène compte, par ailleurs, d’anciennes figures et formations politiques. La nouveauté réside dans les nouveaux rapports de force issus des élections », relève Ghazi Ghrairi.

Deux constats expliquent ces changements. Le premier est le positionnement des partis. En l’espace de deux ans, des partis nouvellement créés, comme Nidaa Tounes ou encore l’Union patriotique libre (UPL) et Afek qui ont réussi à constituer une base électorale assez importante, ont accédé au pouvoir. D’autres partis, anciens, comme Al Joumhouri (ex-PDP), ont été recalés, ruminent encore leur cuisante défaite électorale. Deux autres partis ayant exercé le pouvoir au sein de la Troïka, Ettakatol et le CPR plus précisément ont perdu presque l’ensemble de leur électorat.

Le deuxième constat concerne les  nouvelles alliances. Principal opposant d’Ennahdha alors au pouvoir, puis son concurrent le plus redoutable durant les élections, Nidaa ne s’offusque pas de s’allier au parti islamiste en lui offrant des portefeuilles au sein du gouvernement dont un ministériel. La scène politique tunisienne a nué de la crainte d’une bipolarisation Nidaa-Ennahdha, en une alliance gouvernementale quadripartite. En dehors de cette sphère du pouvoir partagé, Ettakatol cherche à se repositionner en s’alliant à un certain nombre de ses anciens opposants les plus féroces à l’exemple du mouvement Echaab, de l’Alliance démocratique et d’Al Joumhouri pour former un nouveau front politique centriste.

Dans ce changement postélectoral, les anciens alliés de la Troïka se sont détournés les uns des autres. Le CPR s’est démarqué totalement d’Ettakattol et ose même s’attaquer à Ennahdha. Certains partis du front du refus se sont éloignés de leurs anciens alliés de ce même front. Hamadi Jebali, qui refait surface, ne s’est pas empêché de critiquer « la façon de faire du Mouvement du peuple des citoyens » de Marzouki réfutant toute probabilité de le rejoindre.

Autre constat, et non des moindres, certaines personnalités, ayant annoncé s’être séparées de leurs partis, n’en gardent pas moins des liens étroits avec leur formation mère. Ainsi, l’ancien Secrétaire général d’Ennahdha, Hamadi Jebali qui fait aujourd’hui cavalier seul déclare conserver des relations étroites avec le président du parti islamiste, Rached Ghannouchi et avoir des échanges de vues avec certains des dirigeants d’Ennahdha. Compte-t-il sur leur probable soutien aux prochaines élections au cas où, comme cela fut le cas lors des dernières élections, Ennahdha ne présenterait pas de candidat à la prochaine présidentielle ? Affaire à suivre.

D’un autre côté, le porte-parole du parti Al Joumhouri, un des membres du nouveau Front démocrate socialiste naissant, Issam Chebbi a souligné le caractère civil du mouvement lancé par Hamadi Jebali, déclarant qu’il était voué à la défense des Droits de l’Homme et dénué d’ambition politique. Un rapprochement serait-il souhaité, ou un éventuel soutien espéré ? Venant d’un dirigeant d’Al Joumhouri cela n’étonne point puisque ce parti, après avoir été dans un premier temps l’opposant du parti islamiste Ennahdha, a partagé certaines positions avec ce dernier. Les dirigeants d’Al Joumhouri semblent s’inscrire dans la continuité de leurs contradictions.

Néanmoins, ces changements structurels et stratégiques sont la résultante d’une lecture des failles des uns et des défaites des autres? Ghazi Ghrari souligne que « La classe politique doit tirer des leçons, et avoir « une décence démocratique ». L’une des leçons est qu’il existe très peu d’électorat sédentaire, figé. Les Tunisiens votent au grès de certains facteurs. »

La leçon a-t-elle été réellement tirée ? Rien de très sûr si ce n’est la déclaration du Secrétaire général de l’Alliance démocratique, Mohamed Al Hamdi, à la naissance du Front social-démocrate affirmant qu’«une leçon a été tirée des résultats des élections. Eparpillés, nos partis ont eu un faible taux de vote, or, on aurait pu être la troisième force sur la scène politique. Aujourd’hui, il y a l’alliance d’un quartet qui jouit de la majorité face à une opposition faible qui ne peut rien apporter en cas d’échec des stratégies politiques adoptées et il est fort probable qu’elles se soldent par un échec».

Les changements s’opérant aujourd’hui sur la scène politique reflètent-ils une rupture avec les choix politiques et le fonctionnement connus depuis 2011? Il semblerait que cela ne soit pas le cas, ni au sein du pouvoir, ni au niveau de l’opposition. Ghazi Ghrairi souligne que  « cette nouvelle structure du paysage politique ne peut  emmener aucune nouvelle politique ? Jusque-là, on ne voit pas les ingrédients d’une rupture pragmatique et on n’entend pas un discours politique d’un nouveau genre. On se limite encore aux discours concentrés sur les personnes plutôt que sur les programmes ».

De réels changements ?

Le doute est permis, rien qu’à entendre l’ex-président provisoire de la République. Sa dernière déclaration en date laisse perplexe surtout qu’elle est adressée au peuple tunisien à partir d’un pays étranger. L’ancien président Moncef Marzouki, depuis Doha il y a quelques jours, a fustigé tous ses adversaires politiques allant jusqu’à insulter ceux parmi les Tunisiens qui n’ont pas voté pour lui ou l’ont fait en faveur de son adversaire. Fondateur du « Harak Chaab Mouwatinoun » (Mouvement du peuple des citoyens), Moncef Marzouki ne semble pas avoir rompu avec ses discours hostiles et haineux qu’il développait quand il était au pouvoir ou durant sa campagne électorale, à l’égard de ses opposants. Son discours reste marqué par la négation et la haine qu’il porte aux personnes. Le candidat malheureux à la dernière présidentielle n’a tiré aucune leçon de sa défaite continuant à croire en ses chances et espérer des jours meilleurs. Et il n’est pas le seul à s’inscrire dans le négativisme. Tous ses « camarades » cépéristes, rejetés par les électeurs tunisiens sont passés maîtres dans l’art du dénigrement de tous ceux qui sont, aujourd’hui, à la tête de l’Etat en particulier le président de la République, client privilégié des Mansar, Daimi et autre Badi pour ne citer que ceux-là.

Alors que le pays est dans une mauvaise passe économique et sociale, les politiques semblent être à côté de la plaque et se désintéressent totalement des problèmes qui secouent la société tunisienne. Aucun programme, aucune solution ne sont proposés. Les mêmes discours et le même reniement de l’autre. Le reniement de tout ce qui vient de l’autre même si c’est bénéfique. On se contente de dénoncer, condamner, à publier des communiqués incendiaires, on s’inscrit dans la surenchère et le mercantilisme politique.

Loin est, aujourd’hui, l’union sacrée mobilisatrice qui a fait tomber les gouvernements de la Troïka. Les intérêts partisans ont pris le pas sur l’intérêt du pays. Tout ce qui est entrepris par les forces politiques n’a pour objectif que la prise du pouvoir.

La création probable du Front social démocrate, une coalition invraisemblable que rien ne réunit, sauf leur échec aux dernières élections, la tentative de retour sur scène de Hamadi Jebali, alors que le pays a vécu ses premières crises politique et sécuritaire sous sa gouvernance et qui plus est a  été marquée par un effondrement économique et l’assassinat de Chokri Belaid, s’inscrivent dans cette logique dénuée, a priori, de toute responsabilité politique ou d’une quelconque remise en question.

Aujourd’hui, le paysage politique connait, certes, un bouillonnement sans précédent. Avec ces personnalités qui  refont leur entrée pour se créer une nouvelle notoriété, ou ceux qui reconstituent des alliances contre nature pour gagner en poids…électoral et ces formations politiques confrontées à des dissensions inextricables et qui sont amenées à faire face à l’obligation de résoudre leurs problèmes internes…l’on ne peut qu’être sceptique quant à un changement dans la pratique politique.

Ghazi Ghrairi prend à témoin un exemple assez expressif pour résumer une certaine forme d’inconscience de la classe politique actuelle, « personne ne pouvait prévoir qu’Al Aridha Chaabia, deuxième force politique lors des élections du 23 octobre 2011, ne décrocherait aucun siège lors élections de 2014 », et de souligner l’imprévisibilité de la scène politique tunisienne…

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