Scrutin présidentiel : Un électorat vieillissant face à une jeunesse en retrait

L’élection présidentielle tant attendue du 6 octobre 2024 s’est enfin déroulée, confirmant sans surprise la réélection du Président sortant, Kaïs Saïed, pour un second mandat de cinq ans avec un écrasant 90,69% des suffrages exprimés. Ses rivaux, Ayachi Zammel (7,35%) et Zouhaïer Maghzaoui (1,97%), sont positionnés loin derrière, mettant ainsi en valeur l’ampleur de sa popularité. Cependant, au-delà des résultats qui témoignent de cet écart considérable en termes de popularité, les chiffres révélés par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) dévoilent bien d’autres aspects du scrutin.

Avec un taux de participation historiquement bas, un déséquilibre persistant entre la participation des hommes et celle des femmes, une abstention massive chez les jeunes, et une désaffection marquée de la diaspora, ces données méritent une lecture approfondie des dynamiques du corps électoral en Tunisie.

Un taux de participation en chute libre
Cette élection qui intervient pour la première fois depuis 10 ans dans des conditions ordinaires et cinq ans après l’élection présidentielle anticipée organisée en 2019 au lendemain du décès du défunt Président Béji Caïd Essebsi, s’inscrit dans une continuité préoccupante quant à l’engagement de la population, toutes catégories confondues.
Le premier élément marquant de cette élection est sans aucun doute la baisse vertigineuse du taux de participation au scrutin. Bien que le nombre d’inscrits sur les listes électorales ait augmenté, passant de 7 074 566 en 2019 à 9 753 217 en 2024, la mobilisation massive des citoyens fait défaut. Seulement 2.808.548 électeurs se sont déplacés aux urnes le jour du scrutin comme l’a bien confirmé l’Instance supérieure indépendante pour les élections lors d’une conférence de presse organisée au lendemain des élections. Ce désengagement apparent, marqué par un taux de participation total de 28,8% est donc l’un des chiffres clés qui méritent une attention particulière. Pour bien comprendre l’évolution du taux de participation électorale, il est important de s’inscrire dans une logique historique et de passer en revue les chiffres clés des élections précédentes, du moins celles organisées après la révolution de 2011. En 2014, lors de la première élection présidentielle post-révolution, le taux de participation était de 62,91% au premier tour. Ce chiffre avait déjà chuté lors de l’élection présidentielle anticipée de 2019, avec un taux de 49% au premier tour. La baisse à 28,8% en 2024 montre donc une tendance inquiétante d’un retrait progressif d’une bonne partie de la population face au devoir électoral.
Cette baisse significative et progressive du taux de participation au processus électoral est sans doute le résultat d’une série de facteurs décourageants. D’une part, la dégradation de la situation économique et sociale du pays semble avoir amplifié le désenchantement des Tunisiens à l’égard de la classe politique. L’inflation galopante, la chute libre du pouvoir d’achat et le taux de chômage élevé ont renforcé le sentiment que les élections n’apportent pas de véritables solutions aux problèmes quotidiens des citoyens.

 Une offre politique limitée : un frein à l’engagement
D’autre part, le paysage même de l’élection présidentielle de 2024, avec seulement trois candidats, aurait joué un rôle important dans ce sens. En effet, ce manque de diversité politique a probablement contribué à réduire l’intérêt pour la campagne et a limité l’éventail des choix disponibles pour les électeurs.
Contrairement à 2019, où 26 candidats représentaient un large éventail de choix politiques, l’élection de 2024 n’a vu que trois candidats, à savoir le Président de la République sortant, Kaïs Saïed, Ayachi Zammel détenu en prison dès confirmation de sa candidature pour une présumée affaire de falsification de parrainages et Zouhaïer Maghzaoui, secrétaire général du mouvement Echaâb. Le nombre relativement limité des candidats dont les 2/3 ont une notoriété relativement modeste parmi une bonne partie du corps électoral, n’a fait qu’alimenter le désintérêt, notamment chez ceux qui cherchaient une alternative. Ces derniers ne se reconnaissent pas nécessairement dans les trois candidats, chose qui expliquerait leur abstention, considérant que leurs voix n’auraient pas d’impact réel sur les résultats.

 L’engagement des TRE en déclin ?
L’analyse des chiffres de participation des Tunisiens résidant à l’étranger (TRE) montre également une tendance à la baisse. Avec plus de 620.000 électeurs inscrits à l’étranger, les Tunisiens de la diaspora constituent une part importante du corps électoral. Toutefois, seulement 16,3% d’entre eux ont participé à l’élection, soit 104.903 électeurs. Ce chiffre est nettement inférieur à la participation déjà modeste enregistrée dans le pays et reflète un déclin constant de l’engagement des TRE dans le processus électoral. Bien que l’ISIE ait facilité l’accès au vote pour les Tunisiens à l’étranger, notamment en leur offrant la possibilité de choisir leur centre de vote parmi 363 centres répartis dans 48 pays, ces mesures n’ont pas suffi à inverser la tendance. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce constat. Le détachement croissant des Tunisiens expatriés vis-à-vis des enjeux politiques nationaux, aggravé par les difficultés logistiques et les contraintes de temps, semble être un facteur déterminant.

Un électorat vieillissant plutôt masculin
En ce qui concerne l’âge des électeurs, les chiffres révèlent des tendances préoccupantes. Parmi les électeurs inscrits, 3.175.709 (soit 32,6%) ont entre 18 et 35 ans, 4.601.966 (47,1%) ont entre 36 et 60 ans, et 1.975.542 (20,3%) ont 60 ans et plus. Ce qui est particulièrement frappant, c’est que 65 % des électeurs proviennent de la tranche d’âge de 36 à 60 ans, et 29% des électeurs âgés de 60 ans et plus. Ces chiffres témoignent d’un corps électoral de plus en plus vieillissant. En revanche, les jeunes électeurs âgés de 18 à 35 ans, qui représentaient 32,6% des inscrits sur les listes électorales, ne représentent qu’une infime proportion de 6% des électeurs. Cette situation soulève de sérieuses interrogations sur l’engagement des jeunes dans le processus politique et sur les facteurs qui les éloignent des urnes. Ce déséquilibre serait le résultat de plusieurs facteurs. D’une part, il reflète un malaise profond chez les jeunes Tunisiens qui, confrontés à des taux de chômage élevés et à un manque d’opportunités, se sentent de plus en plus déconnectés du processus politique. En parallèle, la question de la représentativité se pose également en ce qui concerne les candidats. L’âge des trois candidats, qui se situait entre 47 et 66 ans, met en évidence un fossé générationnel dans le leadership politique tunisien. Alors que les jeunes représentent une part importante de la population, leur représentation au sein des candidats est encore faible, ce qui peut renforcer le sentiment de déconnexion entre les aspirations de la jeunesse et les choix qui leur sont offerts lors des élections. L’absence des jeunes électeurs laisse présager un avenir politique incertain, où les décisions sont majoritairement influencées par une population plus âgée, potentiellement moins encline à adopter des réformes innovantes ou à répondre aux besoins de la jeunesse. S’agissant de la répartition des électeurs selon le sexe, le fossé entre ce qui existe sur le papier et la réalité est significatif. Les listes électorales montrent que 50,4% des inscrits sont des femmes (4.914.690) et 49,6% des hommes (4.838.527). Cependant, malgré cette majorité féminine dans l’inscription, la participation des femmes lors du vote était de 42%, contre 58% pour les hommes selon les chiffres annoncés par l’ISIE peu après la fermeture des centres de vote. Ce constat soulève des interrogations sur l’égalité des genres dans le processus électoral et l’implication des femmes en tant qu’actrices politiques. L’absence totale de femmes parmi les candidats pour cette élection présidentielle souligne encore plus ce décalage. Alors que les femmes représentent une part significative des électeurs inscrits, elles ne sont pas représentées dans les choix politiques proposés aux électeurs. Cette lacune témoigne d’un système politique qui, malgré des progrès en matière de droits et d’émancipation, continue de négliger la voix féminine au sein de la scène politique. Cette situation pourrait être attribuée à des facteurs socio-culturels, tels que les stéréotypes de genre profondément ancrés et les normes patriarcales, ainsi qu’à un manque de soutien et d’opportunités pour les femmes dans la sphère politique. En outre, cette sous-représentation des femmes dans les élections peut également être le reflet d’une déconnexion entre les politiques publiques et les besoins réels de la population féminine. L’absence de femmes dans les postes de décision limite la diversité des perspectives et des priorités qui sont prises en compte dans le processus décisionnel.
L’inclusion des personnes handicapées dans le processus électoral est également une question cruciale. Selon l’ISIE, 121.441 personnes handicapées sont inscrites sur les listes électorales. Cependant, le rapport du Centre tunisien méditerranéen (Centre TU-MED) souligne que 30% des centres et 42% des bureaux de vote n’étaient pas accessibles aux personnes handicapées. Bien que des initiatives d’accompagnement aient été observées dans des gouvernorats tels que Kébili, Siliana, Gafsa et Jendouba, ces efforts demeurent des exceptions, mettant en évidence la nécessité d’améliorer l’accessibilité et de renforcer la représentation des personnes handicapées dans le processus électoral. L’élection présidentielle de 2024 en Tunisie, marquée par un faible taux de participation et une désaffection croissante de la jeunesse et des femmes, constitue un signal d’alarme pour l’avenir de la démocratie tunisienne, d’où la nécessité de se pencher sur les causes profondes du désintérêt de la population électorale. Les autorités et les acteurs politiques devront redoubler d’efforts pour restaurer la confiance des citoyens dans le processus électoral, offrir des alternatives politiques plus diversifiées et, surtout, répondre aux aspirations socioéconomiques urgentes des Tunisiens.

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