Beaucoup de commentateurs soulignent l'incapacité des sociétés musulmanes à instaurer un régime démocratique en raison de l'imbrication étroite de la religion et du politique en islam. Le seul régime compatible avec la religion musulmane serait un Etat théocratique.
Cette idée est confortée par les développements théoriques des lettrés musulmans de l'époque abbaside qui la résument par l'expression : l'Islam est à la fois religion (dîn) et État (dawla) [auxquels il est quelques fois rajouté : le monde, dunya]. Si les spécialistes conviennent tous de l'existence d'un lien fort entre les deux, ils divergent grandement dans l'appréciation de sa nature. Cependant, il existe un courant de pensée dans l'Islam contemporain qui soutient que ni le Coran, ni la religion musulmane ne préconisent un type particulier de régime.
"La religion universaliste chrétienne avait vu naître dés le début, en son sein, des partis qui se réclamaient chacun d'une vision théologique particulière. (…) chaque parti avait sa doctrine. mais celle-ci se nouait autour de problèmes qui n'avaient aucun rapport avec le gouvernement de l'Etat: la hiérarchie des personnes de la trinité divine, les relations de la nature humaine et de la nature divine du Christ, etc. (…) Dans le christianisme on ne dépassa largement ce stade qu'au temps de la Réforme, quand les théories théologiques étaient liées assez étroitement à des options sur les institutions politiques. C'est un noeud important dans la généalogie de la dynamique laïque des partis idéologiques au milieu de laquelle nous vivons. Mais le stade en question avait déjà été atteint depuis près de mille ans en islam.(…)
"L'islam en effet présente la particularité remarquable dans la grande famille des religions monothéistes, de lier étroitement, structurellement, problèmes théologiques et problèmes politiques. Les discussions sur Dieu, sur ses attributs, sur la prophétie, etc.., avaient pour corollaires des options contradictoires sur la légitimité de la famille du chef politico-religieux (au moins théorique) de la communauté, sur les conditions de l'intégration légitime de chaque croyant dans celle-ci (…)
La raison de cette particularité de l'islam se trouve dans les conditions de sa genèse. Comme j'ai essayé de le montrer dans ma biographie de Mahomet, dans le milieu formé par la péninsule arabique au début du VIIème siècle, avec de multiples tribus formant des sortes de micro-Etats parfaitement indépendants l'un de l'autre, la petite secte religieuse nouvelle des musulmans s'est trouvée contrainte par les circonstances à se constituer elle aussi en une sorte de tribu, d'un genre nouveau il est vrai. Le critère d'appartenance en effet n'en était plus la descendance, mais l'adhésion à un credo. En même temps pourtant, c'était un organisme politique comme l'étaient les tribus. Le chef suprême en était à la fois le dirigeant idéologique, qui définissait les dogmes, les rites et les institutions en vertu de l'inspiration divine, et le dirigeant politique, prenant les décisions nécessaires sur tous les problèmes internes et externes que la vie posait au groupe chaque jour.(…)
Après la mort du Prophète, la structure de départ se perpétua et encore plus l'idéal de structure qu'elle représentait. Les circonstances élargirent la petite communauté de départ jusqu'à des dimensions mondiales (…)
"Rendez à César …"
"Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu". Voilà qui est certes de bonne doctrine et pratique chrétienne, mais rien n'est plus étranger à l'islam. Les trois grandes religions du Proche-Orient présentent des différences significatives dans leur rapport avec l'Etat, et leur attitude envers le pouvoir politique. Le judaïsme, associé originairement à l'Etat, s'en est dégagé par la suite, son récent face à face avec l'Etat, dans les circonstances présentes, soulève des problèmes qui ne sont pas encore résolus. Le christianisme, lors de ses siècles de formation est demeuré distinct de l'Etat, voire dressé contre lui, et il ne devait s'y intégrer que bien plus tard. Quant à l'islam, déjà du vivant de son fondateur, il ETAIT l'Etat, et l'identification de la religion et du pouvoir est inscrite de manière indélébile dans la mémoire et la conscience des fidèles, sur a foi de leurs propres textes sacrés, de leur histoire et de leur vécu." (B. Lewis, Le retour de l'Islam, éd. Gallimard, pp. 374-375).
La formule "Rendez à César…" est analysée d'une tout autre manière par Louis Gardet :
"Voici quelques décennies, un recteur de la grande université d'al-Azhar au Caire, disait: “ Quant au fameux principe: rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César, il n'a pas de sens en Islam. ”
"Nous nous permettons de signaler ici un certain malentendu. Ce que le recteur d'Al-Azhar, le Shaykh al-Maraghi, entendait dénoncer, c'est le principe de la séparation du spirituel et du temporel, au sens rousseauiste de l'expression ; alors qu'au sens évangélique, il y a distinction plutôt que coupure. Car enfin, César aussi appartient à Dieu, bien que d'une autre façon. Il reste que pour l'Islam, spirituel et temporel, parfois distingués et parfois non, s'entremêlent sans cesse. Le temporel n'est pas remis seulement à la raison humaine, même confortée par Dieu. Il s'enracine en des principes reçus comme révélés. La loi ne sera pas l'expression de la Volonté générale (comme l'entendait Rousseau), mais un jugement de la raison pratique se prononçant sur la conformité ou la non-conformité d'une décision nouvelle avec ces principes intangibles. Nous serions plus proches ici de notions chrétiennes que de notions de philosophie moderne."
Les fondements du pouvoir
En 1924 était officiellement aboli le califat après treize siècles d'existence. Malgré son caractère plus que symbolique, la décision annoncée par les Turcs choqua l'ensemble du monde musulman. Mais ce n'est qu'au Pakistan qu'un courant, le Khilafat Movement, se constitua en vue de sa restauration. Le roi Farouk d'Egypte tenta en vain de revendiquer le titre, mais il semble bien que le choc venait plus de l'acte lui-même que de l'absence d'un tenant du titre.
Un peu après paraissait l'ouvrage d'un ouléma de la grande université de théologie, al-Azhar, Ali Aderraziq, qui provoqua le scandale parce qu'il soutenait que le Coran et les actions du Prophète ne comportaient aucune prescription de type constitutionnel. En un mot, l'islam était une religion qui n'avait rien à voir avec l'État et le gouvernement des hommes, y compris la justice. Le livre fut interdit et des exemplaires brûlés après la réaction vive d'al-Azhar. En voici quelques passages significatifs, tirés de la nouvelle traduction récemment parue en France :
(Extraits de Ali Abderraziq, L'islam et les fondements du pouvoir, éd. La Découverte/Cedej, 1994, 178 p.)
– Le califat, suivant le sens attribué à ce terme par les musulmans, est synonyme d'“ imamat ”, qui est “ une direction générale dans les affaires spirituelles et temporelles, assurée par intérim du Prophète ”. Al-Baydawi propose une définition voisine: “ L'imamat, écrit-il, est l'intérim du Prophète assuré par une personne dans le but de faire observer les règlements de la loi religieuse (chari'a) et de défendre l'intégrité de la foi, suivant des procédures que toute la umma est tenue d'observer .”
L'explication en est fournie par Ibn Khaldoun de la façon suivante: “ Le califat consiste à diriger l'ensemble de la communauté suivant les dispositions légales (char'), en vue de son salut dans l'au-delà et des intérêts temporels qui s'y rapportent, car les affaires de ce monde sont considérées, suivant la loi (charia), en rapport avec la perspective de l'au-delà. Le califat est en vérité un intérim de l'auteur de la loi sacrée, visant à sauvegarder la religion et à la mettre en application dans la gestion de la vie terrestre. ”
Selon ces auteurs, la fonction de calife a été instituée en vue de prolonger l'œuvre du Prophète. Celui-ci exerçait de son vivant une responsabilité religieuse, conformément à la Révélation qu'il avait reçue de Dieu: il œuvrait donc dans ce cadre pour la protection de la religion et la réalisation de ses principes, de la même manière qu'il s'était chargé auparavant [55] de la transmettre de la part de Dieu et d'appeler l'humanité à l'embrasser.
Ces auteurs pensent que Dieu – Gloire à lui – a élu le Prophète pour assurer la défense de la religion et pour diriger la communauté des musulmans en conformité avec les principes religieux, comme il l'avait élu pour proclamer la Vérité et communiquer sa Sainte Loi à ses créatures.
Lorsque le Prophète a été rappelé à Dieu, les califes lui ont succédé à la fois dans ses fonctions de défenseur de la religion et dans l'administration des affaires de la communauté en conformité avec les principes religieux.
– “ Celui qui est investi de cette mission est appelé calife et imam: imam par comparaison avec celui qui dirige la prière, qu'on imite et qu'on prend pour modèle; calife, du fait qu'il assure l'intérim du Prophète. On dit alors 'calife' tout court, ou bien 'calife [vicaire] du Prophète'. L'expression 'calife de Dieu' n'a pas reçu l'assentiment de tous, les uns l'ayant autorisée, d'autres, plus nombreux, I'ont rejetée. Abou Bakr, lorsqu'il fut appelé par ce titre, en désapprouva l'usage, disant qu'il était calife du Prophète et non calife de Dieu .”
– Le calife, d'après ces auteurs, est le représentant de l'Apôtre de Dieu. En tant que tel, il a droit à assumer la direction générale des affaires de la umma. Il est habilité à exiger l'obéissance totale, et à disposer d'un pouvoir absolu. Il a le devoir de faire observer les préceptes de la religion, de veiller à l'application de ses lois, d'exécuter les dispositions pénales: il a donc le devoir de diriger les affaires temporelles des musulmans.
Les fidèles doivent dévouement et respect total au calife du fait qu'il est le représentant du Prophète […] et qu’il occupe à ce titre la position la plus noble qu’un homme puisse avoir aux yeux des musulmans (…) Pour les musulmans, la religion constitue le bien le plus [56] précieux en ce bas monde; celui qui en est responsable est investi de la plus noble et de la plus digne des missions qu'on puisse avoir dans cette vie.
Ils doivent l'écouter et lui obéir “ en apparence et en leur for intérieur ”, car l'obéissance à l'imam est le prolongement de l'obéissance à Dieu. Désobéir à l'un revient à désobéir à l'autre. L'obligation de prodiguer ses conseils à l'imam et de lui obéir constitue un devoir religieux et une nécessité. La foi ne peut être complète, la profession de foi islamique ne peut être confirmée, que si cette obligation est remplie.
En somme, le détenteur du pouvoir est le représentant du Prophète. Il manifeste la puissance de Dieu et constitue son ombre sur terre. En tant que tel, il dispose d'une autorité totale et absolue, comparable à l'autorité divine ou à celle du Prophète. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, qu'il puisse disposer entièrement “ des âmes et des biens ”.
De même, il est seul habilité à ordonner et à interdire; il tient exclusivement les rênes de la communauté des fidèles et gère toutes ses affaires, grandes ou petites. Toute autorité hiérarchiquement inférieure à la sienne dérive de sa propre autorité, toute fonction subalterne s'inscrit dans la sphère de son pouvoir, toute charge, qu'elle soit religieuse ou temporelle, prend source dans son commandement, “ car la fonction de calife porte à la fois sur les matières religieuses et les affaires temporelles ”. Le califat “ […] tient lieu d’imamat principal, de fondement unique, alors que celles-ci [les différentes fonctions] en découlent, en font partie en raison de l'exhaustivité de ses compétences et de son autorité embrassant toutes les questions religieuses ou temporelles de la communauté et visant à y appliquer systématiquement les dispositions de la loi (chari'a) ”.
Le calife ne partage son pouvoir avec aucune autre instance. En dehors de lui, personne n'a la moindre autorité sur les musulmans, si ce n'est par dérivation de l'instance califale et par procuration de la part du calife. Les gouverneurs, ministres, juges, censeurs des mœurs et autres fonctionnaires sont des délégués ou tenant lieu du chef suprême. Ce dernier est seul habilité à les désigner, les destituer, et à fixer l'étendue et les limites de leurs prérogatives.
– De la définition que ces auteurs donnent du califat et de leurs recherches sur le sujet, il peut sembler que l'action du calife est conditionnée par les prescriptions de la loi religieuse (chari'a) qu'il ne saurait enfreindre; que le responsable suprême se doit d'emprunter, pour le gouvernement de la communauté islamique, une voie unique, distincte entre toutes (…). Aucun calife ne pourrait, en conséquence, s'écarter de la voie tracée par ces principes ou devenir un despote. Cette voie serait celle définie par la religion islamique, celle-là même que le Prophète s'est employé longtemps à faire connaître aux hommes. C'est la voie définie par le Livre de Dieu, la tradition du Prophète et l'accord unanime (ijma') des musulmans.
Ces auteurs considèrent donc que la fonction de calife est rigoureusement codifiée par la loi religieuse, et pensent que cela suffit pour déceler toute tentative de déviation et redresser les abus si besoin est. Parmi eux, certains en concluent qu'un calife qui commet l'injustice ou qui se rend coupable de concupiscence se destitue lui-même d'office.
– Pour cette raison, les auteurs musulmans ont distingué entre califat et royauté
La royauté naturelle consiste à astreindre les masses conformément à ses propres desseins et désirs ; la royauté politique consiste à les astreindre conformément aux vues rationnelles, et vise à rechercher le bien des sujets et à éviter ce qui peut leur nuire; le califat, quant à lui, [58] vise à diriger suivant la loi (chari'a), pour réaliser à la fois le bien dans ce monde et le salut dans l'au-delà.
Ibn Khaldoun en conclut que le califat au vrai sens du terme ne s'est réalisé que pendant la première ère de l'État islamique, jusqu'à la fin du règne de 'Ali:
Le pouvoir s'est transformé en royauté, tout en gardant les finalités de l'institution califale en ce qui concerne l'observance de la religion et de ses doctrines et l'action selon la vérité. Le changement avait atteint seulement les motivations qui. de religieuses, sont devenues esprit de corps et contrainte. Il en a été ainsi sous les règnes de Mu'awiya, Marwan et son fils 'Abd al-Malik [parmi les Omeyyades], puis durant la première phase du règne des Abbassides, jusqu'à Haroun al-Rachid et quelques-uns de ses successeurs. Par la suite, des finalités de l'institution califale ont été perdues de vue et il n'en est resté que le nom. Le pouvoir est devenu une royauté pure; libre cours a été laissé à l'usage de la contrainte et à la recherche des plaisirs. Il en a été ainsi avec les descendants de 'Abd al-Malik et les successeurs de Haroun al-Rachid: le nom du califat leur est resté acquis tant que l'esprit de corps des Arabes a maintenu leur domination. Dans les deux phases, califat et royauté étaient mêlés, avant que le califat ne disparût complètement avec la disparition de l'esprit de corps des Arabes, la fin de leur puissance et la dissolution qui atteignit leurs mœurs. N'est restée alors que la royauté pure, telle qu'elle existait au temps des rois païens de l'Orient: l'obéissance – formelle – au calife n'était recherchée que pour le prestige religieux qu'elle conférait, alors que la totalité du pouvoir et de ses moyens restaient acquis aux rois.
– Du fait qu'ils attribuent à la charge califale une puissance si grande, une dignité si élevée et des pouvoirs si étendus, ces auteurs auraient dû indiquer l'origine de cette puissance et de ces pouvoirs: d'où le calife les tiendrait-il et qui les lui aurait accordés? En fait, ils ont négligé cette recherche comme ils avaient renoncé à travailler d'autres thèmes relevant de la politique, où il peut y avoir un semblant de mise en cause du califat ou une tentative d'enquête et de débat à son sujet.
Le califat du point de vue social
– Nous avons vu que le Livre sacré n'a jamais daigné évoquer le califat, ni faire la moindre allusion à son sujet, que la Tradition du Prophète l'a ignoré, qu'aucun ijma' ne s'est produit à son propos. Quel argument reste-t-il donc aux partisans du califat ? Peut-on encore parler d'une obligation religieuse, alors qu'on ne peut s'appuyer ni sur le Livre sacré, ni sur la Tradition du Prophète ni encore sur un accord unanime des fidèles?
Il reste à nos contradicteurs un dernier argument qui, malgré sa faiblesse et sa fragilité, constitue leur recours ultime. C'est la thèse selon laquelle le califat serait une condition nécessaire à la conduite du culte et à la réalisation du bien général de la communauté islamique.
– Il est reconnu et admis par les publicistes que le bon fonctionnement de toute société policée, qu'elle soit fondée sur la domination d'une religion – islam, christianisme, judaïsme – ou multiconfessionnelle, et quelle que soit la race, la couleur ou la langue de ceux qui la composent, requiert l'existence d'un gouvernement qui gère ses affaires et y maintienne l'ordre. La forme et les caractéristiques de ce gouvernement peuvent évidemment varier: il peut être constitutionnel ou despotique, républicain ou bolchevique, etc. Les publicistes ont pu diverger quant aux caractéristiques du système le plus avantageux, mais aucun d'entre eux, à notre connaissance, ne conteste la nécessité pour toute société de se doter d'un quelconque système de gouvernement. Nous n'avons pas besoin de reproduire leur argumentation à ce sujet. Nous ne doutons pas toutefois de la justesse de cette thèse dans son principe général. Il est probable qu'Abou Bakr, le premier calife, ne pensait pas autre chose lorsqu'il disait que “ cette religion [communauté de fidèles] a besoin de quelqu'un pour prendre en charge ses affaires ”.
– On peut donc dire, sans risque d'erreur, que les musulmans, dans la mesure où ils forment une communauté distincte, ont besoin, comme tous les peuples du monde, d'un gouvernement qui organise et gère leurs affaires.
Si les théologiens entendent ainsi l'institution du califat, s'ils lui attribuent le sens que les publicistes donnent à la notion de gouvernement, alors on peut admettre la justesse de leur position, et reconnaître avec eux qu'une telle institution est bien nécessaire à la conduite des rites religieux et à la recherche du bien public. Le califat, dans ces conditions, serait l'équivalent du gouvernement, lequel, quelle que soit sa forme ou sa nature, qu'il dispose d'un pouvoir absolu ou qu'il soit contrôlé, qu'il soit individuel ou républicain, despotique, constitutionnel, consensuel, démocratique, socialiste, bolchevique, etc., n'en répond pas moins à la même définition. Toutefois, cet argument ne permet pas d'aller plus loin: on ne peut tirer d'autres conséquences d'une remarque aussi évidente.
Si en revanche ils entendent par califat l'institution particulière qu'ils reconnaissent par ce nom, alors leur preuve est insuffisante et leur argument ne tient plus.
– L'observation des faits appuyée par la raison, les enseignements de l'histoire ancienne et récente nous montrent que la conduite des rites ainsi que les autres aspects de la religion ne nécessitent en rien le genre de gouvernement que les théologiens appellent califat, pas plus qu'ils n'exigent l'existence des dirigeants que l'on appelle califes. Il convient d'ajouter qu'en réalité les intérêts temporels des musulmans ne dépendent pas, non plus, de telles institutions. Nous n'avons donc besoin du califat ni pour la conduite de notre vie spirituelle, ni pour la direction de nos affaires temporelles.
Nous aurions pu pousser la démonstration plus loin. Car le califat a été de tout temps et est encore une calamité pour l'islam et les musulmans, une source constante de mal et de corruption.
Le système du pouvoir au temps du Prophète
– L'étude approfondie de l'état de la judicature à l'époque du Prophète, I'examen attentif et l'appréciation correcte de toutes les informations et récits qui nous sont parvenus à ce sujet, nous incitent à élargir le champ de nos investigations pour y inclure le système du gouvernement islamique et son organisation générale à cette époque, ainsi que les méthodes de gestion appliquées dans le royaume [l’État] islamique, si tant est qu'on puisse appeler royaume les territoires que Dieu a permis à son Prophète d'investir.
Car à l'occasion de nos recherches sur le système judiciaire de l'époque, nous avons pu nous rendre compte que non seulement la judicature, mais aussi les autres fonctions et procédures caractéristiques de tout gouvernement n'avaient pas une existence claire et univoque au temps du Prophète…
En dehors de l'arbitrage des litiges et du gouvernement général des provinces, les autres fonctions constitutives d'un État – que l'on retrouve jusque dans les plus simples et les plus élémentaires d'entre eux, telles que l'administration financière et le maintien de l'ordre – ne sont pas signalées dans les témoignages qui nous sont parvenus d'une manière qui permette d'affirmer en toute certitude qu'il y avait un système de gouvernement du Prophète.
Abderraziq va plus loin en s'attaquant au caractère sacré de la guerre menée par le Prophète contre ses ennemis, c'est-à-dire au djihad considéré comme guerre sainte et pilier de l'Islam.
Prophétie et pouvoir
– Le premier exemple qui vient à l'esprit, parmi les activités à caractère étatique apparues du temps du Prophète, est celui de la guerre sainte (jihad). Nous savons que le Prophète a lancé des actions armées à l'encontre de ceux qui, parmi son propre peuple, s'opposaient à sa religion, qu'il a conquis leurs terres, pris leurs biens en butin et fait des prisonniers parmi leurs hommes et femmes (…)
Il est évident, au premier coup d'œil, que la guerre sainte (jihad) n'est pas faite uniquement pour appeler les hommes à embrasser la nouvelle religion, ou en vue de les amener à croire en Dieu et en son Prophète. La guerre sainte se fait plutôt pour raffermir le pouvoir institué et pour étendre les royaumes.
L'exhortation religieuse est avant tout un appel à Dieu: elle ne peut se faire que par le verbe, par le mouvement imprimé aux cœurs au moyen de la persuasion, par l'influence que l'on exerce sur la sensibilité des hommes. L'usage de la force, le recours à la contrainte ne sont pas compatibles avec une mission qui vise à guider les hommes vers leur salut et vers la purification de leurs croyances. Aucun prophète, à travers toute l'histoire qui nous est connue, n'a tenté d'amener les gens à croire en Dieu par la violence, ni conquis un peuple pour le convaincre d'embrasser sa religion. Ce principe est confirmé par le Prophète, à travers ces paroles de Dieu qu'il a transmises: (…)
Il y a là des principes clairs qui indiquent que la mission de Muhammad, comme celle des prophètes qui l'ont précédé, ne doit s'accomplir que par le moyen de la persuasion et l'exhortation au bien, et non par la brutalité ou la force. Si donc le Prophète a fait appel à la force, s'il a usé de dissuasion, ce n'est pas pour appeler les hommes à embrasser la nouvelle religion ou pour transmettre aux hommes le message du Très-Haut. Cela ne peut se comprendre que comme un moyen utilisé dans le but de constituer un État et, plus précisément, de mettre en place le gouvernement islamique. On sait que l'usage de la force, le recours à la contrainte et à la répression sont nécessaires à la constitution de tout gouvernement. C'est dans cette optique que doit être comprise l'action guerrière du Prophète.
L'aumône religieuse (zakât) et la dîme due par les chrétiens et les juifs (jizya) ont en Islam un fondement religieux. Aderraziq les réduit à des impôts profanes :
– Nous avons dit que la guerre sainte a été l'une des caractéristiques de l'État islamique, et l'une des actions typiques des États temporels. D'autres exemples peuvent être cités: au temps du Prophète, l'administration des finances constituait une importante opération, tant par le volume des revenus et des dépenses gérés, que par la multiplicité des actions que nécessitaient la collecte des fonds à partir de sources diverses – aumône religieuse, dîme des gens du Livre, butin – et l'allocation de ces fonds aux diverses dépenses. Le Prophète disposait de percepteurs et d'agents responsables de ces diverses opérations. Il est hors de doute que l'administration financière fait partie des compétences des États temporels, qu'elle constitue même la plus importante des fonctions de tout gouvernement, et qu'en même temps elle est étrangère à la fonction de messager de Dieu prise en elle-même, très éloignée de l'action typique des prophètes considérés uniquement comme tels.
– La thèse suivant laquelle l'État du Prophète constitue une part essentielle de son œuvre religieuse, qu'il s'y intègre et la complète parfaitement, est apparemment mieux reçue de la part des musulmans en général. Elle s'exprime dans leurs modes de pensée et d'action, et est confirmée par leurs principes et leurs doctrines. Il est évident que cette conception ne peut être justifiée au regard de la raison que si l'on arrive à établir que le devoir du Prophète lui impose, après avoir diffusé le message divin, d'en donner une réalisation pratique: qu'il est responsable à la fois de la transmission du message et de sa mise en œuvre.
Il est à noter que les auteurs qui ont étudié le sens de la mission du Prophète, et dont nous avons pu connaître les travaux, ont omis de tenir la mise en œuvre des principes religieux pour une composante du message prophétique, à la seule exception de Ibn Khaldoun, qui a fait entendre que l'islam se distingue des autres religions précisément par le fait qu'il associe le message religieux et l'action visant à l'accomplir dans les faits. Cette position est exposée dans de nombreux passages de son œuvre historique, la Muqaddima. Il en donne une explication très détaillée dans le chapitre où il traite des fonctions de pape et de patriarche chez les chrétiens et de prêtre chez les juifs:
« Sache que, après la disparition du Prophète, la communauté a besoin d'un responsable qui veille à l'application des lois et règlements et y assure le rôle d'un vicaire du Prophète, l'astreignant au respect des obligations. Conformément à notre propos sur la nécessité de la politique à toute société humaine, les hommes ont besoin d'une personne qui les maintienne par la force dans le chemin de leur bien et les détourne de ce qui leur cause du mal: tel est le rôle de celui qu'on appelle le roi. Pour ce qui est de la communauté musulmane, du fait que le jihad lui a été assigné par la loi (chari'a) en vue de généraliser l'appel et d'amener les multitudes à l'islam, le califat et la royauté y sont confondus du fait qu'ils concentrent la puissance. Dans les autres communautés, l'appel n'est pas universel, ni le jihad une obligation en dehors des situations où l'on doit se défendre: aussi les responsables religieux chez elles ne s'intéressent-ils pas à la politique, du fait qu'elles ne sont pas chargées d'assimiler les autres nations mais simplement de pratiquer leur culte en leur âme et conscience. »
Comme on le voit, l'islam est pour Ibn Khaldoun une religion qui comporte à la fois un appel adressé à tous les hommes, une législation et un principe de réalisation de cette législation. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel y sont réunis, ce qui distingue bien la religion islamique de toutes les autres.
– Il s'agit là, à notre avis, d'une interprétation qui n'a aucun fondement, d'une manière de voir qu'aucune source autorisée ne permet de justifier. Pis, elle est contraire à la signification du message du Prophète, incompatible avec les conditions requises par une prédication qui est, comme on l'a vu précédemment, purement religieuse (…)
A la réflexion, tout ce qu'on peut observer à propos de l'État du Prophète conduit à une conclusion unique: cet État ne comportait aucun des dispositifs fondamentaux que les politologues attachent à tout gouvernement temporel, sans que cela fût ressenti comme un manque et que son absence ne constituât une carence du système mis en place à l'époque, ni une manifestation d'anarchie ou de mauvais fonctionnement. Telle serait la véritable interprétation de la confusion apparente qu'on peut observer dans l'État du Prophète.
– En vérité, cette institution que les musulmans ont convenu d'appeler califat est entièrement étrangère à leur religion, tout comme les honneurs, la puissance, les attraits et l'intimidation dont elle a été entourée. Le califat ne compte point parmi les actions prônées par la religion, pas plus que la judicature ou n'importe quelle fonction gouvernementale ou étatique. Ce ne sont là que des actes purement politiques, pour lesquels la religion n'a aucun intérêt, qu'elle ne cherche ni à connaître ni à ignorer, et ne peut ni recommander ni rejeter. La religion les a abandonnés aux hommes, pour qu'ils agissent en la matière conformément aux lois de la raison, à l'expérience des nations et aux règles de la politique.
Il en est de même de l'administration des armées islamiques, de la construction des villes et des fortifications, de l'organisation des administrations, lesquelles ne constituent en rien des questions qui intéressent la religion. Elles relèvent plutôt de la raison et de l'expérience, des règles de la guerre, ou bien de l'art des constructions et des avis des experts.
Acte d'accusation présenté au Conseil des grands 'ulama d'Al-Azhar
Il a été publié, au nom de 'Ali 'Abderraziq, théologien ('alim) Al-Azhar et juge au tribunal islamique de première instance de Mansoura, un ouvrage intitulé L'Islam et les fondements du pouvoir. A la suite de quoi des pétitions, signées par une multitude de théologiens, ont été présentées au décanat (mashikhat) d'Al-Azhar, en date du 23 Dhu l-Qi'da et des 1er et 8 Dhu l-Hijja 1343 H (15, 23 et 30 juin 1925). Ces pétitions signalent que l'ouvrage en question comporte des affirmations contraires à la religion, à la lettre du Coran, à la Tradition du Prophète et à l'accord unanime de la communauté des musulmans, telles que:
1/ faire de la loi islamique (chari'a) une législation purement spirituelle n'ayant aucun rapport avec le pouvoir politique et la pratique des choses temporelles;
2/ soutenir qu'il n'est pas contraire à la religion de croire que la lutte armée (jihad) du Prophète […] visait le pouvoir politique et non l'œuvre religieuse ou la transmission de la Prédication à l'ensemble de l'humanité;
3/ affirmer que le régime politique à l'époque du Prophète était empreint d'obscurité, d'ambiguïté, de confusion, d'imperfection, toutes choses de nature à provoquer la perplexité;
4/ prétendre que la mission du Prophète consistait à transmettre la loi, à l'exclusion de l'exercice du pouvoir et de la mise en application de principes;
5/ contester l'accord unanime des Compagnons du Prophète [158] quant à l'obligation d'instituer un imam et à la nécessité pour la communauté de se doter d'un responsable qui prenne en main ses affaires religieuses et temporelles;
6/ contester que la judicature soit une fonction légale, impliquée par la loi islamique;
7/ soutenir que le gouvernement d'Abou Bakr et des califes “ bien guidés ” (khulafa rachidun) qui lui ont succédé étaient de type laïc.
La sécularisation des sociétés arabes contemporaines
Le texte qui suit, extrait d'un article de Aziz al-Azmeh ("Le religieux et le temporel dans le présent arabe", in Revue des Études Palestiniennes, n° 49, pp. 65-79) soutient que les sociétés arabes ont connu depuis le XIXe siècle un processus de laïcisation réel et général.
La laïcité se présente rarement comme une doctrine politique. Elle est implicitement à l'oeuvre dans la pratique sociale et culturelle qui ne reconnaît pas aux détenteurs des fonctions religieuses, et par conséquent au référent religieux, le rôle de source de la législation, de la justice et de l'enseignement, et confine les hommes de religion dans des pratiques exclusivement cultuelles, dût-il exister des échanges non négligeables entre le laïc et le religieux.
Ce qui s'est produit en Europe s'est produit également dans les pays arabes quand les fuqahâ' ont été remplacés par les avocats, les shaykhs barbus et enturbannés par les professeurs aux tarbouches puis par ceux à la tête nue, les cadis de la sharî'a par les effendis-juges civils, et lorsque furent adoptées comme fondement de la vie intellectuelle les sciences de la nature, l'histoire et la géographie au lieu de la croyance dans les djinns, les démons, dans