Sens dessus-dessous du monétarisme orthodoxe en Tunisie!

Au lieu de booster l’économie, l’actuelle politique monétaire enfonce le pays dans une dangereuse trajectoire! La dernière baisse du taux d’intérêt directeur (TID), annoncée récemment par la Banque centrale de Tunisie (BCT), est politiquement contre-productive et est économiquement inefficiente! La baisse de 50 points de base, amenant le TID à 6,25%, au lieu de 6,75% en septembre et 7,75% en mars, s’apparente à un gestede Com., qui veut faire diversion, espérant absorber la grogne sociale liée au fiasco des politiques monétaristes orthodoxes, adoptées en Tunisie post-2016.
Le monétarisme orthodoxe imposé au sein de la BCT fait saigner l’économie aux quatre veines. Pis, il trahit le mandat historique de la BCT, en focalisant ses instruments sur l’arbre qui cache la forêt : «la priorité, c’est la guerre contre l’inflation, tout le reste est secondaire! »!
Trop peu et trop tard pour certains! Tout faux et tout politique pour d’autres! Explication…

Le gouverneur de la BCT plaide l’inflation pro domo sua
Le gouverneur de la BCT qui n’a jamais publié un seul article au sujet des politiques monétaires dans des revues à facteur d’impact reconnu, joue un jeu dangereux! Son jeu est pro domo pour l’orthodoxie monétariste et à fond la caisse. Pris par ses aspirations d’emploi futur (et autres ambitions de carrière) au sein du FMI et la World Bank, le gouverneur de la BCT décide à l’aveuglette, sans oser évaluer les politiques et décisions monétaristes de la BCT.
Qui aurait cru que 10 ans après la révolution du Jasmin, le TID tunisien se trouve embourbé par un TID 5 fois plus pénalisant que le TID au Maroc!
En Tunisie, consommateurs et investisseurs restent sur leur faim : les taux d’intérêt bancaires sont à deux chiffres (entre 10 et 14%), avec un chômage explosif (19%) et des tensions sociales qui n’augurent rien de bon! Les agences internationales de notation dégradent la cote de crédit de la Tunisie post-2011, et ce pour raisons de mal-gouvernance monétaire et fiscale.
Pour l’histoire, la BCT a été créée par Bourguiba en 1958, pour décrocher la Tunisie de la Zone Franc et pour défendre des principes de croissance endogène et des valeurs de souveraineté nationale en matière de politique monétaire et économique. Les pays qui sont restés dans la Zone Franc (en Afrique) disposent aujourd’hui de TID trois fois moins élevés qu’en Tunisie démocratique.
Aujourd’hui, la BCT et son gouverneur tournent leur veste et se mettent à la solde du FMI, Banque mondiale et autres bailleurs de fonds, ayant pris la Tunisie démocratique comme un laboratoire (du monétarisme orthodoxe), où les prêts et les emprunts sont distillés au compte-gouttes, sous forme de placebos expérimentaux dans le contexte de pays arabo-musulmans exposés au Printemps arabe.
Le gouverneur de la BCT s’obstine à ne regarder que l’arbre (inflation); un arbrequi cache la forêt des risques gravissimes qui menacent la paix sociale et la transition démocratique en Tunisie, pays berceau et seul rescapé du Printemps arabe.
De quoi défier le bon entendement de l’efficacité économique.
Par ailleurs, la BCT sait que le TID en Tunisie est surestimé d’au moins 1,5% (marge d’erreur reconnue)! L’institution sait aussi que le taux d’inflation est manipulé volontairement par les acteurs politiques, notamment pour booster les augmentations salariales de la fonction publique (800 000 fonctionnaires). Un taux d’inflation surestimé, au grand plaisir du cartel des banques et leurs puissants lobbies!
Pas besoin de démonstration : avec des TID aussi élevés, la trentaine de banques commerciales en Tunisie engrangent des rentes et bénéfices colossaux, alors que l’économie et les entreprises du pays sont étouffées par le manque de financement et de soutien financier.
Pour les «faucons» du monétarisme en Tunisie, l’inflation reste un phénomène purement monétaire qui se règle uniquement par le TID et par l’assèchement des liquidités monétaires dans le marché. Tant pis pour l’économie!
Le Conseil d’administration de la BCT est «endoctriné» par le monétarisme de Milton Friedman, un économiste connu de par le monde! Un économiste ayant marqué son temps (1960-1970). Il a été notamment le conseiller du président Nixon et le fidèle protecteur du dictateur chilien Pinochet, militaire ayant renversé un président démocratiquement élu! L’orthodoxie monétariste a avorté la transition démocratique des démocraties de l’Amérique latine, durant les années 1970-1980, pour excès de zèle et d’acharnement monétaristes. Friedman a justifié le coup d’État contre le président Salvador Allende, élu démocratiquement, pour cause d’inflation forte!
Tous en Tunisie voient les empreintes de la «main invisible» du FMI, de la Banque mondiale, dans les décisions de la BCT, 10 ans après la révolte du Jasmin.

Trop peu?
La baisse de 50 points de base pour le TID en Tunisie est inefficace économiquement parlant! Les taux d’intérêt bancaire facturés aux entreprises et consommateurs varient de 10 à 14%. Un autre petit coup de pied dans l’eau de la marée haute de la récession économique,et plusieurs secteurs industriels qui coulent à pic!
Trop peu aussi, parce que les économies des pays compétiteurs bénéficient d’un TID très favorable à l’investissement : 1,5% au Marco, 3% au Sénégal, 2% en Jordanie, etc. Dans ces pays comparables, les industriels, les consommateurs ne paient pas plus que 4 à 5 % de taux d’intérêt. Dans ces pays, les opérateurs économiques ont accès au financement bancaire, deux à trois fois moins cher que leurs homologues en Tunisie.
Deux exemples pour démontrer l’inefficacité de la politique monétaire en Tunisie.
Exemple 1 : un agriculteur tunisien achète un tracteur agricole en contractant un prêt de 80 000 dinars tunisiens (DT). Avec un taux d’intérêt bancaire de 12%, cet agriculteur paiera le double, soit 160 000 dinars au bout de 6 ans : 80 000 DT pour le fabricant et 80 000 DT pour les intérêts bancaires. Son homologue marocain paiera 4% d’intérêt : et donc pas plus que 21 225DT aux banquiers,…soit donc 4 fois moins.
Exemple 2 : une famille construit une maison, pour élever correctement ses enfants (capital humain), et qui contracte un prêt de 100 000 dinars à 12% doit payer 200 000 DT au bout de 6 ans, encore une fois la banque rafle l’équivalent du prêt, juste en intérêts bancaires, Pour le même montant emprunté, la famille marocaine paiera en 6 ans l’équivalent de 26 531 DT, soit le quart de son homologue tunisien.
Avec la baisse annoncée par la BCT (-50 points), l’agriculteur et le chef de ménage tunisiens ne verront pas vraiment la différence dans leurs remboursements aux banques.

Trop tard?
Il a fallu un texte analytique paru dans de nombreux médias, et traitant du «fiasco de la politique monétaire» pour que la BCT commence à réaliser les dégâts qu’elle a causés à l’économie tunisienne. Pas par hasard, la politique monétaire menée par la BCT est devenue dangereuse et catastrophique pour la Tunisie depuis 2016, soit depuis l’adoption de la Loi sur la BCT.
Et pour preuve, les engagements signés par l’actuel gouverneur de la BCT, le 18 juillet 2019 (rapport accessible- IMF country Report No. 19/223, 2019), dans une lettre signée et adressée au FMI. La BCT valorise son monétarisme extrémiste et explicitement (p.64) «En l’espace de 12 mois, le taux directeur a été augmenté trois fois pour un total de 275 points de base, le portant à 7,75% en février 2019… La BCT n’hésitera pas à relever son taux directeur pour contenir les pressions inflationnistes…». La lettre ajoute que la BCT s’engage à réduire la masse monétaire mise à la disposition des banques…et donc des investisseurs.
Au sein de la BCT, la culture managériale est encore peu rompue à la consultation des opérateurs économiques (parties prenantes) concernés. La BCT gère à vue, sans évaluation de ses politiques monétaires. Elle ne veut rien savoir de ses échecs pour faire mieux à l’avenir. Son gouverneur pense plus à sa carrière internationale au sein de la Banque mondiale, plus qu’aux impacts des politiques monétaires en Tunisie.

Désacraliser l’inflation
Durant les dernières années et pour les politiques monétaires des pays démocratiques, la lutte contre le chômage, par des mesures contre-cycliques et expansionnistes, a pris le dessus sur la lutte contre l’inflation. Et ce, un peu partout dans les pays démocratiques. Les gouvernements comme les gouverneurs des Banques centrales se sont engagés dans cette nouvelle perspective. Tout faux : la BCT est une institution qui manque de proactivité et de l’anticipation rationnelle et réaliste.
Tous les anciens directeurs et penseurs du FMI, et les économistes des Banques centrales de par le monde ont, les dernières années, décrié l’inefficacité des politiques monétaires obnubilées par un taux d’inflation à minimiser en dessous de 2%. Tous appellent à désacraliser l’inflation.
Ensemble, ils ont signé l’acte de décès de la Courbe de Philips (du nom d’un économiste australien), une courbe géométrique qui a identifié durant les années 1960 une relation inversement proportionnelle entre les politiques expansives créatrices d’emplois et le taux d’inflation.
Cette courbe adulée tant par les économistes s’est désormais «aplatie», son coefficient de régression (corrélation pondérée) approche du zéro. Et cela n’est pas anodin : une telle évolution met hors-jeu les institutions et politiques monétaires fanatisées par la lutte contre l’inflation, comme seul objectif et unique raison d’être.
On retient l’avis de trois économistes ayant marqué l’histoire du FMI et qui se sont désolidarisé de l’acharnement monétariste axé sur la lutte à l’inflation.

Sortir la politique monétaire de l’impasse
À la merci…ou encore à la «solde» du FMI, la BCT met toutes ses billes dans la lutte contre l’inflation, par un TID exagérément élevé. Rien pour le reste : investissement, emploi, développement régional, etc.
Pire encore : le lien économétrique entre inflation et TID en Tunisie n’est pas démontré! Ce lien est plutôt contredit par des évaluations des politiques monétaires de par le monde.
Durant les derniers mois, les milliers de milliards de dollars injectés par les Banques centrales dans les pays occidentaux, pour contrer les méfaits de la Covid-19, n’ont pas généré de l’inflation! Et c’est la preuve : l’inflation reste muette face à ces milliards de dollars et euros imprimés par les Banques centrales et injectés par «hélicoptère» dans l’économie, et sans aucune contrepartie de production additionnelle!
Le gouverneur de la BCT fait tabula rasa de ces évidences empiriques. L’inflation en Tunisie serait principalement générée par les dynamiques informelles, par des «banques clandestines», par ses «barons» et par ses «institutions» qui imposent leurs règles monétaires et financières propres, jusqu’au sommet de l’État. Le marché informel sévit et continue de faire sa loi avec toujours plus de réseaux de blanchiment d’argent et toujours plus de financement d’origine douteuse!

Tout faux pour la relance économique post-covid 19
La BCT a tout faux, dans ses décisions et diagnostics des déterminants de l’inflation. Le FMI et la BCT manquent d’arguments : ils n’ont pas osé évaluer la relation empirique liant l’inflation et le taux d’intérêt directeur en Tunisie. La BCT et le FMI pilotent les politiques monétaires sur la base de convictions théoriques plus faciles à scander qu’à vérifier sur le terrain de l’économie réelle.
Deux citations exprimées par de grands responsables du FMI portent à croire que l’inflation peut en contexte de crise, devenir une solution… et pas un problème!
Dominique Strauss-Kahn, ex-directeur général du FMI, ne tarit pas d’éloges au sujet des mérites de l’inflation en temps de crise. Il s’est exprimé en avril dernier, dans la revue «Politique internationale», au sujet de la relance de l’économie pendant le confinement lié au Covid-19 : Il écrit : «Bien entendu, une partie du soutien (public pour contrer les méfaits des confinements) finira en hausse des prix. Quand l’offre est contrainte par le confinement, la capacité de production est obligatoirement limitée. Mais cette pression à la hausse des prix, outre qu’elle ne sera pas malvenue par ailleurs, constituera un soutien à l’appareil productif aussi efficace que les mesures financières qui lui seront proposées.»
Olivier Blanchard, un macro-économiste mondialement connu, étant l’Économiste en Chef au sein du FMI recommande aux banques centrales du monde entier de se de défaire du fanatisme monétariste voulant articuler toutes les politiques sur le taux d’inflation. Il a écrit à ce sujet, suite à la crise économique de 2008-2009 : «The only way (to fight crisis) is higher inflation… If I were to choose inflation target, I’d strongly argue for 4%, not for 2%».
La BCT doit évoluer, doit évaluer ses politiques monétaires au regard de leurs impacts sur les activités économiques et les perspectives stratégiques liées à la transition démocratique. Elle doit réviser à la baisse son taux directeur (200 points de base), procurer plus de liquidités à une économie exsangue par des taux d’intérêt usuraires et injustes, historiquement parlant. Le FMI doit montrer, preuve à l’appui, l’impact de ses politiques monétaires en Tunisie.

*Universitaire au Canada

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