Sept questions à la future ARP

Alors que les élections municipales se profilent à l’horizon, les contours de la nouvelle Assemblée des représentants restent imprécis. Quelle sera la configuration du nouveau Parlement et pourquoi semble-t-il déjà relégué au second plan de l’actualité ?

Hatem bourial

Le Tribunal administratif continue son examen des trente-neuf recours déposés contre les résultats préliminaires du deuxième tour des élections législatives anticipées. Deux recours seulement ont été acceptés par le tribunal qui en a rejeté dix-sept pour vice de forme et vingt autres sur le fond. 

Une abstention record qui pèsera longtemps 
Ainsi, le calendrier devrait être respecté quant à la séance inaugurale du nouveau parlement, prévue début mars alors que l’opinion publique semble avoir déjà tourné la page de ce scrutin législatif marqué par une abstention record. 
Le premier tour n’avait mobilisé que 11,2% des électeurs. Ce très faible taux de participation sera confirmé avec les 11,3% de votants. Ce record négatif est historique et va peser sur toute la législature à venir. 
Malgré cette évidence, le président de la République a vite fait de considérer la réalité des chiffres sous un autre angle. Pour Kaïs Saïed, il importe de «lire les résultats des élections autrement, non pas au vu du taux d’abstention mais plutôt à la lumière du taux de participation».
Pour décrypter cette lapalissade, le président Saïed avance que si 90% des personnes concernées par le scrutin, se sont abstenues, cela veut dire que «le parlement ne signifie plus rien pour cette frange de l’électorat. Pour lui, la non-implication des électeurs se présente comme un vote-sanction par rapport à une décennie de fiasco parlementaire. Ce taux de 11% témoignerait du déficit de confiance des Tunisiens envers cette institution parlementaire coupable d’avoir «agi contre l’État».
Bien sûr, cette démonstration ne tient pas compte de la campagne électorale morose et inexistante et du fait que ces résultats étaient attendus malgré la mobilisation de l’Instance supérieure indépendante pour les élections qui avait prévu des taux plus élevés au second tour. 
Bien sûr, ce sont aussi bien la désaffection générale de la population que le boycott des partis politiques qui sont également à l’origine de ce taux de participation absolument dérisoire. Une partie majoritaire de la population semble avoir renoncé à ce droit de vote et s’être résignée à une posture ancrée dans le fatalisme ambiant. 
Ces autres évidences n’empêchent pas Kaïs Saïed de fustiger l’opposition. Des termes comme «haute trahison» et «inféodation à l’étranger» ont été prononcés par le chef de l’État qui affiche une attitude imperturbable face à ses opposants. Pour ces derniers, le parlement issu des dernières élections législatives est «illégitime» et «approfondit la crise du pays». Plusieurs partis et coalitions considèrent ainsi que le taux de participation n’est autre que l’expression «pacifique» d’un «rejet populaire du processus du 25 juillet et du projet du président Kaïs Saïed».

Dialogue de sourds sur la légitimité du parlement 
Pour une énième fois, l’opinion publique se retrouve confrontée à un dialogue de sourds qui devrait durer puisque les deux positions sont aussi opposées que résolues. Cela augure une mandature durant laquelle l’Assemblée des représentants du peuple devrait subir une déstabilisation permanente par les discours de ceux qui récusent sa légitimité et affrontent l’ensemble de la démarche de Kaïs Saïed. 
À quelques semaines de l’installation du nouveau parlement, quelles sont les caractéristiques de cette assemblée de la discorde ? Paradoxalement, les joutes verbales qui contestent la légitimité électorale des nouveaux parlementaires, même si elles sont vives, ne semblent pas interpeller les Tunisiens et passent largement inaperçues. Ce fait est dû à la lassitude des électeurs et leur désintérêt pour ce parlement et les oppositions qu’il suscite. 
Dès lors, comment cette assemblée législative va-t-elle trouver sa place dans le paysage politique et saura-t-elle persuader les Tunisiens ? Toutes ces questions se posent dans un contexte où l’opinion est plutôt obnubilée par l’économie. Le déficit budgétaire qui s’est creusé de 12% intéresse plus le public heurté de plein fouet par les augmentations des prix. 
Aujourd’hui, les Tunisiens s’inquiètent plutôt pour les charges de trésorerie et leur impact sur le remboursement de la dette et le financement du déficit. Ils s’inquiètent également du sort des négociations avec le Fonds monétaire international et des pénuries de produits alimentaires qui pèsent sur leur quotidien. Dans cette conjoncture économique difficile, les discussions passionnées autour de l’Assemblée des représentants du peuple ne sont même pas entendues et reléguées au chapitre des gesticulations. Cette situation ne doit pas échapper aux observateurs de la vie politique qui constatent que l’autoritarisme de Kaïs Saïed se conjugue avec un recul de tout ce qui concerne la politique chez une partie majoritaire de la population.

Sept questions autour de la nouvelle ARP  
Comment dès lors envisager le rôle de l’Assemblée des représentants du peuple ? Comment analyser sa composition dont on ne sait pas encore grand-chose ? Ce nouveau parlement contribuera-t-il à une dynamique positive ou bien sera-t-il condamné à compter les flèches de l’opposition ? Nous tenterons de répondre à ces questions par le biais de quelques points significatifs. 

1. Pour cette législature, l’opposition sera-t-elle seulement extraparlementaire ?
C’est la première remarque à faire, car depuis l’Assemblée nationale constituante en 2011, le débat politique, fût-il heurté ou cocasse, a toujours eu pour théâtre, le parlement. Même si les lignes de démarcation entre majorité et opposition étaient souvent biaisées, l’assemblée n’en restait pas moins l’épicentre de la vie démocratique.  Aujourd’hui, le fait que l’opposition sera extraparlementaire va mécaniquement diminuer la centralité de l’organe législatif et lui fera certainement subir bien des critiques fondées sur sa légitimité démocratique. Ces critiques viendront certainement s’ajouter à celles qui considèrent le taux de participation aux élections législatives comme une tare congénitale de la nouvelle Assemblée des représentants du peuple. 

2. Comment va se structurer le Parlement en l’absence des partis ?
Un débat démocratique sans partis politiques en opposition est-il possible ? C’est le pari doctrinal de Kaïs Saïed qui considère en observant la scène internationale, que les partis n’ont plus l’impact qui fut le leur au vingtième siècle. Pour le président de la République, faire passer la patrie avant les partis ne pourra se faire qu’en faisant en sorte que les députés ne soient pas inféodés à des formations politiques. 
À ce titre, il sera intéressant de suivre la dynamique des blocs parlementaires et aussi observer comment les partis politiques pourraient tenter de rebondir au sein même du parlement. Car si la campagne électorale s’est faite sans les partis, ces derniers ne sont pas totalement absents. 

3. Quelles sensibilités sont en présence au Parlement ?
Plusieurs sensibilités sont bien présentes à la nouvelle Assemblée des représentants du peuple. Si certains candidats élus s’étaient présentés sous une étiquette d’indépendants, leur appartenance antérieure à des partis agissants est avérée. Dans cette optique, certains députés crypto-islamistes et d’autres aux racines destouriennes sont parmi les élus. On peut ainsi recenser une trentaine de députés ayant appartenu à Nidaa Tounes et d’autres aussi nombreux étant liés aux partis Achaâb ou Attayar. 
Enfin, à titre d’hypothèse d’école, on peut se demander si certains députés se positionneront en opposition à Kaïs Saïed alors que pour le moment, l’unanimisme semble de mise. De même, la question est de savoir si les positionnements changeront en cours de mandat. Toutes les configurations sont de l’ordre du possible même si cette assemblée se définit d’abord par sa fidélité à Kaïs Saïed. 

4. La nouvelle ARP se contentera-t-elle d’être une simple chambre d’enregistrement ?
Cette question est cruciale dans la mesure où tout prête à croire que l’ARP sera un simple relais pour des décisions prises ailleurs, au niveau de la sphère exécutive. L’organe législatif deviendrait ainsi une institution cosmétique dans un régime présidentiel fort, une institution qui servirait d’alibi démocratique pour un pouvoir autoritaire. 
Reste à savoir quelle sera la dialectique entre pouvoirs législatif et exécutif. En cas de propositions de loi jugées liberticides ou bien socialement risquées, quelle sera demain l’attitude des députés ? Chercheront-ils à conquérir une autonomie véritable ou bien se contenteront-ils d’endosser les textes proposés par Saïed ou par le gouvernement ? Tout dépendra de la capacité des nouveaux élus à installer des blocs parlementaires efficaces et à élire à la présidence des députés soucieux de l’indépendance de la chambre. De fait, le degré d’indépendance de l’ARP du pouvoir exécutif sera l’un des débats qui accompagneront la mandature. 

5. Les blocs parlementaires vont-ils rapidement prendre forme ?
À l’heure actuelle, seule l’initiative «Pour la victoire du peuple» a annoncé avoir formé un bloc parlementaire de 42 députés et se concerter avec 16 autres élus. Mené par Zouhair Hamdi, ce groupe travaille déjà sur la composition de la présidence, des commissions et du bureau du parlement. À première vue, ce bloc devrait se positionner à gauche avec un discours de défense des catégories démunies et des régions marginalisées. 
Fait important, les responsables de cette initiative se plaignent déjà de pressions exercées sur les nouveaux députés afin de les dissuader de les rejoindre. Ce type de lobbying à rebours pourrait fleurir dès les premiers pas de la nouvelle assemblée. 

6. La drôle de parité débouchera-t-elle sur des dynamiques féministes ?
Seulement 22 femmes ont été élues dans le nouveau parlement où elles se retrouveront en face de 129 hommes. La représentation des femmes est une des tares les plus visibles dans la composition du nouveau corps législatif. 
Reste à savoir si les députés tenteront d’équilibrer cette défaillance. Une femme à la tête de l’Assemblée pourrait contribuer à diluer ce déficit même si la candidature de Brahim Bouderbala pourrait recueillir le quorum nécessaire. 
En tout état de cause, les députées seront scrutées par l’opinion et bénéficieront d’un préjugé favorable. Notons que pour les législatures précédentes, les femmes ont détenu jusqu’à 36% des sièges de l’ARP. Cette régression vertigineuse est l’une des autres tares de la nouvelle assemblée où les femmes pointent à près de 15% des sièges. 

7. Que vont faire les partis politiques pour revenir dans le jeu ?
La guérilla des opposants a déjà commencé et il est clair que la plupart des partis disqualifiés par la démarche de Kaïs Saïed vont choisir la carte qui consiste à discréditer en permanence le nouveau parlement. Rached Ghannouchi remet en question la Constitution adoptée par référendum et considère un retour à celle de 2014. 
Pour Abir Moussi et le Parti destourien libre, c’est à peu près le même son de cloche et une mobilisation qui reste vigilante et résolue. Bien sûr, la nature des textes de loi qui seront adoptés suscitera des polarisations et pourrait mener la Centrale syndicale à faire entendre sa différence. Pour l’heure, l’Union générale tunisienne du travail occupe une position médiane et, malgré ses malentendus avec le locataire du palais de Carthage, continue à soutenir le processus engagé le 25 juillet 2021.
Enfin, une possibilité existe quant à la création ex nihilo d’un parti présidentiel qui soutiendrait Kaïs Saïed. Tout comme il est attendu que les opposants au chef de l’État fédèrent leurs rangs autour d’une ou deux candidatures en vue de la prochaine élection présidentielle en 2024.

L’enjeu des élections municipales et le prochain scrutin présidentiel 
Avant même l’installation de la nouvelle Assemblée des représentants du peuple, tous les politiques observent déjà l’échéance du scrutin présidentiel de 2024. 
S’il est évident que Kaïs Saïed devrait être candidat à sa propre succession, rien à l’heure actuelle —sinon la mainmise sur tous les rouages décisionnels — ne dit qu’il remportera le scrutin. 
Les oppositions savent qu’elles peuvent tabler sur l’effet boomerang de la crise économique actuelle sur la popularité du chef de l’État. Elles savent aussi que la réserve de voix dont pourrait bénéficier Saïed pour briguer un nouveau mandat, les oblige à présenter une candidature qui puisse fédérer toutes les oppositions. 
En tout état de cause, une victoire ou une défaite de Kaïs Saïed en 2024, ne manquera pas de redistribuer les cartes, voire entraîner de nouvelles élections législatives anticipées. 
Pour le moment, c’est le scrutin municipal qui frappe à nos portes. Cette élection qui pourrait consolider ou atténuer l’emprise de Kaïs Saïed devrait avoir lieu durant le premier semestre de cette année. Dans cette optique, le conseil de l’Instance supérieure indépendante pour les élections se réunira après la proclamation des résultats définitifs des élections législatives pour adresser au président de la République, une correspondance concernant la publication du décret portant convocation des électeurs. 
Il est à noter que 350 circonscriptions seront en jeu sans modifications par rapport à la loi électorale alors que l’ISIE affirme disposer des moyens nécessaires au succès de cette échéance. 
Sans doute verrons-nous un nouveau scrutin au mois de mai et assisterons-nous à un renouvellement du personnel politique municipal. Misant sur la proximité et le pouvoir local dans sa doctrine – non formulée complètement – Kaïs Saïed joue une nouvelle carte décisive avec les élections municipales dont les résultats conditionneront en partie, le prochain scrutin présidentiel et impacteront la présence des partis dans les méandres de la politique locale. 
Autrement, l’attention de l’opinion publique est focalisée sur d’autres enjeux beaucoup plus immédiats que ces scrutins successifs dont rien ne dit qu’ils ne subiront pas la même désaffection que les dernières élections législatives. 

Entre le pouvoir exécutif et l’UGTT, une crise dans la crise 
Redoutant une envolée des prix et une crise sociale, les Tunisiens observent les mouvements de grève décidés par l’Union générale tunisienne du travail sur fond de préparatifs d’un dialogue national inclusif. De même sont scrutées les décisions du pouvoir exécutif. Ces derniers jours ont vu plusieurs arrestations dans les rangs syndicaux et parmi d’autres personnalités comme Kamel Letaief ou Khayem Turki. 
Adopté la semaine dernière par le Conseil des ministres, un décret-loi portant sur les participations, les entreprises et les établissements publics pourrait alimenter les différends entre le gouvernement et les syndicats. Toutefois, l’adoption de ce décret-loi est un pas fondamental et un passage obligé pour le gouvernement dans sa longue négociation avec le Fonds monétaire international. 
Dans cette crise qui continue de couver entre l’UGTT et le pouvoir exécutif, les positions n’évoluent ni dans un sens ni dans l’autre. En effet,
Kaïs Saïed persévère dans son mutisme teinté de dédain alors que les syndicalistes continuent de fulminer. Cette crise dans la crise est à prendre comme un élément redoutable et il dépendra de la sagesse et du sens de l’État des uns et des autres pour aboutir à une synthèse ou une solution médiane. 

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