Sera-t-elle sauvée du naufrage ?

Les secteurs des phosphates et du tourisme assument un rôle majeur aussi bien au niveau des recettes en devises, de la croissance économique que de l’emploi.

Or les deux secteurs connaissent de grandes difficultés depuis le déclenchement de la Révolution.

Nous analyserons cette fois la crise du bassin minier de Gafsa qui n’a pas bénéficié de la part des pouvoirs publics de solutions appropriées. Dés lors, la compagnie des phosphates risque d’aller vers la faillite, ce qui serait catastrophique pour l’économie du pays ?

 

La compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) qui alimentait le budget de l’État avec ses bénéfices à concurrence de 4000 à 5000 MD par an, soit 25% des ressources du Budget, a accumulé 2000 MD de pertes pendant les années 2011 et 2012.

 

Une compagnie aux abois

Alors qu’en 2010 la production de phosphates avait atteint 8 M de tonnes, celle de 2012 n’a pas dépassé 2,5 M de tonnes. Une baisse vertigineuse de la production alors que la compagnie n’a pas cessé de recruter du personnel, outre les augmentations salariales consenties en 2011 et 2012 ainsi que la régularisation de la situation du personnel de certaines sociétés de sous-traitance. Nous sommes loin aujourd’hui des 4000 salariés de janvier 2011.

La multiplication des grèves, sit-in, protestations, perturbations sociales et revendications salariales de la part de toutes les catégories de personnel a empêché le déroulement normal de l’extraction et la bonne marche des laveries, donc de la production ainsi que du transport des phosphates.

L’activité des usines du groupe chimique de Gabès s’en est trouvée perturbée de façon profonde, car l’approvisionnement en matière première — les phosphates — a été interrompu à plusieurs reprises. 

Il en va de même pour l’exportation : la compagnie a perdu tous ses clients à l’étranger, incapable d’honorer ses engagements de livraison alors que le prix sur le marché mondial est au plus haut : 160 à 180 dollars la tonne

Les couts de production ont par contre augmenté de façon vertigineuse, ne serait-ce que pour le transport, car le blocage de la voie ferrée par des demandeurs d’emploi a contraint la compagnie à recourir au transport par camion : 20 à 25 D par tonne au lieu de 5 D par tonne par voie ferrée. Ce qui a généré un surcoût.

Le blocage de la voie ferrée constitue une manne pour les travaux porteurs privés qui exploitent un parc de 200 camions pour transporter les phosphates de Gafsa à Gabès.

La SNCFT, qui tire 30% de ses recettes du transport des phosphates soit 40 MD par an, est en difficulté du fait de ce manque à gagner.

En 2010 la SNCFT assurait en moyenne onze convois par jour de soixante wagons et plus sur le trajet Gafsa-Gabès.

 

Un passif lourd

Les griefs retenus par la population contre la compagnie sont nombreux et variés : il s’agit d’une accumulation qui date de plusieurs décennies.

Tout d’abord la compagnie qui a réalisé des profits considérables n’a pas réinvesti dans le bassin minier pour mieux intégrer le secteur des phosphates en implantant sur place des usines de transformation chimique, ce qui aurait permis de créer des emplois massifs et de dynamiser l’économie de la région.

En outre la compagnie n’a fait aucun effort pour consacrer chaque année une partie de ses bénéfices au financement de projets économiques dans la région de Gafsa dans le but de diversifier l’économie de la région afin de ne pas être tributaire uniquement des phosphates. Il y a là des erreurs stratégiques, un manque de clairvoyance dans la vision de la part de la compagnie, mais aussi une défaillance du pouvoir en place à l’époque.

Le divorce entre la compagnie et le tissu social du bassin minier a été prononcé lors du licenciement qui a frappé plusieurs milliers de mineurs dans les années 80 suite à l’effondrement des prix des phosphates sur le marché mondial. En effet la compagnie employait 14.000 salariés à l’époque, après le dégraissage de 1985 il n’y a avait plus que 4.000 mineurs.

Ainsi la région a perdu du jour au lendemain une masse salariale énorme qui profitait à tous les secteurs d’activité économiques : commerce, transport, services, agriculture…

Cela est d’autant plus grave que la compagnie est réputée distribuer des salaires élevés par rapport à la moyenne nationale.

En effet, le salaire moyen aujourd’hui est de 27.000 D par an alors que la moyenne dans la fonction publique est de 12.000 D. C’est pratiquement du simple au double sinon plus. Tout cela justifie l’acharnement des jeunes diplômés, du supérieur ou non, et originaires de la région à être recrutés par la compagnie.

La compagnie a encore commis une autre erreur stratégique lorsqu’elle a payé en 2008, 8 millions d’heures supplémentaires à son personnel au lieu de recruter en conséquence pour faire face au surplus de commandes.

 

La rébellion du bassin minier    

L’insurrection du bassin minier de Gafsa durant le premier semestre 2008 était l’expression d’un ras-le-bol général suivie par une répression sauvage de la part de Ben Ali. C’était un cri d’alarme dont le pouvoir n’a pas tiré tous les enseignements utiles ni avant ni après le déclenchement de la Révolution.

Au lendemain de la Révolution, la situation sociale était explosive, elle l’est toujours, dans tout le bassin minier, avec un taux de chômage très élevé de 40% de la population et 28% parmi les diplômés du supérieur à quoi s’ajoute une précarité des salariés de la sous-traitance, d’où l’explosion des revendications sociales et salariales, la multiplication des grèves, sit-in…

Éviter de prendre en otage et de geler les différentes activités de la compagnie des phosphates relevait de la mission impossible de la part de tous les mécontents, alors que toutes les structures de l’État étaient affaiblies et frappées d’immobilisme et d’incapacité.

 

Préjudices graves causés à l’environnement

Selon les experts et les spécialistes de l’environnement, les conditions dans lesquelles se trouvent exploités les phosphates de Gafsa dans les trois centres miniers les plus importants de Redeyef, Moularès et Mdhilla ont engendré des dommages graves à l’environnement et des préjudices à la santé de la population. En effet, la poussière et les émanations dégagées par les carrières d’exploitation sont nocives pour la santé, pour la végétation, pour le cheptel et les cultures (légumes ou arbres fruitiers.)

En outre, les laveries consomment beaucoup d’eau dans une région qui souffre de pénurie pour l’approvisionnement de la population et pour l’irrigation des terres.

En effet, les solutions chimiques utilisées pour séparer les phosphates des argiles et impuretés dans les laveries sont rejetées ensuite dans les lits d’oueds et polluent la nappe phréatique.

Dans certaines zones particulièrement exposées, les cultures ont dépéri ou se sont dégradées et même l’élevage extensif du mouton, une des ressources de la région, est devenu difficile sinon impossible.

Les laveries consomment 18 millions de mètres cubes par an, ce qui est considérable dans une région aride.

La compagnie doit réparation de ces préjudices graves à la population de la région, ce qui ne s’est pas fait à ce jour ou pas assez selon les victimes.

 

Gestion maladroite de la crise 

Le moins que l’on puisse dire c’est que la crise du bassin minier de Gafsa, qui inclut et dépasse largement le cadre de la compagnie des phosphates, a été sous-estimée par les différents gouvernements qui se sont succédé depuis le 14 janvier 2011.

À supposer qu’elle soit à proprement parler gérée par les pouvoirs publics, on peut considérer que cette gestion a été maladroite, qu’elle a comporté des erreurs d’appréciation et s’est donc avérée inefficace.

Le gouvernement n’a pas engagé un dialogue à un niveau élevé, avec les différents interlocuteurs et les parties prenantes de la crise pour les écouter, les comprendre et étudier avec eux les solutions qui s’imposent.

Il aurait fallu que plusieurs ministres se déplacent en même temps dans les centres miniers, pendant plusieurs jours, pour examiner de près la situation sur place et toucher du doigt les problèmes concrets qui se posent afin de leur apporter des solutions concrètes selon un programme global comportant plusieurs volets, quitte à ce que cela soit réalisé progressivement et à moyen terme.

En effet plusieurs ministères sont concernés par la crise du bassin minier : Industrie, Environnement, Affaires sociales, Agriculture, Équipement… les pouvoirs publics ont laissé le gouverneur et la compagnie se débattre avec les protestataires alors que la situation les dépasse largement ce qui a engendré le pourrissement de la situation.

Seule une réponse sécuritaire a été apportée à la crise, et encore, alors que celle-ci est d’ordre politique, social et économique.

Pis, le P-DG de la compagnie, Kaïs Eddali, a été démis de ses fonctions par la tutelle alors qu’il est compétent. C’est un homme de dialogue, un fils de la région et il était apprécié par le personnel, ce qui n’est pas le cas de son successeur qui a été accueilli par le slogan «Dégage !».

Les protestataires, qui appartiennent à plusieurs catégories de la population, ont l’impression d’être des «laissés pour compte », de ne pas être écoutés, ni d’être pris en considération par les pouvoirs publics, ce qui accroit leur colère et l’atmosphère de tension qui règne dans le bassin minier.

 

Réconcilier la compagnie avec son entourage humain

La compagnie des phosphates a besoin de faire un gros effort en concertation avec les pouvoirs publics pour se réconcilier avec son environnement social et humain sur tous les plans. Il s’agit de se remettre en cause, de réviser son positionnement stratégique dans la région, de reconsidérer son rôle vis-à-vis de son entourage.

La compagnie doit investir dans le bassin minier directement et indirectement, y créer des emplois et dynamiser l’économie de la région.

L’environnement doit faire l’objet d’une protection efficace afin que la dégradation ne soit pas irréversible.

La région de Gafsa souffre d’une nature ingrate : sécheresse, manque d’espaces verts et collines déboisées, amoncellements de rejets de phosphates… 

Il faudrait reboiser et consacrer la totalité des ressources hydrauliques à la population puis à l’agriculture par des périmètres irrigués. Pour les laveries et selon des études avancées, le recours à des canalisations pour amener l’eau de mer à partir de Gabès serait possible.

 

Investir dans le développement du bassin minier

La compagnie des phosphates devrait financer à concurrence de 20% de ses bénéfices nets le fonds de développement qui a été créé, mais n’a pas encore fonctionné.

Ce fonds d’investissement est appelé à financer des projets économiques privés dans le bassin minier.

 

Moderniser les équipements d’infrastructure 

Les infrastructures de la compagnie ont vieilli de façon prononcée, certaines sont devenues obsolètes et il est devenu urgent de les remplacer.

Avec l’extension de l’urbanisation, les laveries sont désormais situées en pleine ville. Il va falloir réinvestir dans des infrastructures modernes et transférer les laveries qui sont polluantes hors des villes.

L’exploitation des gisements doit être également modernisée, si l’on compare les normes en vigueur en Tunisie et au Maroc, qui emploie moins de main-d’œuvre que nous.         

 

La situation en 2013 

La production de phosphates a atteint durant les cinq mois de 2013 1062.000 de tonnes contre 4 millions de tonnes en 2010 soit des pertes de l’ordre de 400 MD.

Selon la compagnie le rythme d’activité est de l’ordre de 33% actuellement. Les recrutements 2011 et 2012 font que l’effectif a atteint plus de 7000 salariés. La compagnie court le risque de se mettre en situation de cessation de paiement dans deux ou trois mois si la conjoncture actuelle perturbée persiste.

Il faut dire que le caractère étatique de la compagnie plaide en faveur de sa pérennité. Cependant la période de laxisme s’est prolongée trop longtemps et il aurait fallu être vigilant depuis le début de l’année 2012. Actuellement, la compagnie a des difficultés à satisfaire les besoins du pays en phosphates alors qu’elle était le 5e producteur et exportateur mondial en 2010.

Maintenant elle ne figure plus au classement mondial. Qui sauvera la compagnie du naufrage ?

Ridha Lahmar

 

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