Sexe, inceste et vidéo…

Par Youssef Seddik

Une société sans le respect par tous de l’autonomie corporelle de chacun, sans la claire perception des statuts de tel ou tel corps et la classification rigoureuse des approches, des proximités et des distances, une telle société est vouée tôt ou tard à la perdition.

Viols en tout genre, violences contre sa propre enfant, son épouse, ou la citoyenne qui passe par son chemin, agressions sexuelles inouïes jusque-là, les plus optimistes d’entre nous arrivent même à se dire qu’ à quelque chose « malheur est bon «, puisque, se dit-on quasiment satisfait, que ce sont bien les « avancées révolutionnaires « qui nous donnent à voir ces horreurs grâce à l’information libérée. Il serait bien mieux d’avoir à supporter le sentiment de malaise et de dégoût face à de graves symptômes que de rater un juste diagnostic et donc la thérapie idoine.

La semaine dernière, sur une chaine TV très suivie, cette même information libérée de ses brides et tartufferies se précipite « la tête la première « dans le piège de ses propres euphories. Une histoire incroyable ! L’un de ces faits que l’animateur et la chaîne ont cru « divers « et même divertissant, se révèle des plus monstrueux, insoutenable. Le concepteur-présentateur de cette émission de « télé réalité «, rabattage à faibles frais des émotions grand public, a dû perdre pied et coupé court à ses commentaires et interrogations, avouant à vif qu’il ne croyait pas l’affaire d’une si grande ampleur.

Il s’agit, pour nous résumer, de l’émission « Tu vas m’entendre « (‘andî ma inqollik) animé par ‘Alâ Chabbi sur At-Tunissyya. Le concept déniche deux partenaires d’un drame familial que le sort a séparés ou éloignés et qu’un désir ou un remord, une nostalgie ou un repentir pousse à se rencontrer sur le plateau, à déballer leurs frasques et peut-être à se réconcilier, à se retrouver, à s’expliquer, etc. 

Cette-fois c’est un jeune homme, la trentaine, qui demande à connaître sa maman. Elle l’aurait abandonné à la naissance et il désirerait juste voir à quoi elle pouvait ressembler. Le jeune homme, apparemment équilibré, insiste sur la simplicité de ce désir, affirmant qu’il a bien pardonné à sa génitrice cet abandon et qu’il était tout à fait capable de comprendre ses « raisons « quelles qu’absurdes ou douloureuses pour lui qu’elles pussent être. La maman, quinquagénaire et simplette paysanne, répond à l’invitation de la chaine et se présente derrière un rideau qui ne sera levé que sur accord des deux invités de l’émission. Le voile est levé et la dame, sans la moindre émotion, déclare d’abord ne pas identifier l’individu se trouvant devant elle, avant de se raviser sans transition et de dire d’un ton plat qu’il s’agit « tout compte vite fait « de son cousin, enfant de son oncle maternel!

– Mais non, allons ! Ce jeune homme est votre propre enfant, s’insurge l’animateur. Vous rappelez-vous, il y a trente ans, avoir mis au monde un bébé et l’avoir aussitôt abandonné ?

– Je me rappelle bien, en effet !

– Et où serait-il à présent ?

– Il est là, devant moi, mais c’est l’enfant de mon oncle maternel… 

– C’est bien le même que celui que vous avez mis au monde il y a trente ans…

– Exact… C’est bien le fils de mon oncle maternel…

– Que me dites-vous là ?

– Voilà, tout est clair…

– Il s’agit bien d’un viol ? Votre oncle maternel vous a violée ?

– Voilà, vous avez bien compris, c’est bien le fils de mon oncle maternel.

– A-t-il été jugé pour cela ?

– Oui, 21 ans de prison.

Notre plaie à tous

Rien, après cette conversation abracadabrante en apparence n’est en effet plus clair. La dame dénie d’une manière catégorique et pathétiquement naturelle qu’il s’agit de son enfant. La mise bas du bébé, pour elle, n’a aucun sens tant que le fait transgresse l’intangible tabou de l’inceste. En tant que téléspectateur ordinaire, j’ai trouvé très profonde et véridique sa sérénité devant ce qui ne peut être qu’une inextricable contradiction. Elle a assumé tant et si bien qu’elle s’était mariée et avait eu un autre enfant, le sien cette fois, âgé aujourd’hui de 24 ans.

L’animateur tente encore de comprendre ou de s’indigner (contre qui ?), mais ne fait que remuer le couteau dans la plaie, sa propre plaie à lui, notre plaie à nous tous :

– Cet enfant que vous avez eu après votre mariage est donc le frère du jeune homme ci-devant ?

– Oui.

– Et vous êtes prête à accueillir ce fils de votre oncle chez vous ?

– Oui, sans problème, qu’il soit le bienvenu, mais c’est le fils de mon oncle.

Et à l’animateur de conclure :

– Ecoutez chers téléspectateurs, je n’ai rien à dire, il s’agit d’un monstrueux mélange des filiations (ikhtilât ansâb). C’est absolument tabou (hrâm). D’habitude, nous recevons des demandes pour des émissions aussi incroyables, aussi transgresseurs de nos valeurs les plus sûres et les plus sacrées, et nous les écartons faute de pouvoir les gérer. Cette fois, je découvre avec vous la monstruosité de ces faits. Que Dieu ait pitié de vous, que Dieu pardonne à qui Il veut. Mais j’arrête là un débat devenu impossible !

La femme rurale et naïve dans cette émission assène cependant une formidable leçon. Dans l’impeccable élégance avec laquelle elle a pu résoudre son problème, admettant et imposant à elle-même et à tout le monde qu’elle n’était qu’un simple réceptacle d’une semence, qu’elle n’était que fécondatrice et porteuse d’un être qu’elle reconnaît en tant que tel, mais pas en tant que son enfant, va jusqu’au bout du contrat fondamental entre les genres et partant, entre toutes les composantes du corps social. Dès qu’une problématisation outrancière du corps de la femme et de son statut touche à l’excès, à la manipulation et à la surenchère dans le vacarme des plaisirs et des désirs, la société doit en payer le prix. Que ce soit en Occident, là où la femme se croit émancipée grâce au discours de la modernité, ou, chez nous, de plus en plus, là où la logique de « cachez-moi ce sein que je ne saurais voir » devient patente et vise à ensevelir totalement le corps de la femme, le péril est le même : ce corps-là, celui de Mère, de ma petite sœur ou de l’adolescente fille de mon ami, quitte la région du sujet à part entière vers celle de l’objet à part, à ne partager avec personne sauf avec sa propre gourmandise et goût de luxure et de concupiscence. Là, dans les sociétés dites libérées où viols et violences demeurent lot quotidien sur tous les médias, la femme est sur le piètre piédestal de la belle marchandise. Ici, chez nous dans les sociétés d’islam, la peur du corps féminin en prime, la même marchandise se reconnait de la circulation d’une contrebande, et doit donc être perçue sur le mode du secret et de l’énigme, de la prohibition et du tabou. 

La quinquagénaire de cette émission« Tu vas m’entendre … » a tout compris. Elle prouve qu’elle a franchi, sans le savoir peut-être, la limite qui enserre nos sociétés dans cette diabolique logique : moi, a-t-elle l’air de nous dire, je fais avec ce que la société des hommes fait de mon corps ; c’est son problème à elle, c’est le problème des mâles qui commandent. Moi, femme ordinaire et mentalement saine, je refuse le mélange des genres. Ci, mon produit biologique. Là, l’enfant de mon incestueux parent ! 

Y.S.

 

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