Anarchiste génial, Georges Lapassade forgea le concept d’«analyseur» pour désigner la partie apte à projeter un éclairage sur l’ensemble. Ainsi, le flux migratoire déployé entre Sfax et Lampedusa suffit à élucider les déplacements des populations entre le Sud et le Nord. C’est l’instant où les interprétations formulées auparavant affichent leur inadéquation. Dès l’instant où, à Lampedusa, l’effectif des migrants excède celui de la population, la représentation de camps où seraient parqués les émigrés paraît dépassée. Maintenant, des médiateurs locaux estiment leur pays submergé par les Subsahariens et les Nord-Africains. Les commentateurs européens énoncent deux prises de position. Les uns dénoncent le risque encouru par leur univers identitaire, et les autres préconisent des mesures humanitaires.
Pour Giorgia Meloni, la solution finale serait le maintien des migrants dans les pays émetteurs. Cependant, égocentristes et altruistes attestent l’échec des initiatives prises aux niveaux local et régional. Un porte-parole du parti lepéniste estime inacceptable un accueil de migrants quand son pays souffre du chômage et d’une baisse du niveau de vie. L’aveu de l’échec, même européen, pointe néanmoins vers l’extension du problème à une échelle de plus en plus élargie. Or, la raison de l’émigration prolonge la domination coloniale et impériale avec, aujourd’hui encore, l’opulence d’une part, et l’indigence de l’autre.
Certes, l’Afrique regorge de ressources mais bien des Africains ne cessent d’affronter la pauvreté. Dès lors, le flux migratoire, de plus en plus malaisé à juguler, charrie avec lui l’avatar historique où prospère le racisme, tare notoire. Retour du boomerang, le flux migratoire vient prélever une part des biens disponibles quelque part sur la terre et soupçonnés, ou non, d’avoir été accumulés aux dépens des pays dominés. Alors ministre de l’Enseignement supérieur, Mohamed Charfi conteste pareille idée. Pour lui, l’Occident industrialisé ne doit sa prospérité qu’à lui-même. De toutes les façons, les émigrés sont des personnes humaines et les codifications les fourrent dans la catégorie de la clandestinité abhorrée. Dès lors, il s’agirait de retirer l’étiquette stigmatisatrice sur laquelle figure l’appréciation rendue inappropriée par la force des choses, autrement dit l’incapacité d’éradiquer les flux migratoires de plus en plus accentués.
Semblable remise en question, malaisée à inculquer, pourrait contribuer à l’issue recherchée. Déjà une brèche intervenue entre le codifié, d’une part, et le spontané, d’autre part, laisse entrevoir une lueur d’espoir. Des bénévoles distribuent à boire et à manger à une longue file d’émigrés assis à même le sol. L’émotionnel subvertit le conventionnel. A son tour, ce clivage débusque le potentiel au cœur du réel. Ainsi percevaient le monde social maints auteurs, au premier rang desquels avancent Rousseau et surtout Spinoza, le théoricien de la « potentia ». Pascal, aussi, dénonce la rengaine de la condition humaine : « Votre goût de posséder qui, en vérité, vous possède et vous enchaîne, vous asservit, je le nomme divertissement : ce qui nous jette hors de nous-mêmes, nous dévoie, nous égare, nous détruit et nous détourne de la pensée de la mort », thème central de Heidegger, insurgé contre l’inauthenticité. Mais par-delà cet apport, crucial, de la philosophie classique, il s’agit d’aller des égoïsmes nationalistes à la reconnaissance revendiquée par tous les hommes de la terre. Pour l’instant, la bipartition Nord/Sud vicie l’atmosphère. Légal et illégal, en matière d’émigration, fondent l’impasse où ne cesse de vociférer l’humanité. La même problématisation opère quant à la séparation du commerce légal et clandestin. Plusieurs observations confortent ce genre d’appréciation. La confiscation d’une brouette entraîne l’état suicidaire et les marchands à la sauvette dégagés reparaissent ailleurs, tel un phénomène social malaisé à déraciner. Le constat, sans cesse renouvelé, oriente maints commentateurs à légitimer l’exigence d’intégrer les clandestins au sein du carrousel formel. Aux abords d’une grande surface, des opérateurs irréguliers procèdent au change et il serait question d’abattre la cloison dressée entre eux et le secteur formel.
Dans tous les cas de figure, il s’agirait de n’exclure personne par la focalisation de l’investigation vers la révolte sociale globale. Ainsi, la suppression d’une barrière douanière valide l’échange prohibé auparavant. Dès l’instant où le conventionnel mène à la géhenne, il s’agirait de le surplomber. Une fois remis en question, le monde social tel qu’il est oriente les agents sociaux vers le monde social tel qu’il devrait être. Au début de la transformation espérée, les dirigeants auraient à concilier l’intérêt national et l’intérêt général de la mondialisation rénovée. Amine Maalouf écrit : «Si la terre est encombrée, c’est par nos avidités, nos égoïsmes, nos exclusions, nos prétendus «espaces vitaux», « zones d’influence » ou « de sécurité » et aussi nos futiles indépendances ».
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