Sidi Khlifa et la Ghriba, aucun chat ne chasse pour le bon dieu

Par Khalil Zamiti

Toute religion populaire ou officielle évolue sur deux plans. D’une part, elle distribue les biens de salut sous forme de bénédiction ou de sacrement et reçoit les offrandes livrées par ses ouailles. D’autre part, ces dons réciproques sont donnés à voir pour bénévoles, gratuits et à pure connotation spirituelle.

Expliciter la teneur économique de ces transactions émarge au registre de l’analyse mais revient à jouer hors jeu dans le champ religieux. Ainsi, à la différence des professeurs, les muezzins et les prêcheurs n’organisent guère un sit-in pour des revendications financières.

L’échange culturel masque les intérêts matériels. Mais avec l’économie de marché, tout devient marchandise et ce processus universel finit par introduire le ver commercial dans le fruit spirituel. Ascèse nimbée d’humilité, le pèlerinage transite vers le tourisme ostentatoire, ses beznassas et ses articles de commerce moins propices à occulter la rubrique économique. La folklorisation égaye les modernistes et importune les puristes. Entre autres interviewés parmi les habitués à la Ghriba J. me dit : « l’aspect touristique prend trop d’importance et déforme l’ancien esprit ».

Ce mélange des genres cligne vers la même transformation analysée à Sidi Khlifa, « wali salah ». Sidi Khlifa donne son nom à la délégation de Bourficha dans le gouvernorat de Sousse. La liquidation des habous prive la zaouia de 2500 hectares de terre jadis affectés à l’entretien, au rituel et à l’accueil des adeptes. Une base économique sous-tend les pratiques référées à l’appartenance maraboutique. Structures objectives et dispositions symboliques ou subjectives se répandent sans explicitation de cette relation. Le sacré a horreur du profane où il trouve la raison de son abolition. Une fois le seuil du surnaturel franchi, hormis le don point de salut. Tout près, à 9000 mètres, des vestiges archéologiques, longtemps laissés à l’abandon, attirèrent les ravages des pillages. Une fois les sections de colonnes déterrées par les oueds, le tracteur des privés met à profit le début de la nuit.

Témoins du larcin, le souffle montagnard vient de l’ouest zaghaouanias quand la brise marine remonte la pente et contre la douceur de l’est côtier. Ces deux effluves alternées pourlèchent et caressent tour à tour la paix spirituelle du site perché. Sein du saint, la rotondité voluptueuse de la coupole offre au ciel émerveillé la splendeur blanche de sa nudité.

À chaque pays ses talibans

Extrait de la hojja (preuve) et rédigée sur peau de bête pour instituer la légation perpétuelle à la zaouia de la terre « haboussée », voici la généalogie de Sidi Khlifa : « Abou Omar ibn Souayah el Hichri Edhehbi, connu sous le nom de Essolâni est né en l’an 1068 de l’hégire. Il meurt en l’an 1148. Il est venu de la ville marocaine de Fès en l’an 1098.il s’établit au lieu-dit henchir el Fazadiss en référence à une civilisation romaine dénommée civilisation de Fazadi Majus. Il s’installe dans la zaouia fondée par le cheikh Mohamed Bou Zaabia enterré dans l’un des villages du Sahel « Zaabi Sousse ». C’était un ascète muni de pouvoirs manifestes et capables d’éclipses éblouissantes. Sa zaouia était une école coranique. Par elle passait le quêteur du savoir pour l’apprentissage, les émirs de Salah Eddine Youssef Aybou allèrent les uns au pays du Yémen et les autres au pays du Maghreb. Le cheikh prit femme parmi l’une de ces familles arabes et il a eu dix enfants dont huit mâles et deux femelles ». A l’origine, les adeptes sidérés assistent à la façon dont Sidi Khlifa passe du visible à l’invisible. Cette épiphanie de l’ancêtre fondateur inaugure le cycle des services rendus par lui et des offrandes apportées au mausolée. Ces relations à double sens évoluent dans l’ambiant de la sphère spirituelle et à aucun moment il n’est question de valeur marchande ou matérielle : Avant de franchir le seuil de la zaouia, un groupe de femmes livre un coq au notable chargé de veiller à la bonne marche du lieu sacré. Il accomplit quelques pas, égorge le volatile puis reviendra, plus tard, le récupérer. Durant un instant, l’animal sacrifié demeure, là, comme abandonné. Ce moment, crucial, mime le désintérêt pour signifier le primat de la spiritualité.

Lorsque j’observais ce genre de scène voici deux décennies, je ne pouvais m’empêcher de subodorer la poule aux œufs d’or sous le palier de la divine gratuité.

Bonjour le festival

Hélas, depuis, l’irrépressible transformation a sévi. La zerda printanière vouée aux seuls adeptes communautaires devient l’ainsi nommé “festival de Sidi Khlifa”. Courtisés pour compenser les maigres apports agraires, les touristes occupent le territoire évacué par les croyants. Spectacle équestre, commercialisation d’articles divers, où figurent miel, ceinturons pour femmes et pain tabouna, eu égard à l’économie nationale et à la jeunesse en mal d’activités rémunérées. L’ancienne relation des étages, matériel et spirituel, si chère aux tenants de la sacralité, peine à perdurer. Maintenant Time is money. Ce procès universel progresse à des rythmes différenciés.

Le tourisme à la Ghriba et à Sidi Khlifa

Ici la parenté assume la charge économique des personnes âgées, mais là où règne le chacun pour soi, l’hospice est roi. Bon débarras ! Par l’irruption hégémonique de la sphère touristique avec sa teneur financière, la Ghriba et Sidi Khlifa marchent la main dans la main à travers le dédale de l’univers désormais désenchanté.

Par delà le débat engagé entre le sunnisme, le chiisme, l’impérialisme et les pays pétroliers, que serait le djihadisme sans les argentiers ? Les religions, les croyances, les positions et les prises de positions semble-t-il désintéressées naviguent à vue d’œil, dans une problématique de l’ambiguïté. Comment expliquer autrement, cent partis et mille experts à tout faire pour un si petit pays ? Ah ! Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est l’intérêt particulier sous les oripeaux de l’angélisme présumé. Le sans commun le savait bien avant les théoriciens de la distance critique : « Aucun chat ne chasse pour les beaux yeux du bon dieu ». La Ghriba et Sidi Khlifa regardent ensemble dans la même direction. La venue de pèlerins à passeports israéliens, provoque l’audition parlementaire. Le nerf de la guerre n’a cure de « l’hypocrisie » afférente au maquillage des moyens monétaires.

KH. Z. 

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