Silence politique !

Les classiques de la littérature arabe ont beau disparaître de l’école et leur empreinte pâlir dans notre culture arabo-musulmane contemporaine, Abdullah Ibn Al-Muqaffa tient bon ! Il est dans mon conseil d’hygiène mentale pour cette période de complotisme galopant, de soumission à la terreur obscurantiste et populiste, et d’inhibition des angoisses. Prendre congé de cette fresque burlesque, faire preuve d’un peu d’audace et d’originalité et s’embarquer dans les dessous de la littérature pour éviter de servir toujours les mêmes plats… « politiques » ! Sous tant d’infortunes, il ne reste qu’à remettre ses idées en place. En littérature, la politique existe toujours. Comparaison n’est pas raison mais force est d’avouer que c’est dans la littérature qu’on peut disséquer les discours totalitaires et dénoncer l’inanité du système politique, économique et social de ce pays. C’est pourquoi je me suis référé à Ibn Al-Muqaffa et son «Kalila wa Dimna» agrémenté de punchlines et de jeux de mots à tiroirs pour épingler les pratiques politiques insupportables. Une façon de s’insurger, notamment contre cette «anarchie spontanée» selon le terme de l’historien Hippolyte Taine. Il est évident que la littérature ne détient aucune réponse aux questions politiques. Mais l’exploration de ses pouvoirs montre qu’elle est indispensable dans l’art de reformuler ces questions, et d’y voir plus clair. Prenons exemple : la dialectique en littérature a été toujours soumise à la dualité des initiateurs et des imitateurs. Il s’agit d’une dualité imposée par la logique de la transmission, de génération en génération. Quant à sa portée, elle est déterminée par un fil séparant en fait le tolérable de l’interdit. À chaque écrivain donc ses adeptes qui reconnaissent son autorité et lui vouent une fidélité indéfectible. Ils tiennent ainsi à consolider sa méthode, perpétuer son style et préserver son héritage. Plusieurs exemples dans notre scène culturelle illustrent clairement le cas de l’imitation tolérable et souhaitable. Mais, lorsque l’appartenance devient imitation servile et la transmission une sorte de clonage douteux, la fidélité aux initiateurs se transforme en pure démagogie et la logique dialectique se trouve détruite.
Le grand écrivain Mahmoud Messaâdi a emprisonné toute une génération d’hommes de lettres dans les moules de son style. Leurs écrits, nés sur le même rythme, ruminent les phrases du maître, ses paroles, ses expressions, et jusqu’à ses signes de ponctuation. Cette génération a fait long feu. Le poète et essayiste Salah Garmadi a encouragé ses adeptes à imiter ses écrits poétiques qui sont libérés de toutes les entraves métriques et prosodiques. C’est ainsi que sont apparus les poètes du groupe «Attaliâa» (l’Avant-Garde) dont les poèmes ne sont, en réalité, qu’une copie déformée de leur modèle. L’original comme la copie ont, au fil du temps, fini par disparaître.
Notre scène littéraire ressemble, depuis des décennies, à une brouette pleine de grenouilles qui sautent en tous sens pour rejoindre qui la grande mare obscurantiste, qui un promontoire moussu de populisme délirant, qui un nid de gauchistes jamais repentis. Savoir ce qui se passe dans une scène littéraire, si près et si loin de celle de la politique, demeure une interrogation vertigineuse probablement sans fin. Mais dans l’atmosphère de l’incertitude, mieux vaut ne pas s’y fier longtemps.
L’ironie, l’un des seuls luxes qui nous restent aujourd’hui en abondance, est que le coup fatal qui avait provoqué la chute de plusieurs genres littéraires dans notre pays et marqué leur longue agonie, peut se reproduire dans une scène politique où la «démocratisation» du clonage attise la tyrannie de l’insignifiance.
«Silence politique» alors ! Et place à la littérature qui témoigne sans théoriser et convainc sans militer. 

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