S’inspirer de Singapour

Par Dr Sami Ayari* 

Les ministres tunisiens de l’Investissement et des Affaires étrangères multiplient les échanges avec l’ambassadeur de Singapour, à l’occasion de la célébration du 40ᵉ anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays.  Ces rencontres reflètent une volonté commune de renforcer les relations économiques et de développer des partenariats stratégiques. Les discussions ciblent des secteurs clés comme l’innovation, les technologies modernes, le tourisme et les services financiers, ouvrant la voie à des opportunités de collaboration prometteuses.

 La TIA a organisé sa 19ᵉ session stratégique le 13 novembre 2024, mettant en lumière le modèle économique de Singapour, présenté par un expert singapourien de renommée internationale. Cette session a souligné l’opportunité pour la Tunisie de s’inspirer de ce modèle pour renforcer son cadre d’investissement, en insistant sur la stabilité législative, la création d’emplois d’avenir et l’attractivité des talents. Des recommandations concrètes ont été formulées pour stimuler la croissance économique et intensifier les échanges, tout en tenant compte des spécificités tunisiennes.
Cette session stratégique a regrettablement omis de valoriser les talents et experts tunisiens déjà actifs à Singapour. Pourtant, rien que dans mon réseau et mes associations, plus d’une dizaine de professionnels tunisiens jouent un rôle clé dans le dynamisme de ce hub économique mondial. Intégrer leur expérience et expertise aurait apporté une valeur ajoutée inestimable, offrant des perspectives concrètes pour adapter le modèle singapourien au contexte tunisien.
À son tour, la présidente de la TIA a rencontré l’ambassadeur, saluant l’expérience singapourienne dans des domaines clés tels que la transformation numérique et l’attraction des IDE. Elle a exprimé son souhait d’adopter des modèles de collaboration inspirés des réussites de Singapour afin de les adapter aux spécificités du contexte tunisien.
“Ce modèle (singapourien) place les personnes au cœur des politiques publiques, avec un système éducatif performant, des services de santé développés et des investissements dans les emplois d’avenir pour les ressources humaines (Tunisia Regional Talent Hub).” selon le communiqué de la TIA.
Une initiative des plus pertinentes : s’inspirer du modèle singapourien est une idée lumineuse. Ce choix stratégique ne se limite pas à la Tunisie, puisque même des pays du G7 reconnaissent la valeur de ce modèle et envisagent d’en adopter certains aspects.
Un modèle que nous tenterons de décortiquer dans ses grandes lignes, un modèle qui a transformé un pays en le faisant passer d’un monde à un autre…
Ce modèle socioéconomique peut-il réellement transformer la réalité d’un pays comme la Tunisie ? Quels en sont les fondamentaux indispensables ou les clés essentielles pour garantir son succès ? Et, surtout, comment l’adapter au contexte tunisien pour en maximiser l’impact tout en respectant les spécificités locales ?
Un modèle socioéconomique peut-il s’appliquer universellement ou doit-il s’adapter aux spécificités locales ? Quels compromis pour allier ambition, durabilité et pragmatisme ?
Cette transformation extraordinaire est relatée dans l’autobiographie Du Tiers-Monde à la Première Nation – L’Histoire de Singapour : 1965-2000, écrite par Lee Kuan-Yew, Premier ministre de 1959 à 1990. Il y décrit comment, à partir d’une situation initiale d’isolement et d’absence totale de ressources naturelles, il a mené Singapour à surmonter des défis majeurs tels que la surpopulation, le chômage massif et les tensions ethniques. En quelques décennies, grâce à un leadership visionnaire et des réformes audacieuses, Singapour est devenue une puissance économique mondiale.

Un leadership visionnaire
Deux déclarations emblématiques de Lee Kuan-Yew incarnent l’essence de son leadership visionnaire :
– “Non, votre travail en tant que leader est d’inspirer et de galvaniser, pas de partager vos pensées désespérées”
«Une nation est grande non seulement par sa taille. C’est la volonté, la cohésion, l’endurance, la discipline de son peuple et la qualité de ses dirigeants qui lui assurent une place honorable dans l’histoire.»
Lee Kuan-Yew illustre comment un leadership visionnaire et pragmatique a transformé les défis majeurs de Singapour en opportunités de croissance, en s’appuyant sur des valeurs clés telles que la méritocratie, l’excellence et une tolérance zéro envers la corruption. Cette approche a jeté les bases d’une société équitable et d’une économie prospère.
Grâce à une capacité exceptionnelle à anticiper les tendances mondiales, Lee Kuan-Yew a identifié les mutations économiques et technologiques émergentes, élaborant des politiques visionnaires axées sur l’innovation et la durabilité. Sa gouvernance rigoureuse a garanti la stabilité et la prospérité de Singapour, faisant du pays un modèle de réussite reconnu sur la scène internationale.

Des politiques économiques audacieuses
Deux déclarations marquantes de Lee Kuan-Yew illustrent parfaitement sa stratégie économique audacieuse :
«Nous n’avons pas de ressources naturelles, mais nous avons les gens, leur énergie et leur cerveau. Nous devons exploiter cela.»
«Ce qui fonctionne, nous le faisons. Ce qui ne fonctionne pas, nous l’abandonnons.»
Singapour a déployé des stratégies novatrices pour accélérer sa croissance économique, transformant son manque total de ressources naturelles en une opportunité pour se réinventer. En se concentrant sur l’attraction des investissements étrangers, le pays a créé un environnement économique exceptionnellement stable et favorable, caractérisé par une fiscalité compétitive, des réglementations simples et un système judiciaire reconnu pour son impartialité et son efficacité (Délais de jugement courts, utilisation de la technologie, des lois strictes sur le trafic de drogue imposent des peines de prison à vie ou la peine de mort pour les trafiquants de drogue…).
Par exemple, dans les années 1970, le pays a lancé des zones économiques spéciales, comme Jurong Industrial Estate, pour promouvoir la fabrication industrielle et l’exportation. Ces zones ont attiré des entreprises de pointe dans des secteurs stratégiques, comme l’électronique et les produits pharmaceutiques.
Aujourd’hui, Singapour héberge plus de 37 000 entreprises internationales, dont des géants tels que Google, Pfizer et Samsung, générant des milliards de dollars de revenus. En 2023, les IDE ont atteint près de 1,5 billion de dollars singapouriens, consolidant le rôle de Singapour comme un hub économique et technologique incontournable.
Singapour a adopté une politique proactive de diversification, s’ouvrant à de nouveaux secteurs stratégiques pour élargir sa base économique et renforcer sa résilience face aux fluctuations mondiales.
Aujourd’hui, l’électronique contribue à 20 % du PIB industriel et 40 % des exportations de Singapour. En 2023, les services financiers géraient 3000 milliards de dollars singapouriens d’actifs. Singapour excelle en IA grâce à AI Singapore, doté de 500 millions SGD, et en biotechnologie avec Biopolis, employant 4000 chercheurs sur des innovations comme la génétique et la médecine de précision.

Investir dans le capital humain : un levier de prospérité à Singapour
«L’éducation est le fondement de tout ce que nous faisons. Avec des citoyens bien éduqués, il n’y a pas de limite à ce que nous pouvons accomplir» ou bien «Nous devons toujours investir dans notre peuple. Il est notre atout le plus précieux.»  Lee Kuan-Yew
Singapour a placé l’éducation et la formation au cœur de sa stratégie de développement économique, reconnaissant que son principal atout réside dans son capital humain. Ce pari audacieux a permis au pays de transformer une population initialement peu qualifiée en une main-d’œuvre parmi les plus compétentes et adaptables au monde.
Singapour a développé un système éducatif axé sur l’excellence, mettant l’accent sur les matières STEM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques) tout en promouvant la pensée critique et l’innovation. Cette approche lui permet de figurer régulièrement parmi les meilleures nations dans les évaluations internationales, telles que le PISA. Pour répondre à l’évolution rapide des marchés et des technologies, le gouvernement a lancé le programme SkillsFuture, qui offre des subventions permettant aux citoyens d’acquérir de nouvelles compétences tout au long de leur carrière. En 2023, plus de 500.000 Singapouriens en ont bénéficié.
Ce système éducatif est étroitement aligné sur les besoins économiques du pays, grâce à des partenariats stratégiques entre les établissements d’enseignement et les entreprises. Parallèlement, Singapour consacre près de 3% de son PIB à la recherche et au développement, favorisant la formation de chercheurs et ingénieurs de classe mondiale. Ces investissements maintiennent la compétitivité du pays dans des secteurs technologiques de pointe, renforçant son statut de hub d’innovation global.
“100 heures de développement professionnel par an pour chaque enseignant, afin de maintenir leurs compétences à jour et une formation systématique des dirigeants scolaires depuis le milieu des années 1980 pour renforcer la gestion et le leadership dans les écoles.” 

Gouvernance et lutte contre la corruption : le pilier du succès
Lee Kuan-Yew a toujours affiché une position ferme et sans compromis face à la corruption, qu’il considérait comme un fléau menaçant l’intégrité et le développement d’une nation. Voici quelques déclarations qui résonnent encore à Singapour:
«Si vous voulez combattre la corruption, soyez prêt à envoyer en prison vos amis et votre famille.»
« La corruption n’a pas de place dans une société moderne. La seule façon d’y mettre fin est d’imposer une gouvernance intègre et de garantir que personne, quel que soit son statut, ne soit au-dessus de la loi. »
« Il n’y a pas de place pour l’incompétence ou la corruption. Si vous vous permettez cela, vous condamnez la nation à l’échec. »
Lee Kuan-Yew a instauré une politique de tolérance zéro envers la corruption, appuyée par le bureau d’enquêtes sur les pratiques de corruption (CPIB), doté de pouvoirs étendus pour enquêter, y compris sur les hauts fonctionnaires. Des sanctions exemplaires ont renforcé ce message d’intégrité, tandis que l’alignement des salaires publics sur ceux du secteur privé a attiré des talents compétents et intègres. La transparence institutionnelle, avec des processus simples et rapides comme l’enregistrement d’une entreprise en quelques heures, a renforcé l’efficacité publique. Grâce à ces mesures, Singapour figure parmi les pays les moins corrompus au monde, attirant chaque année des milliards d’investissements étrangers et consolidant son statut de hub économique.
En éradiquant la corruption et en instaurant une gouvernance transparente et efficace, Singapour a non seulement renforcé la confiance de ses citoyens, mais aussi attiré des acteurs économiques internationaux, transformant ainsi un petit territoire sans ressources en une métropole prospère.
Malgré ses succès économiques remarquables, Lee Kuan-Yew a souvent été critiqué pour son style de gouvernance autoritaire, marqué par des restrictions strictes de la liberté d’expression ainsi que par un contrôle rigoureux de la vie publique et privée, avec des lois parfois surprenantes comme l’interdiction de la vente et la consommation de chewing-gum en 1992 principalement pour des raisons de propreté et d’ordre public.
Lee Kuan-Yew considérait ces pratiques comme essentielles à la stabilité et à la survie de Singapour. Aujourd’hui, le pays est un modèle de compétitivité économique et de gouvernance efficace.
Singapour offre un modèle inspirant pour la Tunisie. Sans recourir à des comparaisons simplistes, il est évident que les systèmes économiques, sociaux et technologiques reposent sur des interactions complexes où les entrées impactent les résultats. Toutefois, la possibilité d’atteindre des objectifs similaires par différentes configurations souligne l’importance de la flexibilité et de l’adaptabilité dans la conception des systèmes.
Comme le disait Aristote, «Le sommet de la montagne n’est atteint qu’après avoir franchi de nombreux paliers
Peut-on alors adapter chaque étape à nos réalités pour construire notre propre sommet ? Ou, pour paraphraser Sun Tzu, «Les grandes victoires naissent des petites stratégies.» Faut-il parfois choisir des routes audacieuses pour garantir notre réussite ?
Ces questions incitent à revoir nos choix stratégiques et à explorer de nouvelles approches vers l’innovation et la résilience.

*Cofondateur et coordinateur général du Tunisia CyberShield, Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society
**www.grdr.org – Janv. 2009

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