Situation en Irak : Sous le « Califat », l’indépendance kurde


C’est en tout cas ce que semble craindre l’éditorialiste du Financial Times, dont la prescription est formelle : « les Kurdes doivent freiner leur course vers l’indépendance ».Ces dernières semaines, il a beaucoup été question d’un «tremblement de terre» au coeur du Moyen-Orient, suite à la chute des villes de Moussoul et de Tikrit et à la proclamation par les ultras djihadistes menés par Abou Bakr Al Baghdadi de leur nouveau « Califat ». Et si les agissements d’Al Baghdadi et de son « État Islamique de l’Irak et du Levant » (EIIL) n’étaient que les secousses annonciatrices du vrai séisme —la probable déclaration d’indépendance kurde— dont les répercussions risquent de secouer encore longtemps la région toute entière.

« Comment ne pas ressentir de la sympathie pour les efforts des Kurdes en faveur de l’autonomie ? Ils ne sont redevables de rien envers le gouvernement Maliki à Bagdad, dont la politique s’est distinguée par un sectarisme brutal depuis le départ des Américains en 2011. Bagdad rétrocède aux Kurdes une part du budget fédéral qui est bien moindre que ce qu’ils méritent et ne contribue en rien à l’entretien des peshmergas. À présent, M. Maliki a besoin des Kurdes pour contenir la menace de l’EIIL. Ce n’est pas du tout certain en revanche que les Kurdes aient besoin de lui.

Pourtant, les Kurdes seraient bien avisés de freiner leur course vers l’indépendance. Face à une situation d’urgence qui concerne tout le monde —car le pays fait face à un assaut djihadiste majeur—toute initiative qui risque d’accélérer l’éclatement de l’Irak représenterait une grave imprudence. Stopper l’avancée de l’EIIL doit être la priorité.

Une fois l’EIIL vaincu, les Kurdes devraient alors opter pour la préservation de l’intégrité territoriale de l’Irak. L’éclatement du pays en enclaves sunnites, chiites et kurdes ne ferait que plonger la région dans un autre cycle de conflits interethniques sanglants. […]

Le seul avenir viable que l’Irak peut envisager sera dans le cadre d’un État fédéral souple centré sur Bagdad. […] Pour conserver son unité territoriale, l’Irak a besoin d’un gouvernement inclusif comprenant les dirigeants de toutes les communautés irakiennes. Les puissances mondiales doivent pousser les Kurdes à s’engager dans ce processus ».

D’autres commentateurs, en revanche, semblent réaliser qu’il est déjà trop tard pour entretenir de telles illusions. Dans le Washington Post, par exemple, Omer Aziz explique :

« Washington et Téhéran ne sont pas d’accord sur grand-chose, mais ils sont unanimes à ce sujet : les Kurdes peuvent aider à sauver l’Irak. Au cours des dernières semaines, le secrétaire d’État américain John Kerry, comme les diplomates iraniens, les a exhortés à combattre l’EIIL […]. Avec leurs peshmergas, qui forment une milice aguerrie et disciplinée, les Kurdes irakiens représentent une force redoutable.

Pour l’instant, voici ce qu’ils ont fait : à peu près rien.

[…]

Les Kurdes n’ont pas combattu l’EIIL pour une raison simple : il n’est pas dans leur intérêt de le faire. Il y a certes eu quelques heurts localisés, mais quand les forces irakiennes, fuyant l’EIIL, ont abandonné la ville du nord de Kirkouk, riche en pétrole, les peshmergas s’en sont rapidement emparée, et dans l’ensemble l’EIIL les a laissés tranquilles. Selon certains, l’EIIL aurait même proposé une trêve aux peshmergas.

Je me suis rendu en Kurdistan irakien l’été dernier. […] J’y ai rencontré Falah Mustafa, le « ministre des Affaires étrangères » de fait du Kurdistan, qui a mis l’accent sur la priorité de la démocratie et du développement des Kurdes irakiens. Quand je lui ai posé la question de l’indépendance […] il a souligné l’engagement des Kurdes irakiens en faveur d’un Irak fédéral, démocratique et pluraliste. Mais ça, c’était l’été dernier : entre temps, tous les qualificatifs qu’il a utilisés sont devenus caducs ».

Simon Tisdall, rédacteur en chef adjoint de The Guardian est sur la même longueur d’onde :

« Le désir d’indépendance des Kurdes est sûrement un des secrets les moins bien gardés du Moyen-Orient. […]

Désormais, les Kurdes délaissent leur prudence habituelle et s’affirment avec de plus en plus de confiance, alors que les élites politiques de Bagdad, divisées, tremblent devant les extrémistes sunnites de l’EIIL. Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan, a jeté un véritable pavé dans la mare diplomatique cette semaine en déclarant sans ambages que l’heure du Kurdistan avait enfin sonné.

« Tout ce qui vient de se passer démontre le droit du Kurdistan d’accéder à l’indépendance. À partir de maintenant, nous ne cacherons pas que cela est notre objectif. Dans les faits, l’Irak est désormais divisé en plusieurs entités… Nous allons tenir un référendum, et ce n’est plus qu’une question de mois, » a -t-il insisté […]

Mais pour que Washington accorde son soutien à l’indépendance kurde, il faudrait non seulement des fonds américains, mais une difficile reconnaissance de la part des États-Unis que leur longue guerre pour fonder un Irak libre et uni a été un échec lamentable.»

Spécialiste du Moyen-Orient au Council on Foreign Relations, Steven A. Cook se veut lui aussi lucide quant à l’avenir de l’Irak dans son analyse pour Defense One :

«Il règne une drôle d’ambiance à Irbil. L’euphorie qui a suivi la prise de Kirkouk par les peshmergas, le 11 juin, n’a pas tout à fait disparu, mais la réalité commence à rendre les gens nerveux. La situation n’a certes jamais été aussi favorable aux Kurdes, mais tout est relatif, et il est possible que les Kurdes essaient d’aller trop vite, ce qui pourrait conduire à la catastrophe.

[…]

Avec la chute de pans entiers de l’Irak à l’EIIL et ses alliés baasistes, les Kurdes deviennent soudain vulnérables. Personne ne veut de voisins comme Abou Bakr Al Baghdadi ou Izzat Ibrahim Al Douri (qui aurait conduit l’offensive baasiste contre Maliki), mais cela fait justement  partie de la réalité des Kurdes désormais. Ils savent qu’ils devront se battre à un moment ou un autre, et malgré le respect quasi universel qu’inspirent les peshmergas, ils sont équipés de vieux matériel de fabrication russe et peu fiable. Personne n’envisage la chute d’Irbil, mais lorsque les combattants kurdes se sont trouvés face à l’EIIL et ses alliés dans et autour de Kirkouk, les combats ont été rudes. Dans une de ces ironies que seulement l’invasion américaine et ses conséquences pourraient produire, le gouvernement régional du Kurdistan est soumis à un embargo américain sur la vente d’armes. Washington n’a pas voulu faire quoi que ce soit qui pourrait être interprété comme allant dans le sens d’une partition de l’Irak ; les États-Unis ont donc été prêts à fournir toutes sortes d’armes à l’armée irakienne, même contrôlée par un personnage aussi incompétent et peu fiable que Nouri al Maliki, mais pas aux Kurdes. Selon la rumeur, la première chose que Barzani aurait demandé (voire exigé) lors de sa dernière rencontre avec le Secrétaire d’État John Kerry à Irbil, c’était des armes américaines. Compte tenu des nouvelles réalités auxquelles les Kurdes sont confrontés, ils devraient les obtenir. L’Irak n’a d’avenir que dans le chaos et la violence. Ce n’est probablement pas la nouvelle réalité à laquelle Massoud Barzani et tous les autres responsables kurdes font référence, mais c’est précisément ce à quoi ils sont confrontés.

[…] La réponse américaine appropriée serait d’aider les Kurdes au lieu de les entraver. La politique américaine en Irak est à ce point sens dessous dessus qu’il n’y a plus que l’administration Obama et le gouvernement Maliki pour s’opposer à l’indépendance kurde. Les Turcs et les Iraniens n’aiment peut-être pas beaucoup l’idée, mais désormais Ankara l’accepte à contrecœur alors que les Iraniens sont sans doute trop occupés à essayer de sauver leurs intérêts au Liban, en Syrie et en Irak pour s’en occuper vraiment. Il est temps de renoncer à cette fiction selon laquelle un gouvernement plus inclusif pourrait voir le jour à Bagdad – même si je comprends pourquoi l’administration Obama n’y arrive pas. Cela reviendrait à reconnaître que les arguments que Kerry a utilisés face à Massoud Barzani concernant les inconvénients de l’indépendance n’ont pas de sens. Oui, ce serait préférable de faire partie d’un Irak riche que d’aller vers l’indépendance, mais il n’y a plus d’Irak unifié. De plus, accepter la réalité telle qu’elle est se heurterait à ce qui semble être pour la Maison Blanche l’objectif le plus important de la politique irakienne des États-Unis : empêcher le pays de se disloquer tant que Barack Obama est encore président.

P.C.

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