Les libertés en ligne de mire

Arrestations, procès, menaces de mort, nominations partisanes, politique ambigüe face au terrorisme. Un climat délétère s’installe dans une Tunisie qui ne sort toujours pas de la crise politique depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi. Sommes-nous devant un retour de la dictature ?

 

Le vendredi 13 septembre a été un vendredi noir pour la presse tunisienne. Du jamais vu depuis la Révolution :

trois procès intentés contre  des journalistes, le même jour, dans le même tribunal et avec des chefs d’accusation lourds ! Le gouvernement semble avoir déclaré la guerre aux médias.

 

Trois procès en une seule journée !

Tahar Ben Hassine, dont le procès a été reporté au 30 septembre, fait face à sept chefs d’accusation dont «complot contre la sûreté intérieure de l’État» et «incitation à prendre les armes», des motifs passibles de la peine capitale. «Ennahdha est en train de jouer sa dernière carte : où elle arrive à faire taire tout le monde, ou son régime saute», déclare-t-il. Le même jour, au bureau 14 du tribunal de première instance, le journaliste d’Express FM, Zouhaier El Jis a comparu, lui aussi, devant le juge pour motif d’atteinte à la personne du président de la République, à cause d’une déclaration faite par l’avocat libanais Salem Zahrane, sur les ondes de la radio et concernant  Moncef Marzouki, alléguant que ce dernier aurait perçu la somme de 50.000 euros d’Al Jazeera. Même si la présidence de la République a retiré sa plainte contre lui, le procureur de la République s’est porté partie civile dans le procès et n’a toujours pas décidé de clore le dossier.

À proximité, précisément au bureau numéro 10 du tribunal de première instance, le journaliste, Zied El Héni s’est présenté devant le juge d’instruction, suite à une plainte déposée contre lui par le procureur de la République parce qu’il a osé mettre en doute les allégations de ce dernier concernant les aveux du cameraman, Mourad Mehrzi, quant à sa complicité dans «l’affaire du jet d’un œuf» sur le ministre de la Culture. El Héni a fait sa déclaration sur la chaine Nessma TV, en se basant sur les p.v. des interrogatoires. Cette déclaration lui a valu un mandat de dépôt. Ses avocats ainsi que ses collègues, qui se sont mobilisés en grand nombre au tribunal, ont refusé de quitter le bureau du juge pour empêcher l’exécution du mandat, considéré comme illégal pour plusieurs vices de formes. Mais finalement la police est intervenue, vers 15h, pour l’extraire et l’emmener séance tenante à la prison de Mornaguia. Mais quelques heures plus tard, la décision a été prise de le relâcher, mais contre le paiement d’une caution de 2000 dinars. Paiement qui a eu lieu le lundi 16 septembre, mais le procès débutera le 24 septembre. Quant au procureur de la République, Tahar Chkioua, qui  est derrière toutes ces plaintes, il vient d’être promu à un poste à la Cour de Cassation en récompense de ses bons et loyaux services.

Vices de forme flagrants

Ces trois procès ont en commun des vices de forme flagrants. Tout d’abord, le procureur de la République, partie civile dans les trois cas évoqués, dépose plainte auprès du tribunal de première instance qui est sous sa tutelle. Il est donc juge et partie. Ensuite, le juge d’instruction a utilisé des articles du Code pénal, notamment le 128 et le 245, relatifs respectivement à «l’imputation à un fonctionnaire public ou assimilé des faits illégaux en rapport avec ses fonctions, sans en établir la véracité» et à «l’imputation publique d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne ou d’un corps constitué». Or, dans les délits de presse, il devrait se référer au décret-loi 115 ( le nouveau Code de la presse). En effet, l’article 79 de ce code stipule que sont abolis «tous les textes précédents en contradiction avec le présent Code, à compter de la date d’entrée en vigueur du Code de la presse.»

Par ailleurs, l’application du décret-loi 115 permet d’éviter toutes les peines d’incarcération, qui ont été remplacées par des amendes. Dans un communiqué datant du 13 septembre, Human Rights Watch a dénoncé «cet usage répétitif par le pouvoir judicaire des articles du Code pénal comme une manière de réprimer la liberté d’expression». Quant au Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) il y voit «une campagne systématique de la part du régime, contre les journalistes, à travers la multiplication des arrestations et des atteintes à leurs droits», comme le souligne Mongi Khadhraoui, le Secrétaire général. Face à ces abus, le SNJT a déclaré une grève générale dans tout le secteur médiatique pour le 17 septembre.

Ces trois procès ont eu lieu quelques jours seulement après deux autres faits ayant touché deux journalistes de renom : Sami El Fehri, patron de Cactus Prod et Sofiène Ben Farhat, chroniqueur de Shems FM. Le premier a été relâché après un an et douze jours d’emprisonnement, sans pour autant être innocenté dans les nombreuses affaires dans lesquelles il est incriminé et relatives à des contrats publicitaires passés avec la télévision nationale. Le deuxième a pu finalement reprendre son activité à la radio, après une grève de la faim qui a duré plusieurs jours, suite à la décision de mettre fin à ses activités, dans une tentative de le faire taire.

 

Les syndicalistes des forces de l’ordre menacés

Ce tableau noir des arrestations, des relaxes sous caution, des procès pour des motifs lourds, augure d’un climat de retour à la dictature. On cherche par tous les moyens à intimider les journalistes et à les humilier. Ces pratiques sont loin de se limiter aux professionnels des médias, mais concernent toute les voix dissidentes. En témoignent les dernières arrestations ayant visé les membres des syndicats des forces de l’ordre.

Walid Zarrouk, Secrétaire général du Syndicat des prisons, est incarcéré depuis le 9 septembre à cause d’un texte qu’il a écrit sur Facebook et où il a accusé l’actuel procureur, Tarak Chkioua, de politiser les procès et d’être aux ordres de l’actuel gouvernement. Il fait face à cinq chefs d’accusation, invoquant les articles 128 et 245 du Code pénal ainsi que l’article 54 du Code de la presse et l’article 86 du Code des télécommunications. «Nous sommes étonnés que notre client soit emprisonné pour des délits d’expression, alors que des personnes accusées d’implication et de complicité dans des affaires de terrorisme, sont relâchées», se lamente l’avocat Charfeddine Kellil, qui fait partie de son comité de défense. Il estime que Walid Zarrouk a été puni pour ses déclarations concernant la corruption dans l’institution pénitentiaire.

Rappelons que ce dernier a révélé dans une conférence de presse, la liste  des membres de la police parallèle existant au sein du ministère de l’Intérieur. Il a aussi évoqué la mise en liberté du frère de Noureddine Bhiri, accusé dans une affaire de viol  sur des mineurs et celle de l’imam de la mosquée du Kram,  alors que la police a saisi des armes chez lui, outre l’ingérence dans les centres de détention pour mineurs de l’ex-conseiller du ministre de la Justice, Saïd Ferjani, autorisant l’accès à des prêcheurs salafistes pour faire, sur ces derniers, un véritable lavage de cerveau.  Issam Dardouri, président de la section de Tunis de l’Association tunisienne du travail pour une police républicaine, estime que ce qui est arrivé à Zarrouk s’inscrit dans le cadre «des tentatives du régime en place de faire taire le syndicalistes dans le secteur de la police, afin qu’ils ne révèlent pas les réalités». Et d’ailleurs Zarrouk n’est pas le seul à être poursuivi pour ses déclarations. Trois membres de l’Union des syndicats des forces de sureté : le porte-parole, Imed Belhaj Khelifa, le Secrétaire général, Montacer Matri et  le chargé des affaires juridiques, Sahbi Jouini, doivent comparaître devant le juge d’instruction le 20 septembre prochain à la suite des révélations faites lors de leur conférence de presse du 6 septembre dernier. Ils avaient assuré détenir la liste nominative des juges, des avocats et des membres de partis politiques et religieux impliqués dans des actions terroristes. Ils avaient aussi accusé Ennahdha d’être derrière le laxisme enregistré dans le traitement sécuritaire du dossier du terrorisme.

La liste des syndicalistes des forces de l’ordre arrêtés ou inquiétés sur la base de leurs déclarations ne cesse de s’allonger. On en dénombre quinze actuellement selon Issam Dardouri, mais «nous n’allons pas nous taire !  Nous connaissons ces méthodes qui étaient utilisées sous l’ancien régime et qui refont surface malheureusement», affirme-t-il.

Nasreddine Shili, toujours en prison

Les atteintes à la liberté d’expression touchent aussi les artistes. Le réalisateur Nasreddine Shili est toujours en prison depuis le 21 août 2013, à cause d’un œuf qu’il a jeté sur le ministre de la Culture. Il est accusé, avec le caméraman d’Astrolabe TV, Mourad Mehrezi, de «complot en vue de commettre une agression préméditée contre un fonctionnaire», de diffamation, «d’atteinte aux bonnes mœurs» et d’outrage à autrui. Ils risquent sept ans de prison. Si Mehrezi a pu bénéficier d’une libération conditionnelle après vingt jours en prison, ce n’est pas le cas de Shili. Tous deux devraient comparaître à nouveau devant le juge le 23 septembre. Mehdi Mabrouk, ministre de la Culture, a exprimé son intention d’abandonner sa plainte, mais il a exigé de la part de Nasreddine Shili de présenter ses excuses. «Et pourquoi le ministre n’a pas présenté les siennes aux artistes, quand ils ont été agressés à El Abdelliya par les salafistes, en 2012 ?», s’indigne Omar Ghedemsi, le Secrétaire général du Syndicat des métiers des arts plastiques.

Et le feuilleton des arrestations continue… Deux rappeurs : Weld 15 (Ala Yaâgoubi) et Klay BBJ (Ahmed Ben Ahmed) ont été condamnés à un an et neuf mois de prison ferme à cause d’un clip insultant la police. Pis, un Tunisien, résident en Suisse et venant passer ses vacances en Tunisie a été arrêté, car il écoutait cette chanson dans sa voiture et a écopé de trois mois de prison avec sursis ! 

À ces procès contre la liberté d’expression, il faudra ajouter celui du Jabeur Mejri qui est en train de purger une peine de sept ans et demi à la suite de la publication sur son profil Facebook de caricatures, considérées comme portant atteinte au Prophète. Son camarade, Ghazi Béji, a subi le même jugement, mais il a pu obtenir l’asile politique en France, devenant de fait le premier réfugié politique tunisien après la Révolution.

Encore une fois, la question de l’indépendance de la justice refait surface. La Coalition civile pour la défense de la liberté d’expression a dénoncé «un usage du pouvoir judiciaire pour museler la liberté d’expression». Pour l’avocate et militante Saïda Garrache, le corps de la magistrature est actuellement devant deux choix : «où il saisit l’opportunité (NDLR fournie par le contexte de la Révolution) pour imposer son indépendance, ou il continuera à être un outil dans la main du régime, à l’image de ce qui se passait à l’époque de Ben Ali». Elle ajoute  «au moins à cette époque les juges avaient le soin de soigner la forme, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, où il y a des dépassements flagrants dans l’application de la loi.»

 

Menaces de mort : le feuilleton continue…

Parallèlement aux procès, les menaces de mort se poursuivent  en Tunisie. Le député du Front populaire, Mongi Rahoui, a pu échapper à une tentative d’assassinat programmée à la Marsa, le 11 septembre dernier, grâce à l’intervention des forces de l’ordre. Dans la nuit du 12 septembre, une autre tentative de meurtre a été déjouée visant un membre du Parti Ettalia, puisque le groupe terroriste se trouvait dans un appartenant devant le siège du parti. Des coups de feu ont été échangés entre la brigade antiterroriste et des éléments armés. Le Secrétaire général d’Ettalia, Ahmed Seddik a déclaré à Express FM qu’il était visé par cette opération. Le 12 septembre, le Front populaire a lancé, au cours d’une conférence de presse, une bombe médiatique : il a dévoilé l’existence d’un document attestant que le ministère de l’Intérieur était au courant depuis le 15 juillet de l’intention d’éléments salafistes de tuer le député Mohamed Brahmi, soit dix jours avant l’assassinat. Il s’agit d’un document interne montrant que la direction de la Sûreté extérieure  avait été informée par la CIA de l’assassinat et qu’elle a fait suivre l’information à la Direction des services spéciaux (les renseignements) et à la Direction générale de la sureté Publique, sans qu’aucune mesure ne soit été prise pour protéger le défunt. Un autre document allant dans le même sens a aussi été dévoilé par le député de l’Alliance démocratique, Mahmoud Baroudi. Il s’agit cette fois d’une correspondance entre le directeur général des services spécialisés adressée au directeur général de la sûreté publique autour du même thème. «La seule interprétation à donner à de tels actes est qu’il y a complicité de l’État dans le meurtre de Brahmi», affirme l’avocat Nizar Snoussi, membre du Comité de défense de Brahmi. De son côté, le ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, n’a pas nié le fait que son ministère était au courant de l’assassinat. Il a, d’ailleurs, ordonné l’ouverture  d’une enquête.

Cette information, prouvant des défaillances flagrantes dans le dispositif sécuritaire antiterroriste, a créé un séisme médiatique qui fait craindre que les assassinats contre les hommes politiques, les journalistes, les artistes et les militants de la société civile se perpétuent. Cette peur est justifiée d’autant plus que des informations sécuritaires affirment que les éliminations prendraient désormais la forme d’accidents de la route, d’asphyxie au gaz, de noyade, ou même d’électrocution. Walid Zarrouk, du fond de sa prison, a, quant à lui, déclaré détenir des informations fiables que durant les trois prochains mois il y aurait une explosion dans un grand espace commercial de la capitale. 

350 nominations dans l’Administration en un mois !

Et dans ce climat de psychose qui s’installe en Tunisie, Ennahdha continue ses nominations au sein de l’administration. 350 nouvelles nominations ont été effectuées en un mois, d’après ce qu’a révélé le journal Achourouk. En consultant les cinq derniers numéros du Journal Officiel, il s’est avéré qu’elles concernent des postes aux ministères de l’Intérieur, de l’Agriculture, de la Santé, du Transport, de l’Enseignement supérieur, des Finances, de la Défense, des Domaines de l’État, en plus des  présidence de la République et du Gouvernement. Des nominations qui ont été faites, selon le même journal, sur une base partisane. Hamma Hammami, le porte-parole du Front du Salut, avait déjà rappelé lors de sa dernière conférence de presse du 12 septembre, les nominations passées :   24 gouverneurs sur 19 appartiennent à Ennahdha. Sur les 265 délégués, 236 sont des partisans du parti au pouvoir. Pour lui, «Ennahdha essaie de gagner du temps pour «implanter ses pions dans tous les rouages de l’État ». À cela, il faudra ajouter les nominations dans les radios publiques, dont la HAICA  avait demandé la révision, sans obtenir gain de cause.

 

Hanène Zbiss 

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