Par Khalil Zamiti
La violence imprègne l’air du temps et l’enfant le ressent à sa façon. Une fois la jeunesse montée à l’assaut de l’iniquité, les adultes redoublent de férocité.
Journalistes malmenés, disputes à l’Assemblée, discorde sur les hauteurs de l’autorité, routes coupées, grèves, chômage, sit-in, chantages, braquages, bastonnades, inquisition sauvage, assassinats politiques et misère endémique alimentent la chronique depuis le 14 janvier.
Cerise plantée sur le gâteau, avec la circulation des armes guerrières et les mines meurtrières surgit le thème de la patrie en danger.
Hyper agité, ce beau monde occupe les devants de la scène, accapare les feux de la rampe et laisse aux enfants bien peu de visibilité. Pire, nous sommes en train de les cliver.
Antagoniques, les clans de la bipolarisation mettent en œuvre deux genres d’éducation, démocratique et théocratique. Par ce biais, celui de la socialisation, nous programmons, pour l’avenir, la reproduction de la dichotomie actuelle et du combat présent.
La peur d’une mère
Ce monde social d’où sourd le dialogue de sourds aide à décoder le sens d’une méfiance. Croyante et enseignante à l’ESSEC au lieu-dit Montfleury F. accompagne son fils à la prière du vendredi. Elle dit : « je reste à l’extérieur pour écouter le prêche et protéger mon fils des messages rétrogrades. A la sortie nous parlons ».
Parmi les mille bruits de la ville, pourquoi un tel propos, d’apparence anodine, interpelle-t-il ? Souvent l’insolite suggère l’interrogation inaugurale en matière d’investigation.
La préoccupation de la collègue pointe vers ses conditions sociales de possibilité. Cheval de Troie, le wahabisme introduit, aujourd’hui, sa rengaine dans l’ancienne hégémonie zeitounienne. De là provient la peur de la mère pour son fils. Au terme de la transformation, Tunis n’est plus Tunis. Jadis, à l’ère où mon père m’emmenait avec mon frère à la prière de l’Aïd, le contrôle des mots dits par le cheikh magnifié relevait de l’impensé. Maintenant, au temps de la bipolarisation, les partisans du modernisme dénoncent l’offensive menée par les tenants du salafisme.
La différence des moments influence la socialisation de l’enfant et nul ne choisit les circonstances de sa naissance.
Deux itinéraires identitaires
Aujourd’hui deux orientations situées aux antipodes l’une de l’autre suggèrent une typologie du jeune âge en Tunisie. Une part de l’enfance à famille aisée fréquente les centres éducatifs, récréatifs et sportifs dont la clientèle valorise le style de la formation assurée par la coopération culturelle. Vu leur allure émancipée, ces gamins décontractés campent à l’opposé de la même classe d’âge intégrée dans la sphère pédagogique des écoles coraniques. Les sourires complices du flirt à peine déguisé occupent une planète étrangère à celle où prospèrent les mines sévères et nimbées de gravité.
Au plan vestimentaire, Mutuelleville arbore les couleurs de l’arc en ciel. Ailleurs, dominent le noir et le marron, teintes plutôt rituelles. L’un de ces deux groupes-à-distance accuse « le parti de la France » et l’autre subit le reproche du passéisme imputé au salafisme. Ces deux types d’insinuations colorent et complexifient les relations établies entre les enfants. La différence origine la prise de conscience.
L’allure coranique et le style « mutu » ne cultivent guère les atomes crochus. Plus tard, la Tunisie sera donc à l’image de ceux-ci, de ceux-là ou de leur panachage.
Connaissance de l’homme par l’homme
Le rapport des forces matérielles et culturelles esquissera la voie. L’interférence de ces chemins possibles et leur part d’aléatoire montrent à quel point la transformation actuelle modifie les repères identitaires.
L’enfant devenu grand portera-t-il un kamis assorti au pantalon bouffant ou un complet veston avec nœud papillon ?
La symbolique de l’habillage couvre le guidage vers d’éventuels rivages. Tels des chiens de faïence deux looks jaugent leur chance d’infléchir l’histoire dans le sens de leur préférence. Leur dissemblance pourrait inciter les plus futés ou les moins dupes de la comédie humaine à relativiser les deux manières d’être, de voir, de sentir et de penser.
Voie royale, ce passage du vivre ensemble à la réflexion appliquée au monde social délivre le billet d’accès à l’anthropologie, connaissance de l’homme par l’homme. Passionnant, ce champ d’exploration comprend l’économique, le politique et le culturel entremêlés, trois aspects d’une seule et même réalité.
Comment séparer ces rubriques à l’heure où il est question de banques et de finance islamiques ? Comment idolâtrer l’identité quand, sous nos yeux médusés, nous la faisons, défaisons et refaisons au gré des vents dominants ?
Cependant, elle nous vend l’illusion d’une fixité là où la transformation déploie l’unique loi.
L’entropie nous le rappelle à tout moment et sans répit. L’identité, chimère efficace, procure au groupe la sensation de la permanence à la façon dont le nom rassure l’individu par le phantasme de l’inchangé à l’instant même où, entre le matin et le soir, il n’est plus le même. Le nom échoue à colmater la brèche ouverte par le néant d’où fusent la “crainte” et le “tremblement”. Cette échappée de soi à soi, défi adressé à l’identité, source l’inspiration philosophie et poétique. Nietzsche écrivait : « A quoi sert votre orgueil du matin et votre résignation du soir ? » Le doute ronge le moderniste et le salafiste.
Dans un moment de vérité, où il se voit étranger à lui-même, Rimbaud écrit le fameux « je est un autre », formulation reprise par les censés connaître la psychanalyse.
Mais voici les vers les plus chers aux étonnés par l’ailleurs découvert au fond d’eux-mêmes : « C’est bien la pire peine
-De ne savoir pourquoi
-Sans amour et sans haine
-Mon cœur a tant de peine ».
“ Aoura” ou “Thaoura ”
Une fois la distance prise eu égard aux codifications apprises, l’insolite, le bizarre, l’étrange nous habitent. A maintes reprises, des commentateurs offusqués par les tentatives d’introduire en Tunisie les pratiques et les croyances étrangères y perçoivent une atteinte infligée à l’identité.
Le moderniste rejette les gadgets venus d’Arabie et Ghannouchi rouspète contre l’influence de Paris, non sans garder un pied aux États Unis. Que faire si l’étranger à nous-mêmes c’est d’abord nous-mêmes en dépit de nos œillères identitaires ? La vision d’une entité close, dénommée identité, compose avec l’interdépendance mondiale des sociétés. Face à l’actuelle fragmentation de l’identitaire, jadis plus monolithique, les enfants de Tunisie titubent entre le carcan de la fermeture salafiste et l’ouragan de l’ouverture moderniste. Signe de la grande fracture, au Caire où plane le spectre de Chokri Belaïd monte ce cri de la foule en colère : « Ils ont dit que la voie de la femme est aoura. Le voie de la femme est thaoura ».
Au pays de l’excision, un vent de libération féminine souffle sur le machisme et la claustration. Au plan terminologique, une ultime observation serait à formuler. Employé tout au long de l’itinéraire, le terme « transformation » connote la modification mais il élude l’inconvénient du mot « évolution ».
L’évolutionnisme sous-entend une histoire linéaire et orienté vers une destination valorisée. Mais Napoléon propose et Waterlo dispose « Rien n’est jamais acquis à l’homme ». Ce soir, Morsi est Président, demain il ne sera plus rien et le frère musulman prendra les armes ou redeviendrai, peut-être, clandestin. A tout moment, les rapports de force ont à voir avec le hasard, l’imprévisible et la complexité. Pour cette raison, dans le domaine des sciences humaines où, partout, peut surgir et rugir, l’indignation des partisans bruisse l’incertitude sous la certitude et murmure la subtile indétermination de la soi-disant détermination.
Revenus à la maison, les parents transmettront aux enfants les péripéties et la signification de la manifestation.
L’effervescence ajoutera sa touche indélébile à la socialisation démocratique ou théocratique. L’identité à géométrie variable marche sur du sable.