« Avec ton voisin, ne parle ni de ta femme ni de la sienne » : ainsi posé, le problème du voisinage prend un éclairage nouveau et dévoile l’un des aspects de ce problème qui existe depuis que les hommes ont décidé de vivre en commun. Nos proverbes et notre tradition orale évoquent d’ailleurs ce problème à de nombreuses occasions pour dénoncer le comportement de nos chers concitoyens.
Les proverbes tunisiens évoquant le bon voisinage abondent. L’un d’eux dit en substance : « ton proche voisin t’est plus utile que ton frère lointain ». Un second est énoncé sous forme de prière : « que Dieu nous donne un voisin sans yeux et des murs sans oreilles », c’est à dire discret. Un troisième affirme : « il faut bien connaitre ses voisins avant d’acheter une maison ». C’est dire si la culture populaire s’est attachée à rechercher des voisins de qualité, réservés et courtois. Nos ancêtres avaient conscience que le bon voisinage était la clé de la sérénité. De son côté, le Prophète Mohamed a lui-même conseillé le respect entre voisins.
Espace vital
Mais avec l’extension à l’infini des constructions anarchiques, les problèmes de voisinage ont connu une aggravation exponentielle et une tension sans équivalence dans l’histoire de notre pays. Même dans les quartiers huppés et dans les immeubles de haut standing, les voisins ont tendance à être agressifs, trop curieux ou indifférents.
Certains ne cessent de se créer des problèmes mutuellement et ils se retrouvent parfois devant les tribunaux. C’est le cas de Hassen, un travailleur à l’étranger que nous avons rencontré chez son avocat, chargé de le défendre contre un voisin trop envahissant. Il s’explique : « mon voisin a profité de mon absence, pendant que je travaillais en Allemagne pour envahir une partie de mon terrain où je comptais construire une petite villa… Il m’a privé d’un espace vital que je comptais utiliser pour mes enfants. » Situation classique, sauf qu’ici les deux voisins en sont venus aux mains, chacun présentant un certificat médical pour appuyer ses dires.
Et cette situation est un grand classique des conflits de voisinage selon l’avocat: « il y a aussi ceux qui construisent des escaliers, ouvrent des fenêtres, bâtissent une trop haute clôture sans demander l’avis de leurs voisins ou à leur détriment… » Autant de désagréments qui empoisonnent la vie de certains voisins et qui en outre, seront transmis aux enfants, ce qui en fera des générations d’ennemis implacables.
On nous a parlé de pneus de voitures crevés, d’inscriptions haineuses sur les murs, de poubelles déversées devant la porte des voisins, de plaintes auprès des agents municipaux et autres petites bassesses pleines de créativité mesquine. Du côté du Bardo, nous avons rencontré une famille qui est en conflit avec ses voisins depuis les années soixante !
Les problèmes ont commencé le jour où les enfants se sont querellés lors d’une partie de billes. L’un des parents a réagi violemment, frappant assez sévèrement le fils de ses voisins, occasionnant une réaction en chaîne et une haine qui se poursuit encore aujourd’hui, cinquante ans plus tard… L’un des enfants, aujourd’hui marié et père de deux enfants nous avouera : « j’ai essayé de faire la paix avec mon voisin lorsque sa maman est décédée, mais il a refusé de me parler… »
Déménagement
Certains choisissent la solution définitive de déménager pour arrêter le déversement de toute cette haine et de ces actes de malveillance. C’est le cas d’un monsieur d’un certain âge, ancien cadre de banque, qui a dû vendre sa maison située du côté d’El Manar, à cause de l’agressivité permanente et répétée de ses voisins : « avec mon éducation et mon rang social, je ne pensais jamais rencontrer des problèmes de voisinage. »
Avec beaucoup d’émotion, il poursuit : « dès que j’ai emménagé ici, mes voisins n’ont pas arrêté de créer des problèmes avec tout le monde, à faire du tapage nocturne, à garer leur voiture sur notre part de trottoir, à déposer leurs ordures devant chez moi et mille autres désagréments indignes de ce beau quartier. » Alors au bout de plusieurs années de tourments, il a vendu sa maison et est allé vivre dans son village natal où dit-il « les gens sont restés affables, courtois et cordiaux. »
Nous avons également rencontré un échantillon de ces voisins méprisés et détestés par leur entourage. Il s’agit d’une famille où le père, travailleur à l’étranger, a décidé de rapatrier toute sa famille au pays et de repartir seul en France. Il est donc absent durant de longues périodes et ses enfants sont livrés à eux-mêmes. Au début, ce sont eux les victimes, puisque leurs problèmes ont commencé dès leur arrivée : « dès notre retour en Tunisie, on s’est sentis rejetés. Les enfants des voisins et nos camarades de classe se moquaient de notre façon de parler l’arabe, une langue que nous ne parlions qu’avec nos parents, puisqu’on utilisait surtout le français à l’école et avec nos amis. Puis ils nous ont donné des surnoms horribles et nous frappaient parfois lorsqu’on protestait… »
La mère renchérit : « les voisins nous traitent de Koffars (mécréants) et nous accusent de ne pas faire le Ramadan, alors que même lorsque nous étions en France, toute la famille jeûnait selon la tradition et avec plaisir… » Son ainé avoue alors avoir « fait de misères » à certains voisins médisants, avec l’accord tacite de sa mère. Il a crevé des pneus, tabassé des enfants, mis des saletés devant les portes des voisins et la liste de ses méfaits est bien longue.
Ateliers bruyants
L’un des problèmes récurrents qui nous ont été signalés, ce sont les ateliers bruyants, notamment les menuisiers, les forgerons, les tôliers et les mécaniciens… Une famille entière avoue ne plus vouloir rentrer à la maison à cause d’un menuisier installé dans une ruelle, en centre ville et qui ne cesse de faire marcher ses vieilles machines bruyantes.
L’ainée passe le bac cette année et elle a besoin de calme pour se concentrer. Mais, avoue-t-elle, « avec ce bruit infernal et permanent, je suis incapable de mémoriser un cours ou de résoudre un problème de maths. » Alors elle va à la bibliothèque ou chez ses amis, avec tous les aléas que cette situation engendre, car parfois la bibliothèque est fermée et ses amis habitent loin et elle ne peut pas rentrer trop tard le soir…
Interrogé, le bruyant menuisier exhibe de vieux documents, jaunis par le temps, qui montrent que cet atelier existe depuis les années cinquante. Il affirme avec beaucoup d’assurance : « cet atelier je l’ai hérité de mon père et j’y travaille depuis que j’étais enfant. A l’époque, il n’y avait rien tout autour et ces immeubles n’ont été construits que de longues années après… »
Mais les plus gros conflits restent ceux intervenant entre les habitants d’appartements mal insonorisés. « J’ai l’impression que mes voisins du haut déménagent tous leurs meubles chaque soir, vers minuit ! », affirme une jeune femme qui s’est mariée l’été dernier et qui vit un enfer nocturne depuis cette date. Explication : la voisine du haut, veuve de son état, est dépressive et elle dort mal la nuit. Alors elle passe ses nerfs sur les meubles, qu’elle change souvent de place, dans une vaine tentative de changer sa vie…
Souvent, ce sont les enfants turbulents qui sont à l’origine du bruit dans l’appartement voisin, lorsque ce n’est pas le volume de la télé ou la chaine stéréo qui dérange. On nous a rapporté le cas d’un adolescent qui déverse pendant des heures de la musique techno dans les pauvres oreilles de ses voisins et d’une jeune fille qui met la télé à fond pour profiter des clips des stars du moment. Le pire, c’est qu’ils ne se rendent même pas compte qu’ils dérangent…
Et puis il y a les petites misères du quotidien, comme ces voisins qui manquent d’assommer les passants en jetant leurs sacs poubelle du haut des immeubles, pour ne pas descendre un ou deux étages. Et même lorsque l’assommé proteste, l’assommeur referme sa fenêtre comme si de rien n’était… Il y a aussi le courrier qui disparait, les balcons qui ruissellent d’une eau javellisée, les pots fleuris qui tombent par inadvertance…
Le plus incroyable sur le plan humain, ce sont ces voisins de certains quartiers chics qui continuent à s’ignorer superbement, à ne pas se dire bonjour lorsqu’ils se croisent dans les escaliers, chacun se croyant supérieur aux autres et les snobant de manière effrontée. Ils vivent dans une bulle faite d’égoïsme et d’indifférence, alors que nos traditions sont celles de l’ouverture sur les autres et de l’entraide.
Dur, dur d’être voisins…
Yasser Maârouf