La veille encore, j’ai beaucoup pensé au Mali. J’avais vu à la télé François Hollande présent à Bamako, pour l'investiture d'Ibrahim Boubacar Keïta. Au cours de la cérémonie, dans la rangée des invités, un notable malien, épris du Président français, est allé, après lui avoir serré la main, se replacer plus loin pour pouvoir lui serrer la main encore une fois.
Le lendemain matin, je parcours le chemin qui sépare mon bureau du parking en réfléchissant à la meilleure entrée en matière pour mon article sur Tunis. Je rencontre Slouma, le gardien du parking et nous engageons la discussion sur le Tunis d'aujourd'hui, avec son agitation fébrile, sa circulation incommodante, son stress ; avec son flot de migrants qui vient battre tous les jours les murailles de la ville, pauvres gens de toutes les régions et de toutes les nationalités. Slouma, spontanément, surenchère : Tunis assèche toutes les morves.
Juste à ce moment, se pointe au tournant du chemin qui mène aux immeubles, une femme noire, dans un beau sari africain, belle, grande et svelte comme un mannequin, digne de la couverture de Vogue. Je la regarde avancer vers moi et bien que ça ne soit pas dans mes habitudes et que mon humeur des derniers mois soit loin de l’attendrissement pour les belles dames, je me suis avancé vers elle comme sous l’effet d’une hypnose, laissant Slouma à ses affabulations. Je fus étonné de la voir s’arrêter en s’attendant à ce que je vienne lui parler, alors que j’étais encore à dix mètres d’elle.
Je lui demande comment elle va ; ensuite comment elle s’appelle, elle me répond sereinement : Gana, j’enchaîne et d’où venez-vous ? Du Mali ! J’inscris mon numéro de portable sur le livre que j’avais avec moi. Je lui mets le livre dans les mains et elle le tient contre elle, comme un bien précieux que je lui aurais confié. Je lui dis de m'appeler parce que j’ai envie de la revoir. J’ai le trac et le cœur qui bat, je trouve mon comportement juvénile et je me sens à la fois réconforté et un peu ridicule.
Elle me répond : pourquoi t’appeler ! J’habite ici ! Elle désigne Slouma : l’homme là-bas te montreras, viens me voir quand tu veux ! Réponse inattendue, transcendante !
Je reviens à Slouma qui me dit qu’elle habite, depuis un mois, juste au-dessus de mon bureau ; il ajoute qu’elle vient du Ghana, faisant sans doute la confusion entre son nom et celui de son pays d’origine.
Les heures suivantes, je n’ai pensé qu’à elle, j’étais impatient de la retrouver. Fallait-il que j’attende demain ou irai-je la voir aujourd’hui même ?
Arrivé devant chez-elle, quelques heures plus tard, je n’avais pas envie de sonner. A peine avais-je gratté la porte que Gana m’ouvrit. Je la suivais, en appréciant qu’elle ait réussi à faire de ce vulgaire appartement un lieu souverain, un territoire propre à elle. Elle a mis de beaux tissus sur les murs, marquant des courbes, des structures et des couleurs, là où il n y avait que des lignes droites.
Les rideaux étaient tirés et les lumières éteintes ; j’avais de la peine, avec mes yeux affaiblis, à voir tous les détails ; mais l’intérieur était fort propre, intemporel et comme parcouru par un courant magique. Je n’entendais plus aucun bruit et il m’a même semblé que j’ai accédé au silence tant désiré par moi. L’appartement de Gana était comme une grotte creusée dans le béton de la grande ville, un lieu de recueillement bien à l’abri de l’agitation et du bruit, des flots ininterrompus des radios et télés et de l’électroménager.
Gana me prie de m’asseoir sur les matelas posés à même le sol et couverts de beaux tissus africains peints de figures rituelles. Elle s’allonge, non loin de moi, le coude plié sur un coussinet et la tête couchée sur sa main. J’ai envie de faire de même, mais je m’aperçois que ma rigidité n’est pas adaptée au lieu. Je me déchausse et ne sais pas où mettre mes chaussures de ville dans ce havre de plénitude. Gana vient me prendre les chaussures des mains et disparaît pour un bon quart d’heure.
J’ai tout le temps d’extrapoler et, cette fois, mes déductions ne me semblent pas si loin de la réalité. Jamais, me dis-je, je n’ai vu une femme aussi libre, aussi féminine, soignée, élégante, jamais je n’ai vu un corps aussi souverain, aussi bien porté et dont la beauté et l’harmonie ne renvoient pas forcément à l’attraction sexuelle, un beau corps existant pour lui-même, sans les artifices habituels de séduction.
Gana revient avec deux chopes de thé odorant sur un petit plateau en bambou. Elle s’assoit en face de moi et nous buvons tranquillement notre thé sans que je n’ose interrompre ce silence bienfaisant. Elle commence alors à parler. Son français est châtié avec, dans sa belle voix, cet accent africain qui adoucit et embellit les mots à force de les étirer.
Servitudes
Ce qu’elle me raconte est surprenant, mais je me dis qu’on peut s’attendre à tout dans le monde perturbé d’aujourd’hui. La famille de Gana, d’origine Bella, un peuple indigène qui vit non loin de Goa, a toujours été tenue en esclavage par des Touaregs d’origine berbère. Elle, et un de ses maîtres, ont fui la guerre au nord du Mali, il y a à peine deux ans. Ils ont atterri à Nafta où ils ont vécu paisiblement, avant que son maître, qu’elle semblait regretter, ne décède. Des voisins dégourdis l’ont enterré dans leur propre caveau familial et Gana, pour chasser un peu de sa tête ces événements malheureux, continua toute seule le voyage jusqu’à Tunis. Je n’ai pas eu l’impression, pendant qu’elle parlait, qu’elle a subi dans sa vie les humiliations que l’on attribue généralement à la condition d’esclave.
Je lui demande si elle est restée avec son maître pour des raisons économiques ou s’il y avait autre chose entre eux. Elle me répond, en versant des larmes à son souvenir.
Mon portable se mit à sonner me sortant de ma douce quiétude auprès de Gana. Je me promets de le laisser, la prochaine fois, à l’entrée, avec les chaussures… Je vais régler quelques questions au bureau et je reviens ! Lui dis-je, en lui collant un baiser sur une joue ferme et en admirant son sourire et ses dents lumineuses.
Arrivé au bureau, je vais vite m’informer sur Internet sur le statut de ma voisine malienne et j’apprends que dans la constitution malienne, les hommes sont tous égaux et que le pays a signé les conventions internationales contre l’esclavage, dont la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ; cependant, l’esclavage existe encore, surtout dans le nord du Mali, mais, en vue de ce qui se passe dans le pays, les organisations de défense des droits humains ont d’autres soucis que de s’occuper des quelques milliers de personnes encore tenues en esclavage.
Pendant des semaines, j’ai partagé ma vie entre le bureau et les apartés avec mon adorable voisine, juste à l’étage au dessus. Elle a satisfait aux manques que j’ai trainés toute ma vie et qu’aucune femme n’a comblés; elle m’a appris, à chaque visite, des choses que je ne connaissais pas. Allez trouver aujourd’hui cette fraîcheur candide, cette gaieté contenue qui n’est suivie d’aucune tristesse, cette disponibilité sans attente particulière. Peut-être que Gana, élevée en captivité, et donc paradoxalement à l’abri de toutes les contraintes familiales et sociales, n’a jamais eu besoin de s’adapter, donc d’inventer toutes sortes de ruses pour survivre ou d’aspirer à une quelconque promotion. Gana n’a pas eu non plus droit à une éducation qui dénature et embrouille, à l’acquisition d’un savoir ciblé qui l’aurait rangé dans le parcours du commun des mortels, pour le meilleur et pour le pire. Elle n’a pas eu les ambitions ni la vanité des petits esprits, et étant esclave elle n’a été jugée ni en fonction de ses diplômes ni de son rang social. Sa condition ne lui a pas permis de s’attacher à un pays et elle a échappé à toutes les nostalgies larmoyantes associées à la patrie et à ses valeurs.
C’est dans ces multiples occasions ratées que réside la grandeur de Gana qui a pu cultiver son propre bonheur et développer ses propres valeurs et une manière d’être où le naturel l’emporte sur les artifices et la spontanéité sur le cabotinage.
En observant son mode de vie, j’ai vu que Gana n’a pas de besoins particuliers et peut se passer de beaucoup de choses. Elle mange peu et bien. Elle sait sentir le danger, surtout dans les aliments. Jamais, je ne l’ai vue inquiète. Jamais, je ne l’ai vue prendre ombrage de quoi que ce soit ; je ne me suis jamais brouillé ni réconcilié avec elle; un être homogène au milieu de la disparité, une bizarrerie.
La dernière fois que j’ai vu Gana, elle m’a montré une liasse de billets de banques en me disant qu’il lui reste à peine de quoi vivre et payer le loyer pour 2 ou trois mois et elle m’a demandé si elle ne ferait pas mieux de rentrer au Mali. Sans hésiter, je lui ai dit : oui ! Rentre au Mali ! Là-bas, tu pourras au moins dénoncer ton état d’esclave. En revanche, tu ne pourras rien contre l’enfer de gagner ta vie, contre l’esclavage moderne, qu’aucun code pénal ne remet en question. Tu connais la définition du terme "esclavage depuis 1926"L'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux". C’est comme ça que ça se passe en milieu urbain pour les petits travailleurs, surtout émigrés, dans toutes les grandes villes du monde. Tu travailleras sans salaire défini, sans horaire défini… Je voulais continuer mais elle vint m’interrompre moyennant baisers et caresses. J’eus juste le temps de bredouiller encore: mais, surtout, tu perdras vite ta superbe et ta liberté !
J’étais tenté de lui dire de rester et que je pourvoirai, mais j’ai femme et enfants… Et je suis assez esclave comme ça…
Lotfi Essid