Que Dieu nous préserve des réformes !

 

Raison première et dernière de la grève médiatique, l’indignation maximalisée par l’oppression érigée en système de gouvernement, trouve sa plus claire expression dans la signification du slogan brandi lors de l’ample mobilisation : «liberté pour les médias, dignité pour le peuple». Tenu à bout de bras par Sana Farhat, l’une des mes anciennes étudiantes à l’IPSI, ce mot écrit sur fond noir attire l’attention sur le gouffre sans fond où le pouvoir cherche à enfoncer le devoir d’informer.

Ce lien énoncé entre le médiatique et le sociologique projette un éclairage sur la mise en œuvre de l’éthos totalitaire et de sa perpétuation après l’éjection du tyran. L’espoir suscité par la Révolution bute sur l’inchangé de l’interventionnisme, de l’ingérence et de l’inquisition. Le départ du sinistre accapareur n’élimine guère les catégories de perception, liées au régime du pouvoir personnel. La transition colporte une bonne dose de conservation, dont l’un des indicateurs demeure le style partisan des innombrables nominations. En ce domaine, l’arbitraire prépare la distorsion des prochaines élections.

Aujourd’hui comme hier, le contrôle de l’expression par le spectre de la justice et de la prison donne à voir un pouvoir incompatible avec l’idée même de contre-pouvoir.

 

Détour par la société de cour

Il s’agit de protéger les privilèges acquis sous la férule de Ben Ali ou la foi de Ghannouchi. Par-delà l’illusion de la transformation, l’histoire de cette propension conservatoire trouve sa meilleure illustration théorique, pratique et intemporelle dans l’ouvrage, souvent cité de Norbert Elias, La société de cour. Malgré l’abolition de la royauté par la destitution du bey, la cour court toujours. Tout comme s’il assistait à la passation de l’autorité du général au cheikh, Norbert Elias écrit : «En dernière analyse, c’est bien la nécessité de cette lutte pour les chances de puissance, de rang et de prestige toujours menacées qui poussait les intéressés, en raison même de la structure hiérarchisée du système de domination à obéir à un cérémonial ressenti par tous comme un fardeau. Aucune des personnes composant le groupe n’avait la possibilité de mettre en route une réforme. La moindre tentative de réforme, la moindre modification de structures aussi précaires que tendues aurait infailliblement entraîné la mise en question, la diminution ou même l’abolition des droits et privilèges d’individus ou de familles. Une sorte de tabou interdisait à la couche supérieure de cette société de toucher à de telles chances de puissance et encore bien moins de les supprimer. Toute tentative dans ces sens aurait mobilisé contre elle de larges couches de privilégiés, qui craignaient, peut-être pas à tort, que les structures du pouvoir qui leur conféraient ces privilèges ne fussent en danger de céder ou de s’effondrer si l’on touchait au moindre détail de l’ordre établi. Ainsi rien ne fut changé». Ce décodage de la société de cour par son fin connaisseur débusque des occurrences retrouvées à une échelle bien plus générale. La conservation des avantages acquis dans les domaines du pouvoir et de l’avoir est au principe du blocage opposé, par la majorité parlementaire, aux réformes de la justice, de la police et de la presse. Avant et après Ben Ali, la drôle de censure talonne, sans répit, les partisans d’une libre expression. Par un effet de pesanteur pachydermique perdurent les procédures mises en branle pour museler tous les veilleurs à l’insoumission du pouvoir médiatique.

Quand énoncer devient

dénoncer

Pareille autonomisation d’une libre expression risque d’introduire la divulgation des abus commis dans l’ensemble des secteurs où les profiteurs comptent sur l’ombre et le secret des profondeurs. Au vu de ces normes difformes, une prière condense les soucis des nahdhaouis : que Dieu nous préserve des réformes ! Après la tempête médiatique soulevée par l’assassinat politique, Hamadi Jebali exprime son adhésion à une réforme du gouvernement et à l’institution d’une équipe technique pour congédier le totalitarisme partisan des gouvernants. Mais Ghannouchi, le grand chef mit, aussitôt, les points sur les i. Le chef du gouvernement au look dissident n’est rien sans le soutien de sa formation. La menace d’exclusion swinguait à l’horizon. On ne badine pas du tout avec le patron du parti installé au gouvernement. Ces prises de position suggèrent une ultime conclusion.

 

Le spectre de la prison

Vu les périls montés à l’assaut du pouvoir personnel et du système totalitaire lors de la Révolution, il s’agissait, tout de suite après l’insurrection, de colmater les brèches par où fuse la contestation des privilèges acquis ou à conquérir. Or les médias n’ont cessé de focaliser l’attention sur la récupération intéressée de la Révolution. Les soi-disant LPR protègent la contre-révolution et bastonnent les médiateurs affairés à débusquer la vaste mystification. Dans ces conditions, l’analyse menée sur la société de cour éclaire d’un jour nouveau la nuit tombée sur les journaux. Les conservateurs des privilèges et les accumulateurs des abus détectent une homologie entre l’énonciation et la dénonciation. Endurcis durant les années de plomb, les nahdhaouis, initiés à l’horreur des prisons, pourraient songer à une alliance avec les salafis au cas où ils auraient à dégager. Entre ces deux mouvements de la tendance islamiste, valse le rêve de la société charaïque. Avant l’attaque de l’ambassade et le courroux de l’oncle Sam, les djihadistes mettaient à profit la dormance des nahdhaouis.

La grève des journalistes suit la piste frayée par l’indignation depuis la Révolution. Les combats livrés contre la mainmise étatique sur le champ médiatique ont à voir avec les dédales de la transformation globale. De cette mise en relation fuse le slogan «liberté pour les médias, dignité pour le peuple». Un monde social désinformé demeure tributaire des médias européens et américains pour découvrir là-haut sur la montagne, l’occulté par les hauteurs de l’État tunisien. Dès lors où est la dignité ? Jadis, les sbires de l’usurpateur organisaient le soutien des canards inféodés aux diffuseurs de la propagande éhontée.

Avec la Troïka et ses deux marionnettes affectées au jeu des nouvelles clarinettes si peu honnêtes, les journaux étranglés tâchent de compenser la suppression des compensations par la majoration de leur prix. Désargenté, l’étudiant n’achète presque jamais quand bien même il regarde, parfois, la couverture avec une certaine envie

Khalil Zamiti

 

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