Sociologie de l’esprit salafi

Par Khalil Zamiti  

 

Partout et depuis toujours, le mariage, par-delà ses modalités complexes, codifie les rapports construits entre les sexes. A ce propos, l’esquimau, de l’hiver et de l’été, intrigua les ethnologues occidentaux. Mais face à la sexualité, savourée hors de l’union sacrée, les partisans de l’émancipation, dans maintes régions, ne perçoivent ni crime, ni châtiment. Chez les Suédois, les milliers de filles-mères ne remettent pas en cause l’estime de soi. En France, la distribution de préservatifs, dès l’âge du lycée, atteste la même panacée. Ainsi vivent Amsterdam, Stockholm ou Paris. Au nom de la Charia, le Mali prescrit cent coups de fouet assénés par le bourreau, à la jugée coupable de rapports illégaux. Telle est devenue la routine au pays d’Ansar Eddine.

Aujourd’hui, la mondialisation de l’information relativise l’aspect incommensurable des cultures et des civilisations. Les particularités se conjuguent avec l’universalité, quand bien même dans une libération des uns, les autres voient la perdition chuchotée par Satan. Les hirondelles voyagent, à tire d’ailes, de l’une à l’autre spécificité culturelle, et à la façon de Montesquieu, étonnées, elles découvrent la drôle d’humanité. Où en est la Tunisie dans ce charivari ? Une institution le “Centre d’encadrement et d’orientation sociale”, gérée par une association non gouvernementale, héberge et assume l’entière charge financière de jeunes filles enceintes ou de mères célibataires. Le ministère des Affaires sociales, responsable de ce créneau, rembourse les frais de résidence, de nourriture, de transport ou de frais médicaux.

Mais, opposés à l’union libre, les salafistes rouspètent et rêvent, la nuit, qu’ils fouettent. Encore accessible, en ces temps où les inquisiteurs autoproclamés défenseurs des mœurs, sèment la peur, le refuge providentiel exhibe le meilleur des mondes possibles. Par là sont passés Bourguiba et son despotisme éclairé. Mais un abîme sépare ces codifications collectives et les dispositions subjectives. L’exploration de ce gouffre sans fond, conduit aux sources de l’esprit salafi.

Les interviews prolongées lèvent un coin du voile sur le caché. Une vision de la vie en rose masque le pot aux roses. L’âge des résidentes varie de seize à vingt-cinq ans. Avec son bébé, né voici deux mois, la plus jeune subit, à l’instar des autres, le rejet total du cercle familial. Son oncle paternel demanda au personnel une mise en œuvre des manières les plus sévères possibles avec elle. 

Selon cet homme furieux, elle attire la honte sur la famille pudique et dérange sa haute fonction politique. En guise d’ultime adieu, il recommande à la fille en pleurs de choisir entre l’exil et le suicide pour sauver un tant soit peu l’honneur. Le témoignage de la doyenne esquisse un tableau complet des sévices. Le voici : «Nous buvons l’eau salée d’un puits. Ils éteignent la lumière à neuf heures trente et ils nous obligent à dormir dès ce moment. Il nous est interdit de sortir l’après-midi et même le matin, il faut une justification. Le règlement du ministère prévoit de nous donner du lait, mais un seul verre de thé par jour suffit-il à une femme et à celui qui est dans son ventre ? Pour aller à l’hôpital et revenir après la visite, on nous demande chaque fois de payer, nous-mêmes, un taxi.

Le parc automobile est là, mais il sert à autre chose. Ils font des économies à nos dépens, alors que tout est payé par le ministère. Nous ne mangeons jamais à notre faim. Nous sommes tout le temps déprimées. La mère harcelée par les autres, frappe son bébé de toutes ses forces pour qu’il cesse de pleurer, quand nous avons demandé une amélioration conforme au règlement, la surveillante s’est mise à hurler. Elle nous a dit : «Contentez-vous de ce qu’on vous donne. Après tout vous n’êtes que des p… ».

Tout le monde nous regarde comme des pestiférées, sans connaître le drame que chacune a vécu. Deux parmi nous, ont été kidnappées dans la rue, enfermées chez des brutes et violées. L’homme responsable de ma grossesse m’a présentée à sa mère après m’avoir promis le mariage. Une fois enceinte de six mois, il est venu me dire de ne plus lui téléphoner pour ne pas gêner sa nouvelle relation. Il m’a demandé de me débrouiller, toute seule, et de ne plus compter sur le mariage. Je suis venue ici. Le personnel nous traite comme des esclaves puisque, pour lui, nous sommes coupables.

Dans les autres centres ce n’est pas mieux. Avant de venir ici, j’ai été orientée vers celui de Gafsa.

Là-bas, c’est pire… Une fois le bébé venu au monde, la mère doit le donner au Centre et s’en aller. Il ne lui appartient plus et elle ne doit pas chercher à savoir ce qu’il devient. On m’a dit que c’est le règlement. Comment est-il possible de séparer une mère de son enfant ? Rien que pour cela, j’ai refusé».

En Tunisie, les institutions agréées accueillent la jeune fille désemparée.   

Mais les deux griefs énoncés, l’un au plan matériel et l’autre à l’étage moral dévoilent des prises de position apparentées à l’inquisition. Vis-à-vis de la coupable a priori tout est permis. Son droit ne la concerne pas. 

Sommes-nous si loin du Mali ? Aux lapidations physiques, répliquent ici des lapidations symboliques.

Aux sources des unes et des autres ne cessent d’opérer les mêmes catégories de pensée. Elles suggèrent aux prédicateurs leur mot d’ordre lancé partout ; «salafistes de tous les pays unissez-vous !». En Tunisie, la coquille brille, mais son contenu brise les filles et leur délivre un billet pour la vie sans qualité. Le regard torve assigne aux filles-mères à la résidence où elles dénoncent une manière d’enfer. Ce mot fut prononcé à maintes reprises durant les interviews répétées. Etre fille-mère mène à l’enfer. Au Mali, une lapidation figure parmi les sanctions constitutives du champ juridique. Dès lors, le droit et la justice d’un pays exhibés à l’échelle mondiale par les télévisions privées ou publiques, favorisent la distance critique. Le droit compose davantage avec la réflexion portée sur le droit, ici à là. Désormais, aucune lapidation n’échappe à l’indignation, quasi planétaire, et cette protestation interroge la juridiction particulière. L’Amérique s’y prend à coups de canon, mais le printemps arabe remet la démarche unilatérale en question. Dans tous les cas de figure, il ne suffit plus de codifier pour valider le contenu de la codification, tant le droit humain et le droit divin n’admettent aucun dénominateur commun.

Pour les partisans de l’Etat civil, au Sud et au Nord de la Méditerranée, les atrocités commises au nom du sacré ne sauraient définir le droit, ni institué ni surtout pensé.

Les jeunes filles maltraitées attirent l’attention vers la relativité. Aux salafis du Mali, ou d’ailleurs, une question naïve demeure à poser. Comment accepter l’horreur d’une lapidation, pour un moment de bonheur et de plaisir partagés ? Henri Lefèvre écrivait : «Sous couvert du sublime et du surhumain, tout l’inhumain passe en contrebande». Mais une fois Candide, le philosophe écarté, que signifient l’humain et l’inhumain ? Hélas pour le sens commun, le monde social n’existe pas hors de nos croyances et de nos représentations salafistes ou modernistes. Dès lors, tout est possible.

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