L’hypothèse de la société ouverte constitue probablement l’un des fondements de la légitimation des sociétés démocratiques et capitalistes dans leur guerre idéologique contre d’autres régimes politiques, notamment les régimes socialistes et les régimes totalitaires. Cette idée s’est développée dans différents travaux philosophiques et politiques au début du 20e siècle mais sera consacrée par le livre du philosophe autrichien Karl Popper avec son essai « La société ouverte et ses ennemis » publié en 1945 et aux premiers jours de la guerre féroce qui va opposer les régimes socialistes et les régimes capitalistes mettant le monde au bord du précipice.
Karl Popper et d’autres vont donner un contenu concret au concept de la société ouverte qui va tourner autour de la participation politique et la promotion sociale. Au niveau politique, les sociétés ouvertes sont le « stade ultime » de la modernité politique et de la démocratie et doivent assurer la participation politique de l’ensemble des citoyens et l’alternance pacifique au pouvoir. Au niveau social, les sociétés ouvertes favorisent la promotion et l’ascension sociale des personnes venant du bas de l’échelle pour leur assurer des positions sociales plus importantes. Ainsi, participation politique et ascension sociale sont au cœur du récit des sociétés ouvertes et constituent un fondement important de la légitimation politique du capitalisme moderne dans sa lutte contre les autres régimes politiques, particulièrement les régimes socialistes et les régimes autoritaires.
Or, ce récit semble en panne et les sociétés démocratiques connaissent d’importantes crises depuis quelques années. Ces crises sont à l’origine du recul des forces politiques démocratiques et de la montée du populisme dans beaucoup de pays développés. Beaucoup de raisons ont été avancées pour expliquer cette crise et analyser ses fondements. La crise sociale avec la marginalisation des classes sociales liées au fordisme et la montée des inégalités ont contribué à l’effritement de la légitimité du modèle démocratique et à sa contestation croissante par les forces politiques anti-système, notamment les mouvements populistes et d’extrême droite.
Un nouveau rapport publié par l’OCDE, une organisation au-dessus de tout soupçon de malveillance vis-à-vis du système démocratique et loin de la radicalité sociale, vient confirmer cette crise sociale et jeter un nouveau pavé dans la mare des régimes démocratiques. Ce rapport, publié il y a quelques jours par l’institution parisienne, porte un titre bien évocateur « L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale ». Ce rapport avance une série d’éléments et d’analyses qui nous donnent une idée sur l’ampleur de la crise sociale et la fermeture des sociétés ouvertes et, par conséquent, la remise en cause de leur légitimité.
Ce rapport avance un grand nombre d’éléments statistiques essentiels pour comprendre l’ampleur de la crise actuelle. On en retiendra deux et le premier d’entre eux confirme ce que nous savions déjà sur la montée des inégalités dans le monde. Le rapport de l’OCDE met l’accent sur la montée des inégalités depuis les années 1990 dans l’ensemble des pays développés. Et, les indicateurs statistiques ne manquent pas pour confirmer cette thèse. Ainsi, les revenus des dix plus riches sont dix fois ceux des plus pauvres alors qu’ils étaient moins de sept fois au début des années 1990. Par ailleurs, les 10% les plus riches détiennent plus de 50% des biens alors que les 40% les plus pauvres ne détiennent que 3%. Bien d’autres indicateurs confirment ces tendances à la montée des inégalités dans les sociétés démocratiques, renforcées après la grande crise financière de 2008 et 2009.
La seconde tendance évoquée par ce rapport et renforcée par la première, concerne l’ascension sociale devenue plus longue et plus complexe. Ce rapport indique que les enfants des familles pauvres nécessiteront cinq générations ou près de 150 ans pour atteindre le niveau de vie des classes moyennes. Et, le rapport de présenter d’autres indicateurs statistiques qui montrent que l’ascenseur social s’est fortement grippé. Il indique que quatre enfants sur dix des familles ayant un niveau de scolarité limité entameront des études secondaires et un seul parmi eux parviendra à l’université. Il souligne également que le tiers des enfants des ouvriers seront des ouvriers et qu’une grande partie des enfants des familles aisées parviendront à décrocher des emplois proches de ceux détenus par leurs parents.
Un autre résultat important souligné par ce rapport concerne la fragilité des classes moyennes. Ainsi, une famille sur sept peut se déclasser et tomber dans la pauvreté.
Cette publication a suscité une onde de choc dans les pays développés dans la mesure où elle a mis l’accent sur l’ampleur de la crise sociale et les difficultés de l’ascenseur social qui a été longtemps considéré comme un fondement essentiel des sociétés démocratiques. Mais, l’intérêt de ce rapport ne se limite pas au constat, il concerne aussi les propositions formulées pour sortir de cette crise. Ce rapport souligne que les politiques de redistribution classique de la social-démocratie ne sont plus suffisantes et qu’il faut passer à des approches plus globales intégrant l’école, la santé, la fiscalité et le développement régional.
Ce rapport constitue un document important qui permet de souligner l’importance accordée par les gouvernements des pays développés à la crise sociale et à la panne de l’ascenseur social. Ces tendances sont au cœur de la crise des régimes démocratiques dans la mesure où les libertés ne sont plus suffisantes si elles ne s’accompagnent pas de véritables perspectives sociales.
Cette conclusion ne se limite pas aux pays développés et concerne l’ensemble des sociétés démocratiques. Ainsi, dans nos pays, la crise de la transition démocratique ne se limite pas à ses aspects politiques mais concerne également les dimensions sociales et invitent les pouvoirs publics à offrir une perspective plus large aux politiques publiques afin qu’elles puissent rendre l’espoir aux jeunes dont la frustration ne cesse d’augmenter.