Sommes-nous racistes ? Considérée comme « secondaire » si ce n’est « contestable » par de nombreux Tunisiens, la question ne suscite pas grand intérêt. Pourtant la multiplication de nombreux actes racistes ces derniers temps nous incitent à nous interroger. Enquête
«Salut nègre ! La Tunisie est un pays Arabe, Berbère et Caucasien ! Je maudis le Bey de vous avoir importés et de vous avoir affranchis. Vous êtes faits pour être obéissants et dociles et nous servir et maintenant vous osez faire les rebelles et vous révolter contre vos maîtres les Arabes ! La Tunisie est aux Tunisiens et le restera et jamais nous nous métisserons JAMAIS avec vous !!!!!»… Ce genre de message, les militants des associations de lutte contre la discrimination raciale en reçoivent quotidiennement. En Tunisie, parler de racisme suscite l’étonnement de l’interlocuteur lambda. Le sujet quasi « absurde » fait partie du non-dit. « Il existe deux discours paradoxaux, nous explique l’anthropologue Stéphanie Pouessel. Certains le nient. D’autres le reconnaissent. Toutefois, globalement, il y a une ignorance de ce phénomène. Le racisme est attribué à l’occident. Il est exogène. Les Tunisiens raisonnent en termes de « nous ne sommes pas racistes » car « nous ne sommes pas occidentaux ». L’hypothèse est aussitôt confirmée. Une émission de télévision consacrée au phénomène a provoqué l’incompréhension de nombreux Tunisiens : « Nous n’avons pas de racisme. Cela n’a rien à voir avec d’autres pays », déclare-t-on en guise de commentaire. Avant de poursuivre : « mais chacun doit garder sa place ». Auparavant éludé, le racisme est de plus en plus abordé depuis la Révolution, notamment grâce au dynamisme de certaines associations qui militent contre les discriminations raciales. Ses militants ne cessent de lever le voile sur des pratiques racistes. Fondé en juin 2012, l’association ADAM pour l’égalité et le développement a été pionnière. Et parler de ce phénomène n’a pas été si évident du côté de la population “blanche”, comme du côté de la population noire qui ne veut pas se considérer comme « complexée ». « Beaucoup disent que « le racisme n’existe pas en Tunisie. La preuve ? Vous vivez avec nous », nous confie la militante Maha Abdelhamid. Ils ne se rendent pas compte que les arguments utilisés sont blessants. J’aimerais simplement qu’on me réponde : « tu es citoyenne comme nous ». Les Tunisiens souffriraient d’un déni de racisme qu’ils seraient donc incapables de guérir. « C’est comme si quelqu’un avait un virus sans s’en apercevoir », ajoute-t-elle. Pis, selon les membres de l’association Adam et Mnemti, leur militantisme a même suscité la suspicion de certains. Ainsi, les accusations de semer « la fitna » et d’avoir un financement étranger auraient résonné jusque dans les couloirs du Palais de Carthage.
Une image indélébile
Les faits se déroulent à Nabeul…Une enseignante chargée de répartir les rôles (d’une pièce de théâtre) entre les élèves de sa classe se tourne vers son élève de huit ans de couleur noire : « joue le rôle du serviteur car il te va bien », lui dit-elle. L’histoire, qui nous est relatée par Maha Abdelhamid, date de cette année. « Nous sommes en 2013. Pourtant, on confirme à ce jour une mentalité qui date de deux siècles en arrière », déplore-t-elle. La représentation est le premier indicateur du racisme…Les histoires racontées démontrent soit qu’ils ne sont pas à leur avantage, soit qu’ils sont inexistants. Ainsi, il n’existe quasiment aucune trace de la population noire dans les manuels scolaires, et ce, à tous les niveaux. La « diversité » a récemment fait son entrée avec le personnage de « Mamadou » dans le manuel de troisième année primaire, provoquant la colère des (noirs) Tunisiens. « Maintenant, le raccourci est vite fait…Un individu de couleur noire équivaut à étranger », regrette-t-on. La littérature, également, les dénigre. « Il existe un petit livre, celui de Bou Saadia. Toutefois, l’histoire est loin d’être conforme à la réalité. C’est l’histoire d’un héros noir qui est bête et idiot », nous explique Jalel Ayachi, membre de l’association Adam, selon qui le livre « reflète notre imaginaire collectif ». Certains textes de poésie sont enseignés sans les mettre dans leur contexte. Le plus illustre d’entre eux étant ceux du grand poète arabe Al Moutanabi qui, dans ses textes attaquent le gouverneur (noir) du Caire Kafour Al Ikhchidi. « Dans l’imaginaire, un noir ne peut évoluer que dans une activité qui a un rapport avec le corps, comme les travaux domestiques ou le football. Mais il est incapable de faire un travail intellectuel. En Tunisie, un jeune lambda a le droit de rêver de devenir Président. Cela ne viendrait même pas à l’esprit d’un enfant noir », explique Taoufiq Chairi, le président d’ADAM. La représentation du noir « incapable, idiot uniquement apte aux travaux physiques » se traduit par des actes racistes quotidiens dont le mariage est sans nul doute l’expression la plus poussée. Refus de la famille, regard de la société, ostracisme…Les couples souvent finissent par « céder » à la pression. Dans le cas contraire, les sanctions sont impitoyables. « Récemment le fils d’une grande famille (blanche) de Gabès a épousé une jeune fille (noire). Sa famille l’a déshéritée », nous raconte Latifa Letifi, également membre de l’association ADAM. Parallèlement, l’émergence d’une élite noire a augmenté les mariages « mixtes ». Toutefois, là encore, les apparences sont trompeuses et le facteur financier est déterminant. « Aujourd’hui le mariage avec un noir se monnaye. Il doit être aisé. Un footballeur serait l’idéal. Un homme noir ordinaire n’a quasiment aucune chance d’épouser une blanche », nous explique Taoufiq Chairi.
Une Tunisie égalitaire ?
En Tunisie, il n’existe pas de loi qui criminalise les injures ou les actes de violence à caractère raciste. Cette défaillance législative a une conséquence indubitable dans la résignation des noirs Tunisiens. « Il (le noir Tunisien) ne porte pas plainte. Il a appris qu’il devait se taire », nous explique-t-on avant de nous détailler une longue procédure. En Tunisie, une personne de couleur noire, victime d’une agression (physique ou verbale) à caractère raciste se heurte d’abord à « l’imaginaire » de l’agent de police qui recueille sa plainte. « Quel est le problème si on t’a traité de Oucif ? Tu en es bien un ! ». Dans le meilleur cas, s’il se trouve face à un agent compréhensif, sa plainte finit en « insulte », ce qui pénalement n’a aucune incidence. Résultat ? Jamais une plainte (pour une affaire de racisme) n’a abouti en Tunisie. Sur les centaines de plaintes adressées à la haute instance des Droits de l’Homme, pas une, n’est à caractère racial. L’exemple seul de Saadia Mosbah, la présidente de l’association Mnemti, illustre cette anomalie juridico-judicaire. Chef de cabine dans une compagnie aérienne, elle a récemment été la victime du « système ». « Un passager essaie de me provoquer durant le vol, raconte-t-elle. En tant que chef de cabine, je ne pouvais me permettre d’indisposer les passagers et d’entrer en conflit avec lui. Je l’ignore…Il prend alors un couteau et tente de m’agresser. Je me suis retrouvée à courir dans le couloir de l’avion. Le security officer présent, censé me protéger, n’a même pas bougé. Pire, il a légitimé l’acte. « Je le sortirai d’affaires », a-t-il dit ». Certes, Saadia Mosbah a déposé plainte mais elle ne s’attend à aucune réaction judicaire car elle n’en est pas à sa « première expérience ». En 1996, une dame refuse que son fils, alors âgé de trois ans, participe à une pièce de théâtre sous prétexte qu’il est noir. L’enfant écarté est traumatisé. Saadia mosbah porte plainte contre la parente. L’affaire n’est même pas instruite. Cette défaillance n’est pas la seule dès que l’on parle de noirs. Selon les différents témoignages, la « Tunisie égalitaire » peine à voir le jour, et ce dès l’école. Et le phénomène alerte les activistes selon qui son ampleur est à l’origine de l’échec scolaire de la population noire, un échec non quantifiable, notamment en raison de l’absence de statistiques. Harcèlements, humiliations et violence sont le lot des enfants noirs qui, selon les activistes, « vivent dès l’école leurs premiers chocs ». Il en est de même pour le monde professionnel…rares sont les noirs qui accèdent à des postes clés, y compris au sein de l’Administration.
Le sud, une particularité
L’affaire risque de faire grand bruit…En Tunisie, pays qui a aboli l’esclavage depuis 1846, il y a encore des références aux « affranchis ». En effet, à Djerba, les noms portés par la population noire font à ce jour référence aux « maîtres » de leurs ancêtres. Et c’est ainsi que l’on trouve des X Atig Ben Salah ou Y Chouchène Ben Jemaa, atig et Chouchène signifiant affranchis. L’anomalie administrative récemment découverte provoque la colère et l’incompréhension des associations. « Nous en avons parlé au ministère de la Justice. Il a promis d’instaurer une commission mixte avec le ministère de l’Intérieur. Nous ne voulons pas que ce problème soit réglé au cas par cas car la procédure peut être longue. Nous voulons une implication de l’Etat, une mesure exceptionnelle pour leur faciliter l’opération », nous a expliqué Taoufik Chairi. Toutes parlent d’une « exceptionnalité » du sud tunisien, exceptionnalité récemment montrée dans un documentaire réalisé par Ramzi Bejaoui sur les Abid Ghbonten (les esclaves de Ghbonten). Le film tourné dans le village d’El Gobsa à Sidi Makhlouf (Médenine) est une illustration de l’expression du racisme en Tunisie poussée à son paroxysme. Une scène désormais fameuse aura choqué les spectateurs : elle montre deux bus scolaires, l’un pour les “blancs” et l’autre pour les “affranchis”. Cette situation dure depuis douze ans. Cet exemple n’est pas isolé. A ce jour, parce que le maire d’un village de Gabès est noir, la municipalité est appelée par les habitants (blancs) dudit village « la municipalité de somalie ». À ce jour, dans certaines communes du Sud, il existe des cimetières réservés aux blancs et d’autres réservés aux noirs. A ce jour, dans le sud, on fait appel à des cuisinières, une hanana, un orchestre (etc.) noirs pour « écarter le mauvais œil ». Récemment à El Mdou (un village situé à 8 km de Gabès), un imam aurait refusé de faire la prière funéraire d’un citoyen noir. « Le vrai combat a lieu dans le sud mais nous devons faire attention. Les noirs refusent de parler de racisme dans ces régions car il est souvent question de leur gagne pain », nous confie Taoufik Chairi, pour qui le problème du racisme du sud réside sans nul doute dans sa dimension sociale.
L’impact de l’État national
Et si l’origine de ce racisme s’expliquait en grande partie par l’ignorance ? « Pourquoi la Tunisie qui a donné son nom (Ifriqya) à l’Afrique lui tourne le dos aujourd’hui ? », entend-on ici et là. A travers les manuels scolaires et les différentes politiques, un même constat est fait : « la Tunisie a toujours valorisé son histoire méditerranéenne et rarement regardé vers le sud ». Les exemples ne manquent pas… Aujourd’hui, l’un des plats les plus « fins » tunisiens, attribué à la Marsa, la gnaouia (gombos) est en réalité originaire d’Afrique ; est lié à l’esclavage domestique dans la Cour Beylicale. Une bonne partie de notre musique (les rythmes, la percussion…) sont africains. « L’identité nationale a été construite au moment des indépendances dans le monde arabe, nuance Stéphanie Pouessel. A l’époque c’était inconcevable d’être africain. Bourguiba était proche de Senghor… mais la langue française les liait et non l’appartenance à un même continent ». Et cette dernière de poursuivre : « Les noirs tunisiens se sentent avant tout tunisiens. Dans certaines situations, ils mettent en avant l’africanité. Mais nombreux d’entre eux ne se sentent pas concernés par cela. Beaucoup sont très conservateurs et ont voté Ennahdha. Quand on dit africanité, on se réfère à une identité alternative qui appartient à une certaine classe sociale qui entend se distinguer de l’identité occidentale à la Tunisienne ». Ses propos sont rapidement vérifiés… Nos interlocuteurs refusent les concepts de minorité ou communauté. « De quelle minorité parle-t-on ? Je suis tunisienne et musulmane. Nous ne sommes pas une minorité mais des citoyens à part entière avec une particularité physique visible », s’exclame Saadia Mosbah. Est-il possible d’être différend dans un État national ? Et si au « racisme ordinaire », le nœud du problème était cette question. Comment penser la diversité lorsque « l’unité du corps social » est le maître mot. En Tunisie, la population noire est estimée entre 10 et 20%. Toutefois, aucune statistique officielle ne vient prouver ces chiffres. « L’Etat national est un État niveleur. Il a apporté à la population noire ce qu’il a apporté à l’ensemble de la société : l’école, l’enseignement… et la possibilité d’accéder à un statut meilleur. Dans quelle mesure ont-ils pu profiter de cela ? Telle est la question », s’interroge l’historien Abdelhamid Larguèche. Aujourd’hui, les associations militent en faveur d’une plus intervention de cet Etat niveleur. Leur combat s’opère sur deux fronts : l’inscription dans la constitution du principe de la lutte contre toutes formes de discrimination, dont la discrimination raciale, et la pénalisation des propos et actes racistes.
Azza Turki
L’appel de Tozeur
En mai 2009, est organisé à Tozeur un colloque portant sur « les interactions culturelles entre l’Afrique et le Monde arabo-musulman ». Un appel publié et diffusé à l’issue cette rencontre est repris en intégralité sur nos pages (voir photo jointe).
Lexique
En Tunisie, les noirs sont désignés par la couleur de leur peau. « kahla » ou « kahlouch » font partie du quotidien. Mais il y a encore plus humiliant… A ce jour, le terme de « Oucif » ou « Abid » (esclaves) sont communément utilisés ; le second étant monnaie courante dans le sud. Il existe également un lexique qui se réfère davantage au physique d’une manière péjorative tels que Mahrouq ou khanfousa ou à la condition sociale de l’individu tel que Khadem.
Origine
Certains noirs sont en Tunisie depuis les temps les plus reculés. Toutefois, selon les historiens, leur présence est liée en majeure partie au commerce des caravaniers. Si l’esclavage est ancien, son institutionnalisation a eu lieu au Moyen-âge avec les grandes conquêtes musulmanes. Dans les régions du sud, l’esclavage était essentiellement lié aux activités agricoles. Il devenait domestique dans les villes au nord. La population noire, toujours selon les historiens, étaient exclue « du monde du savoir ». « L’unique forme de prise en charge sur le plan culturel était la confrérie », nous explique l’historien Abdelhamid Larguèche. Avant d’ajouter : « Il y avait des stratégies d’évitement. Les échanges matrimoniaux n’existaient pas. Il arrivait que les classes dominantes prennent des noires parmi les concubines. Toutefois, ceci est presque une forme d’exploitation sexuelle. Cette coexistence dans la distance a continué même après l’abolition de l’esclavage ».
Abolition
La Tunisie ne cesse de s’enorgueillir d’être le premier pays à avoir aboli l’esclavage. En effet, le 23 janvier 1846, l’esclavage est aboli par Ahmed Bey à la veille de son premier voyage en France. « A l’époque, il y avait une extrême flexibilité des savants de la zitouna. Ainsi, le mufti malékite, Brahim Riahi, avait promulgué une fatwa très fine selon laquelle l’abolition de l’esclavage s’imposait comme une nécessité, car les possesseurs d’esclaves ne savaient pas être justes avec leur possession. La mesure protégeait les bons musulmans acquéreurs d’esclaves contre le péché et les esclaves contre les maltraitances de toutes sortes », nous a expliqué l’historien. Toutefois, le décret n’a pas été respecté. Le 28 mai 1890, Ali Bey III, promulguait un second décret d’abolition de l’esclavage.
L’impact inattendu ?
Et si le racisme avait un coût ? C’est ce qu’affirme Blamassi Touré, le président de l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESAT) selon qui près de 2.000 étudiants africains (sur une communauté estimée à 9.000 individus) sont partis vers le Maroc. Meilleur accueil, une sécurité assurée, une compagnie aérienne qui dessert l’ensemble des grandes villes de l’Afrique subsaharienne, la stratégie du Royaume chérifien commence à porter ses fruits. « L’institution universitaire est récente en Tunisie. Dans les années 90, la destination était le Maroc. En 2003, la BAD est arrivée en Tunisie. Elle a attiré dans son sillage des étudiants qui représentent jusqu’à 60 à 70% du chiffre d’affaires de certaines universités privées », nous explique le président de l’AESAT. Avant de déplorer aussitôt : « La Tunisie n’a rien fait pour baliser cet acquis ». Pis, selon Blamassi Touré, la situation s’est aggravée depuis la Révolution. Aux problèmes administratifs et universitaires, le sentiment d’insécurité incite de plus en plus d’étudiants à quitter la Tunisie. Récemment, l’agression d’un étudiant burkinabé dans un immeuble de La Fayette a fait la une des médias. Ce dernier avait pourtant appelé la police. « Loin de moi de fustiger l’État tunisien mais il faut dire que depuis la Révolution certaines choses ont été négligées. Une peur commence à s’installer chez les noirs. Nous avons besoin d’être rassurés mais nous ne le sommes pas. Nous savons qu’il existe des agressions partout. Le problème est que la police refuse de réagir. Pire, certaines agressions se déroulent devant eux », explique-t-il. Avant de nuancer : « La Tunisie n’est pas raciste mais il y a des Tunisiens qui le sont. Pour résoudre le problème, il faut commencer par admettre son existence. Il faut en débattre.