Par Hakim Ben Hammouda
Depuis quelques mois, c’est le désenchantement qui prévaut aux pays du Printemps arabe. En Égypte, les manifestations anti et pro-Morsi font craindre le basculement dans le chaos. En Tunisie, le manque de clarté sur le calendrier politique suscite de grandes inquiétudes et une incertitude de la part des milieux d’affaires et des agences de notation et pèse de tout son poids sur la reprise économique. En Syrie, le Printemps s’est mué en une guerre civile dont la violence et la barbarie ont dépassé toutes les limites de l’humain. Cet espoir hésitant et l’oscillation entre cruauté et lendemains incertains sont au cœur du désenchantement et d’une grande désillusion un peu plus de deux ans après le déclenchement de la vague révolutionnaire dans le monde arabe.
Pourtant, le Printemps arabe a suscité au moment de son déclenchement une espérance sans précédent dans une région restée longtemps en dehors du vent de la démocratie et de la liberté. Le projet de la modernité entamé par les régimes arabes après les indépendances était tronqué et s’est limité à une modernisation des structures politiques, économiques et sociales héritées de la colonisation tout en coupant cet élan de transformation des vents de la liberté et de la démocratie pourtant au cœur du projet de la modernité. Et les pouvoirs postcoloniaux ont fait régner une terreur aveugle sur les revendications de liberté et les tentatives de dissidence dans cette région. Cette répression et le refus de la démocratie se sont faits au nom d’une pseudo-spécificité qui confortait aussi bien les régimes autoritaires que les orientalistes convaincus que le monde arabe resterait définitivement une région totalement hermétique aux vents de la liberté et ancré dans le monde des mythes et des divinités.
Le Printemps arabe a constitué de ce point de vue une onde de choc qui a totalement remis en cause les fondements de l’ordre politique arabe. La chute des régimes arabes en Tunisie, en Égypte, en Libye, et le chancellement des régimes au Yémen, au Bahreïn et en Syrie ont annoncé la fin de l’autoritarisme et de l’absolutisme dans le monde arabe, même si certains régimes continuent à résister à ce vent de réformes ou d’autres cherchent à restaurer l’ordre ancien. Comme l’a montré le Printemps des peuples en Europe en 1848, ces mouvements populaires ont fermé une époque et inscrivent nos sociétés dans une nouvelle trajectoire politique qui fera de la démocratie et des libertés la nouvelle culture politique, même si elles mettent du temps pour s’imposer dans l’espace politique.
Cette vague révolutionnaire et la dissidence démocratique qui ont emporté le monde arabe en ce début d’année 2011 ont été un important moment de ferveur et d’enthousiasme de la part des populations longtemps maintenues en dehors du mouvement universel des Droits de l’Homme et des libertés. Des moments d’une grande ardeur et dont la flamme et l’ivresse rappellent les moments des indépendances et la communion des dirigeants nationalistes avec leurs populations. Il s’agit des premières phases de ce Printemps arabe où l’exaltation était à son comble pour fêter une liberté longtemps confisquée par des régimes autoritaires et corrompus. Cette exaltation était d’autant plus marquée que ces révolutions ont été fêtées de par le monde où la dissidence des jeunesses arabes et leur capacité à rompre l’ordre rigide et autoritaire ont été suivis en exemple par d’autres en Europe, aux États-Unis ou plus récemment en Turquie et au Brésil.
Mais cette première phase sera suivie d’une nouvelle période où le doute, les questionnements et les interrogations vont prendre le pas. Cette phase a commencé après les élections en Égypte et en Tunisie, la restauration du régime au Yémen et au Bahreïn et le refus du régime syrien d’obtempérer en dépit de fortes mobilisations pacifiques pendant près d’un an. Les élections, en dépit des artifices électoraux, ont débouché sur des systèmes politiques fortement déséquilibrés qui ont poussé certains à rompre avec l’idée de consensus qui était au cœur de la gestion de la période pré-électorale. Par ailleurs, les élections, loin de conforter la jeunesse dissidente qui a joué un rôle essentiel dans la mobilisation contre l’autoritarisme et dans le Printemps arabe, qui a amené d’autres forces politiques qui n’avaient pas joué de rôle essentiel dans la chute des dictateurs, mais qui disposaient de structures et d’organisations aguerries leur permettant de remporter les premières élections démocratiques. Les rêves de cette jeunesse dissidente et en rupture avec l’ordre centralisé et autoritaire hérité de l’ère des révolutions et de la modernité seront trahis dans d’autres pays du Printemps arabe avec la restauration des régimes honnis ou l’explosion de la violence aveugle, comme c’est le cas en Syrie. Le rêve révolutionnaire commençait à échapper à ces doux rêveurs nourris par l’imaginaire libertaire de la Toile et du monde virtuel. Ceux-ci, qui nourrissaient l’idée d’une révolution trahie et rendaient plus vraisemblable l’idée d’un Big Brother manipulant les masses arabes dans une région acquise depuis longtemps aux théories du complot et de l’ennemi extérieur !
Ces doutes et ces interrogations vont se transformer lors d’une troisième phase en un grand désenchantement, voire une désillusion du projet révolutionnaire au moment de fêter son deuxième anniversaire. Plusieurs raisons expliquent cette tristesse et ce découragement. Il faut mentionner les difficultés à construire les consensus nécessaires à la fondation des nouvelles Républiques dans le monde arabe. Par ailleurs, l’insécurité croissante et la tentation des armes pour certains groupes terroristes et la crainte de verser dans la violence ont renforcé la peur, la mélancolie et le ressentiment. Enfin, la détérioration de la situation économique et la dégradation de la situation sociale rendent lointaine la réalisation des objectifs d’emploi, de justice sociale et d’équité.
Le Printemps arabe est aujourd’hui à un tournant majeur de son histoire récente. Après l’effervescence et l’enthousiasme révolutionnaire des premiers jours, le doute et les interrogations post-électoraux, c’est désormais le désenchantement qui prévaut. Un désenchantement et une désillusion qui peuvent emporter avec eux l’élan révolutionnaire et ouvrir une période de restauration autoritaire comme l’ont montré d’autres expériences de transition politique. Il est urgent de sortir du désenchantement et de renouer avec l’enthousiasme des premiers moments de cette rencontre unique de notre aire avec le vent doux et tendre de la liberté. Pour cela, il faut reprendre le projet de la dissidence libertaire qui a emporté les régimes autoritaires et faire des principes de la démocratie et de la liberté les fondements de la nouvelle République et d’un engagement confiant et ouvert sur le monde !