Après le succès de la présentation d’Al-Hadhra au sixième jour du Festival de Carthage, les caravanes documentaires et l’association IN ART (les artistes de Hammamet et leurs amis) organisent, du 24 au 27 juillet 2013, une manifestation consacrée aux films documentaires explorant le soufisme, avec des projections et des débats dans la Galerie Sidi Abdallah dans la Médina de Hammamet. Ces célébrations du soufisme interviennent après une série d’attaques salafistes visant des dizaines de mausolées et de zaouïas soufis à travers tout le pays suscitant l’indignation de la population et la condamnation — sans suites judiciaires — des pouvoirs publics et des organismes internationaux, dont l’UNESCO, inquiets pour le devenir d’un patrimoine culturel menacé par l’intolérance inspirant ces actes criminels.
Il a fallu que les groupes salafistes passent à l’acte et mettent en pratique l’un des fondements du wahhabisme pour que l’élite tunisienne réalise l’importance de ce patrimoine et se mette à défendre l’une des formes de religiosité les plus populaires en Tunisie et dans l’ensemble des pays musulmans qui échappent à la domination du rigorisme wahhabite. Il est important de rappeler à cet égard que si le wahhabisme s’est illustré, dès sa naissance, par son hostilité viscérale à cette forme de religiosité qu’il considère comme une forme d’associationnisme (chirk) et un retour au paganisme éloignant les musulmans de « l’enseignement authentique » de leur religion , il est loin d’avoir le monopole du rejet du soufisme. Plusieurs courants réformistes et modernistes, y compris en Tunisie, ont assimilé cette expression de religiosité populaire à des formes de superstition et de croyances rétrogrades qu’il fallait combattre comme un obstacle culturel et idéologique au développement, au progrès et à la modernisation. Certes, cette hostilité ne procède pas des mêmes conceptions que celles du wahhabisme que les courants réformistes et modernistes ont combattu dès son apparition au XVIIIeème siècle, ; mais dans les deux cas, le soufisme a été considéré comme l’une des causes de la décadence du monde musulman. Les politiques de modernisation, comme celles qui ont été menées en Tunisie au lendemain de l’Iindépendance, ont essayé d’éradiquer l’islam confrérique, souvent appelé islam des marabouts, du mot
arabe murâbit — au pluriel murâbitûn —, du verbe râbata qui signifie «s’installer à un endroit comme si on y est attaché», ce que faisaient des hommes pieux, et leurs disciples, pour se couper du monde et se consacrer à la recherche du salut par la méditation et l’effort jusqu’à « l’effacement en Dieu » (al fanâ’u fî al-lâh) et l’union et la fusion avec lui, selon la doctrine de Hallâj et son école, ou encore jusqu’à ce que « la lumière de Dieu inonde l’âme » de celui qui persévère dans la voie de sa recherche, selon la théorie de « l’illumination » (ichrâq) d’autres écoles de la gnose mystique.
Le propos de cette réflexion est de rappeler rapidement les spécificités de cette forme de religiosité, ses origines et son évolution, les raisons de sa popularité, d’une part, de son rejet par l’islam scripturaire (des fuqahâ’) le plus rigoriste, d’autre part, et, en troisième lieu, de l’ambivalence du pouvoir politique à son égard,. en troisième lieu.
Le soufisme, une forme de religiosité fondée sur l’amour
En islam, comme dans d’autres religions, le rapport au sacré prend des formes procédant de trois attitudes : la peur, l’intelligence et l’amour (pour plus d’informations concernant « les voies » déterminées par ces attitudes, je renvoie à mon livre Les voies de l’islam, approche laïque des faits islamiques, (Le Cerf-CRDP de Franche-Comté, Besançon, 1996). :
— La peur est au fondement des formes de religiosité donnant priorité à la dimension normative (en terme de bien et de mal, de licite et d’illicite, de ce qu’il faut faire et de ce qu’il ne faut pas faire) pour éviter le courroux et mériter la récompense de Dieu, ou de tout autre principe ou phénomène érigé en force supérieure objet de vénération et de crainte. La théologie normative (qu’Abû Hanîfa appelait al-fiqh al’açghar, la petite théologie) se base sur cette forme de religiosité pour ériger des doctrines et des institutions destinées à règlementer la vie et la conduite des individus sur la base de règles morales ou juridiques établies — par interprétation littéraliste ou par extrapolation — à partir des faits fondateurs consacrés de la religion.
— « L’intelligence de la foi » est l’attitude qui inspire la théologie dogmatique (Al-fiqh al-akbar chez le même Abû Hanîfa, al-klâm ou ‘ilm uçûl al-dîn) et une certaine philosophie religieuse dont la fonction est de fonder rationnellement — c’est-à-dire par recours à la raison — les croyances et les vérités fondamentales de la religion ; le rapport au sacré est basé sur la croyance en son intelligibilité supposant une continuité entre la raison humaine et l’ordre de la foi ainsi appréhendé.
— L’amour est précisément l’attitude qui fonde la relation mystique, dont le soufisme, au sacré .; Cette attitude est parfaitement exprimée par cette injonction attribuée à l’une des premières figures du soufisme, Râbi‘a al-‘Adawiyya (m. en 801) de n’adorer Dieu « ni par crainte de Son Enfer ni par désir de Son Paradis, mais par pure aspiration à contempler Sa Face », allant jusqu’à prier Dieu de faire en sorte que son paradis ne soit pas autre chose que son enfer afin qu’elle l’aime pour ce qu’il est et non par peur de son enfer ni par désir de son paradis (lâ khawfan min al-nâr, wa lâ tama‘an fî al-janna). Le soufisme s’est développé à partir de cette matrice, sur la base de l’expérience de figures exemplaires qui ont consacré leur vie à la quête de l’amour divin, à l’instar de Râbi‘a la‘Adawiyya : Junayd (m. 911), al-Hallâj (m. 922), Abd al Qâdir al-Jîlânî (m. 1166), Suhrawardî (m. 1168), Ibn Arabî (m. 1240), Abû Hassan al-Châdhulî (m. 1258), Jalâl al-Dîn al-Rûmî (m. 1273), Bahâ’u al-Dîn Naqshband (m. 1388), Ahmad al-Tîjânî (m. 1815), l’émir Abd Al-Qâdir (m. 1883), Ahmadou Bamba (m. 1927), fondateur du mouridisme, etc., pour ne citer que les plus célèbres.
À partir du XIIIe siècle, des confréries se sont constituées en « voies » (turuq, pluriel de tarîqa) ayant pour référence « l’enseignement » attribué par ses disciples à un maître considéré comme ayant atteint « la vérité » recherchée, par « illumination » ou par « union », selon le cheminement et l’expérience qui le distinguent des autres, mais toujours sur la base de l’amour comme fondement du rapport au sacré.
L’amour divin, le renoncement aux biens et aux gloires de la vie, la sagesse, l’exemplarité, voire les miracles attribués par les récits hagiographiques développés par les disciples, ont donné un statut de saints aux hommes et aux femmes ainsi vénéré(e)s comme « amis de Dieu » (awliya’u’l-lâh) assurant une présence concrète du sacré dans la vie du commun des croyants comme leurs homologues dans les autres monothéismes. Cette fonction a conféré à l’islam confrérique une popularité d’autant plus grande qu’il est devenu un vecteur de solidarité et un refuge pour les exclus comme pour ceux qui veulent se protéger des abus des gouvernants. Ainsi, le soufisme a acquis une large audience lui permettant de déborder les fidélités et les appartenances aux grandes obédiences (sunnisme, chiisme avec ses différentes branches, zaydisme, ibadhisme, etc.), aux doctrines théologiques et aux rites que sont devenues les grandes écoles de théologie normative (fiqh) telles que les écoles ja‘farite, hanafite, châfi‘ite, mâlikite, etc. Seul le hanbalisme a développé, notamment dans sa forme wahhabite, une hostilité à l’égard du soufisme et de ses confréries allant jusqu’à en interdire l’existence là où cette doctrine est hégémonique comme c’est le cas en Arabie sSaoudite. Les attaques des groupes salafistes contre les mausolées et les symboles de cette forme de religiosité s’expliquent par leurs attaches avec le hanbalisme et son avatar wahhabite.
Une forme de religiosité réfractaire à la politisation
Des trois formes de religiosité fondées sur la peur, l’intelligence et l’amour, la première est la plus susceptible de politisationble en raison de la place qu’y occupent les normes prônées comme le fondement d’un ordre assurant le salut collectif de la communauté. La secondedeuxième, plus élitiste, ne peut être politisée que si elle est articulée à la première comme ce fut le cas pour le mu‘tazilisme du temps des califes abbassides de la première moitié du IXeème siècle (du règne de Ma’mûn jusqu’au début du règne de Mutawkkil). ; Een effet, les mu‘tazilites, se sont appuyés sur la doctrine hanafite pour offrir au pouvoir les fondements de son autorité et bénéficier de son soutien pour imposer leur doctrine. Quant au soufisme, il est la forme de religiosité la moins propice à la politisation en raison de sa conception du salut qu’elle se représente comme l’aboutissement d’une quête individuelle et non comme un projet collectif sur la base de l’application de normes imposées par le pouvoir d’un sauveur, qu’il soit homme politique, Calife-Imâm, ou chef religieux. Une telle attitude soustrait ses adeptes à la tutelle des gardiens des orthodoxies et des théologies normatives fondées sur les distinctions binaires du bien et du mal, du halâl et du harâm, de ce qu’il faut faire et de ce qu’il ne faut
pas faire. C’est l’une des raisons majeures pour lesquelles le soufisme a toujours fait l’objet d’une attitude négative de la part des théologiens. Cette même attitude expose cette forme de religiosité, sinon à l’hostilité, du moins à la méfiance des politiques, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition ; elle n’est tolérée que comme un moindre mal par rapport à la menace que représentent ceux qui instrumentalisent la religion comme une arme dans la lutte pour le pouvoir. Cela explique l’ambivalence de l’attitude des gouvernants. : Quand ils font face à des mouvements de contestation au nom de la religion, prônée comme base d’un salut collectif et d’une alternative à leur pouvoir qu’ils font passer pour une incarnation de la volonté de Dieu, ils encouragent le soufisme comme une forme de religiosité apolitique — puisque l’idée de salut collectif lui fait défaut —, afin de détourner la population de s’engager dans les luttes dirigées contre leur pouvoir ; dans ce cas, le soufisme se trouve dénoncé par les opposants comme une forme de démission
détournant les croyants de « l’obligation du jihâd » contre les tyrans « ennemis de Dieu ». Au contraire, quand les gouvernants sont aux abois et ont besoin du soutien des populations qui sont sous l’influence du soufisme pour vaincre leurs adversaires, ils ne tolèrent pas son apolitisme : tTous ceux qui ne sont pas avec leur pouvoir sont considérés, dans ces conditions, comme des ennemis. Outre l’accusation de défaitisme profitant aux ennemis, de l’intérieur ou/et de l’extérieur, des figures emblématiques du soufisme ont connu la persécution, voire le « martyre » à l’instar de Hallâj et Suhrawardî. C’est grâce à la popularité qu’il a acquise à travers sa forme confrérique, que le soufisme a survécu aux tentatives d’éradication qui l’ont visé tout au long de son histoire, et au siècle dernier, au lendemain des indépendances, dans le cadre des politiques de modernisation et de lutte contre les facteurs de sous-développement.
Les trois formes de religiosité peuvent cohabiter et un même croyant peut passer de l’une à l’autre ou les adopter simultanément pour satisfaire les différentes dimensions de sa personnalité.
Cependant, les fanatiques ont souvent tendance à l’exclusivisme et ne tolèrent que la voie qu’ils érigent comme seule et unique façon d’être croyant ; ainsi les voit-on partir en guerre contre les autres voies qu’ils considèrent comme des hérésies. C’est précisément le cas du hanbalisme, avec sa forme wahhabite de nos jours et ses ramifications se présentant sous l’étiquette du salafisme. ; Sson projet est de soumettre tous les aspects individuels et collectifs à une application rigoureuse des normes proclamées « valables pour tous les lieux et pour tous les temps », sans la moindre prise en compte des contingences du temps, de l’espace, des cultures et des sensibilités personnelles. Mais, l’intolérance peut aussi être le fait d’adeptes d’autres formes de religiosité et de toutes les doctrines, surtout en périodes de crises et de peurs favorables aux crispations identitaires et à la recherche de boucs émissaires. Le hanbalisme et le wahhabisme, ainsi que leurs ramifications salafistes, sont nés et se sont développés précisément à des moments où le monde musulman, s’est trouvé en prise avec le doute quant à sa capacité à poursuivre son expansion et à soutenir la concurrence avec d’autres cultures, du temps d’Ibn Hanbal et Ibn Taymiyya, à résister à l’expansion des empires européens et des idéologies modernes, du temps d’Ibn Abd al-Wahhâb, et à faire face aux défis de la mondialisation de nos jours.
L’islam politique contemporain, par- delà la diversité de ses expressions se rattachant au wahhabisme, comme les groupes salafistes, à l’idéologie des Frères mMusulmans ou expressions asiatiques se réclamant de la pensée de Mawdûdî, a beaucoup d’affinités avec le hanbalisme tel que l’ont développé Ibn Taymiyya au XIVe siècle et Ibn Abdelwahhab au XVIIIe siècle. Les références explicites à Ibn Taymiyya et le soutien que le wahhabisme saoudien a apporté aux différentes expressions de l’islam politique sont la traduction de ces affinités. L’impunité dont jouissent les groupes salafistes qui se sont attaqués aux symboles du soufisme en Tunisie et là où gouvernent des partis politiques issus des Frères Musulmans, n’est pas sans rapport avec les connivences entre cette mouvance de l’islam politique et le wahhabisme. C’est la résistance inspirée par les spécificités des pays ayant des traditions hostiles au rigorisme hanbalite qui oblige les islamistes de ces pays à se démarquer, du moins en apparence et du bout des lèvres, des salafistes et de leurs actions, que ce soit à l’égard des symboles du soufisme ou à l’égard d’autres aspects des coutumes locales. L’islam officiel, en Tunisie comme dans les autres pays du Maghreb, rappelle la symbiose entre ses composantes qui le rattachent à la théologie normative (fiqh) de Mâlik, à la doctrine théologique (en matière de croyances) d’Al-Ach‘arî et la spiritualité de Junayd (m. en 911) qui a donné, avec Muhâsibî, une orientation au soufisme donnant la priorité à la lucidité, au détriment de « l’ivresse des chatahât », et à la prudente discrétion au détriment de la divulgation au grand public des expériences mystiques que seuls les initiés sont à même de comprendre. Ces rappels prennent souvent des accents apologétiques empreints d’intolérance et d’anathème à l’égard de ceux qui se trouvent ainsi accusés d’importer un islam étranger aux traditions locales, comme si le problème était lié aux origines de ces courants et non à leur intolérance et au non- respect de la liberté de croyance, de culte et de conscience de ceux qui ne partagent pas leurs conceptions. Ce respect est à exiger, au nom de l’universalité des droits humains, des adeptes de toutes les formes de religiosité, de toutes les convictions religieuses ou philosophiques. Les libertés au nom desquelles une telle exigence se justifie doivent être garanties à tout le monde, y compris à celles et ceux qui veulent adhérer à des idées, des croyances, des obédiences et des formes de religiosité étrangères aux traditions du pays.
Par Chérif Ferjani *
*Professeur de Sciences politiques à l’Université Lyon2 en délégation CNRS à l’IRMC à Tunis.