La loi sur l’interdiction de la sous-traitance et des contrats CDD, qui devrait lutter contre la précarité de l’emploi et l’exclusion, pose probléme en Tunisie. Des défaillances au niveau de son application et la crainte des entreprises du secteur privé d’être bombardées par une masse salariale supplémentaire due à ce processus d’intégration suscite des débats et provoque des controverses et des opinions divergentes.
Par Khadija Taboubi
De nombreuses entreprises peinent à comprendre et à appliquer correctement la nouvelle législation, ce qui a également entraîné des difficultés dans la gestion des contrats et des relations de travail. De plus, les entreprises, en particulier les PME, qui recourent souvent à la sous-traitance pour gérer leurs fluctuations d’activité s’inquiétent de ne pas pouvoir se conformer à la loi, aprés avoir perdu cette flexibilité dans la gestion de la main-d’œuvre. Résultat, certaines entreprises ont procédé à des licenciements massifs alors que d’autres, principalement dans le secteur public, ont intégré les agents concernés mais cela a posé un probléme de sureffectif. C’est le cas d’ailleurs de la société « Itissalia Services », qui intervenait depuis longtemps dans la sous-traitance pour les services publics en gardiennage, en nettoyage et en accueil. C’est depuis quelques jours qu’elle a été dissoute en vertu du décret officialisant l’interdiction de la sous-traitance dans le secteur public, publié mardi 17 juin dernier.
Désormais, les agents de ladite société, à l’exception de ceux employés dans le cadre de la sous-traitance, seront intégrés à l’Office National des Postes, conformément à son statut général.
Lors de son passage récent sur une radio privée, l’ancien ministre de l’Emploi, Hafedh Laâmouri, a soulevé les mêmes questions.
Plusieurs difficultés sont apparues lors de l’application de cette loi, dont principalement dans les secteurs de la sécurité et du nettoyage, puisque les travailleurs deviendraient des salariés des entreprises et institutions dans lesquelles ils travaillent, ce qui rendrait leur remplacement en cas d’absence plus complexe. Il a en outre indiqué que de nombreuses entreprises sont désorientées dans la compréhension et l’application de la loi ce qui, selon lui, a entraîné une vague de licenciements.
Il a par ailleurs expliqué le licenciement de plusieurs employés dans le secteur privé par une mauvaise interprétation de la loi, par nombre d’employeurs craignant une augmentation de la masse salariale.
Une loi qui néglige le devoir des travailleurs
De son côté, le professeur universitaire en sciences économiques, Ridha Chkoundali, a exprimé ses vives préoccupations face à la nouvelle loi portant sur l’interdiction de la sous-traitance en Tunisie. Il a indiqué que cette nouvelle loi sépare l’aspect économique de l’aspect social et se concentre uniquement sur ce dernier, bien que la situation sociale ne puisse s’améliorer sans la création de richesse. Cette loi s’inscrit, selon lui, dans le cadre d’une approche considérant la stabilité sociale comme nécessaire à la création de richesse. Cependant, cette approche néglige le fait que la stabilité sociale, qui refléte un revenu permettant aux individus de vivre décemment, ne peut être atteinte sans progrés sur le plan économique. De plus, le cycle économique influence le cycle social, tout comme le cycle social influence le cycle économique. Et d’estimer que la relation entre les deux n’est pas unilatérale, mais plutôt dialectique.
Il a tenu à préciser que cette nouvelle loi, bien que garantissant les droits sociaux des travailleurs au sein de l’institution économique, néglige d’inclure leurs devoirs envers l’institution qui va les intégrer et leur garantir une vie décente : « Cela nous permet d’atteindre simultanément les deux objectifs, promouvoir l’aspect social sans nuire à la compétitivité de l‘entreprise économique », a-t-il souligné.
Il n’a pas manqué par ailleurs de mettre en avant les aspects positifs de cette loi qui contribuera, selon ses dires, à réduire la précarité de l’emploi et à garantir la stabilité sociale à certains travailleurs, mais aussi réduire les activités illégales ou paralléles et favoriser une meilleure organisation économique, ce qui permettra de renflouer les caisses de l’État en termes de recettes fiscales supplémentaires et les caisses sociales en termes de cotisations sociales supplémentaires.
Outre ces aspects positifs, le professeur en sciences économiques a soulevé certaines défaillances liées à cette loi. Elle obligera en effet les institutions économiques à formaliser les sous-traitants, ce qui augmentera le coût de la masse salariale de l’entreprise et lui fera perdre sa compétitivité économique et du coup, elle aura inévitablement recours à une augmentation des prix, ce qui entraînera à son tour l’accélération du taux d’inflation.
Le déficit budgétaire risque de s’aggraver davantage
S’agissant du secteur public et de la fonction publique, Ridha Chkoundali a mis en garde contre le fait que l’intégration d’un nombre important de sous-traitants augmentera la part des salaires dans le budget de l’État et contribuera à l’aggravation du déficit budgétaire. Cela obligera également l’État à augmenter les recettes fiscales ou à emprunter de nouveau auprés de la Banque centrale de Tunisie (BCT) : ´ La fiscalité réduit la compétitivité des institutions économiques et le pouvoir d‘achat des citoyens tunisiens alors que l‘endettement auprès de la Banque centrale réduira la liquidité au niveau du secteur privé, ce qui aura inévitablement un impact négatif sur la croissance économique. ª
Il a d’autre part indiqué que le marché du travail est le principal facteur expliquant la dégradation du classement de la Tunisie en matière de climat des affaires. Selon lui, cette nouvelle loi menace la flexibilité du marché du travail et contribue à la dégradation du classement de la Tunisie en matière de climat des affaires, pour enfin se retrouver dans l’incapacité d’attirer de nouveaux investisseurs étrangers.
« La crainte d’être contraint d‘embaucher a contribué à la vague de licenciements qui a récemment touché de nombreuses institutions économiques », a-t-il alerté.
C’est une forme d’esclavage légalisé
Dans son entretien avec Réalités, l’expert en affaires sociales, Badr Smaoui, a tenu tout d’abord à préciser que contrairement à la sous-traitance qui a été interdite et même criminalisée par la loi n° 9 du 21 mai 2025, les CDD n’ont pas été interdits mais limités avec des cas exceptionnels et justifiés. Et d’expliquer que les CDD peuvent être signés dans le secteur privé dans trois cas : l’accomplissement de travaux nécessités par un surcroît extraordinaire de travail, le remplacement provisoire d’un travailleur permanent absent ou dont le contrat de travail est suspendu et l’exécution de travaux saisonniers ou d’autres activités pour lesquelles il ne peut être fait recours selon l’usage ou de par leur nature au contrat à durée indéterminée. Il a de même indiqué que la sous-traitance a été interdite dans le secteur public en vertu du décret n°237 du 17 juin 2025, et la dissolution de la société publique Itissalia Services dissoute, par contre les CDD n’ont pas été légalement jusqu’à ce jour interdits : « En effet, la loi n° 83-112 du 12 décembre 1983, portant statut général du personnel de l‘Etat, des collectivités publiques locales et des établissements publics à caractère administratif, stipule dans son article 108 : ´ L‘administration peut recruter par voie de contrats des agents, de nationalité tunisienne, pour l‘exécution de missions particulières d‘une durée limitée », a encore précisé Badr Smaoui, avant d’appeler à la révision de cet article.
L’expert en sciences sociales a souligné que la sous-traitance est bel et bien une forme d’esclavage légalisé. Selon lui, cette pratique permet de traiter deux salariés qui exécutent le même travail, l’un travaillant chez l’entreprise mére, l’autre dans l’entreprise de sous-traitance de maniére différente, ce qui est en contradiction avec la convention 100 sur l’égalité de rémunération de 1951 que la Tunisie a ratifiée suivant la loi 68 / 21 du 2 juillet 1968 et à la Constitution tunisienne du 25 juillet 2022 dans ses articles 23 qui stipule que « les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans aucune discrimination » et 46 qui stipule que « tout citoyen et toute citoyenne ont droit au travail. L‘Etat prend les mesures nécessaires afin de le garantir sur la base de la compétence et de l‘équité. Tout citoyen et toute citoyenne ont droit au travail dans des conditions décentes et ‡ une juste rémunération. »
Des charges supplémentaires qui seront absorbées à long terme
Interrogé sur l’éventuel départ des sociétés étrangères à cause de cette charge supplémentaire qui découle de la titularisation des employés de la sous-traitance, il s’est demandé si ces entreprises-là se permettent de violer les droits des travailleurs dans leurs pays, faisant remarquer que contrairement à ces entreprises qui menacent de quitter le pays pour ne plus assumer une charge salariale supplémentaire, plusieurs investisseurs étrangers installés en Tunisie sont en train de donner l’exemple en matière de droits sociaux.
Il a en outre expliqué que la fin de la sous-traitance en Tunisie ne va pas entraîner des pertes mais plutôt des charges supplémentaires qui pourraient être, probablement, lourdes au début mais qui seront absorbées à long terme par un retour sur investissement : « Cette déduction émane d‘une approche moderne qui considère que le développement économique ne peut être durable sans stabilité sociale. Une société stable, avec un niveau adéquat de cohésion sociale et de justice, est un facteur clé pour favoriser un environnement propice à la croissance économique. Inversement, un développement économique non inclusif ou qui creuse des inégalités peut engendrer des tensions sociales et freiner la progression économique. D‘ailleurs, rien ne prouve aujourd‘hui que la sous-traitance qui a été pratiquée pendant trente ans a résolu le problème du chômage ou qu‘elle a contribué au développement économique. Parfois, garantir 80 emplois stables est plus bénéfique économiquement et juste socialement qu‘employer 100 salariés dont la moitié travaille dans des conditions vulnérables. »
Il a dans le même contexte indiqué qu’il est difficile, aujourd’hui, d’évaluer le nombre exact des agents qui seront recrutés dans le secteur public car il n’est pas évident que tous le seront et ce, pour plusieurs raisons. La premiére est que le décret exige une année d’ancienneté, ce qui n’est pas acquis pour tous les salariés. La deuxiéme raison est que l’âge de certains agents dépasse l’âge légal de recrutement dans la fonction publique et dans les établissements et entreprises publiques, une condition que le décret n’a pas soulevée et qui devrait être tranchée le plus tôt possible. La troisiéme raison porte sur le fait que les agents doivent s’assurer que leur casier judiciaire ne comporte pas de condamnations incompatibles avec la réglementation du secteur public.
Badr Smaoui a par ailleurs estimé que pour le secteur privé, la situation est plus compliquée car il n’est pas admis que toutes les entreprises travaillant dans les services pratiquent la sous-traitance : « Certaines sont déjà des entreprises de services qui obéissent aux conditions énoncées dans la loi, détiennent notamment une spécialisation et des connaissances techniques et sont donc habilitées à continuer à exercer et à conclure des contrats de services ou d‘accomplissement de travaux, d‘autres pratiquant auparavant le gardiennage et le nettoyage pourraient s‘orienter vers d‘autres activités permises par la loi. »
Pas de négociation avec la dignité de l’être humain
Il a d’autre part estimé qu’il est actuellement difficile de mesurer l’impact de cette loi sur le secteur public : « Avec la dignité de l’être humain, il n‘y a pas de négociation ou de surenchère. D‘ailleurs, le document joint au projet de la loi des contrats de travail et de l‘interdiction de la sous-traitance exposant les motifs n‘a avancé aucun impact », a encore précisé Smaoui, faisant remarquer que pour le financement futur et au niveau du secteur public, l’Etat doit chercher de nouvelles sources de financement telles que le contrôle fiscal et l’intégration du secteur informel et doit fournir un effort de redéploiement des ressources humaines existantes. Par contre, a-t-il soutenu, au niveau du secteur privé, les entreprises ont le droit et le devoir d’être concurrentiel par tous les moyens légaux mais pas sur le compte des charges sociales dont surtout, les salaires et les cotisations sociales. D’ailleurs, parmi les répercussions positives de l’intégration des salariés de la sous-traitance, on prévoit des augmentations des recettes des caisses sociales, ce qui va engendrer une régression des interventions du budget de l’Etat pour compenser le déficit actuel et l’amélioration de la qualité des prestations.
L’expert en affaires sociales a dans le même contexte déclaré que cette nouvelle loi va sans consteste certes créer, au cours de la période transitoire, une certaine perturbation dont la cause ne renvoie pas aux nouvelles dispositions mais aux séquelles des pratiques illégales qui ont existé durant trois décennies et qui ont été la cause de plusieurs perturbations et contestations sociales. Selon lui, le travail décent, à propos duquel les partenaires sociaux se sont mis d’accord et ont signé un mémorandum en 2017 sous l’égide de l’Organisation Internationale du Travail, doit être mis en exécution. Il s’agit d’une nécessité internationale dont le Covid-19 a confirmé l’importance et l’urgence : « Un salarié qui est stable et dont l‘avenir est garanti pour lui et pour sa famille va fournir plus d‘efforts dans son travail. Aussi, les nouvelles dispositions vont renforcer chez les salariés le sentiment d‘appartenance ‡ l‘entreprise qui est crucial pour le bien-‘tre, l‘engagement et la performance des employés ainsi que pour l‘entreprise elle-même », a-t-il dit.
Il n’a pas manqué toutefois de souligner que beaucoup d’efforts restent à déployer afin non seulement de combattre la précarité et l’exclusion mais aussi de lutter contre la pauvreté. Aussi, ces nouveaux défis sont apparus lors du Recensement général de la population et de l’habitat 2024, notamment le vieillissement de la population ou, plutôt, le rétrécissement de la population active âgée entre 15 et 59 ans. D’autres défis relatifs aux nouveaux métiers et au travail à distance vont bouleverser les relations du travail, y compris les contrats de travail.