Sous-traitance et CDD : Une arme à double tranchant

C’est quoi la sous-traitance ?  Théoriquement, c’est un contrat par lequel une entreprise demande à une autre entreprise de réaliser tout ou une partie de ce que l’entreprise cliente devait réaliser et fournir à sa propre clientèle et cela peut concerner un produit, une prestation physique, intellectuelle ou encore des travaux comme le jardinage, le nettoyage et autres services.

Par Khadija Taboubi

 Partout dans le monde, les entreprises qui recourent à la sous-traitance n’ont pas la capacité d’assumer la charge d’une opération ou ne disposent pas des compétences requises à la réalisation d’une prestation donnée, et font appel alors à une autre entreprise, qualifiée de sous-traitant, pour lui confier, en tout ou partie, sa réalisation.
La Tunisie, sous l’effet de la mondialisation de l’économie, et en l’absence d’un cadre juridique réglementant les emplois de sous-traitance, n’a pas échappé à cette politique. On y recourt, mais autrement !  Les donneurs d’ordre vont plus loin que la prise en charge de certaines activités. C’est plutôt une technique pour échapper à la réglementation et éviter certaines charges, tout comme les contrats CDD très souvent synonyme de marginalisation et de précarité. Vous avez un contrat CDD, cela veut dire que vous aurez un maigre salaire, que vous n’avez pas droit à la couverture sociale et que vous ne pouvez pas bénéficier d’un crédit ou de tout autre avantage comme celui qui a un poste permanent…Bref, vous n’avez pas un statut social stable et à tout moment, vous risquez d’être mis à la porte.

 Témoignage anonyme d’une femme de ménage
Réalités a pu récemment discuter avec une femme de ménage qui travaille dans une société de renommée internationale. On lui a posé la question sur sa situation au sein de cette société et la réponse était choquante. Après bien des hésitations, elle a accepté de nous parler à condition de cacher son nom, ainsi que celui de son employeur. Tout ce qu’on peut divulguer est que cette entreprise opère dans le secteur des composantes automobiles, et la surprise est là ! La jeune femme travaille depuis environ 9 ans dans cette entreprise mais par l’intermédiaire d’une société de sous-traitance. Le donneur d’ordre est de nationalité étrangère alors que la société de sous-traitance est tunisienne. La quarantenaire travaille pour le compte de cette société étrangère mais elle n’a aucun lien avec cet employeur étranger, c’est plutôt avec cette société de sous-traitance. Pis ! Cette femme de ménage fait trois ou quatre fois ce que font les autres femmes de ménage qui ont des contrats directs avec ladite société, et il n’y a pas que cela !  Cette femme de ménage travaille 8 heures par jour avec un salaire inférieur au SMIG, et elle ne bénéficie d’aucun autre avantage. Ce qui nous a surpris davantage, c’est que cette société emploie près de deux mille personnes, mais avec des contrats CDD ou de sous-traitance. Chaque employé est mis à la porte automatiquement après 4 ans de travail. Là, il faut se dire pourquoi. Une entreprise de grande taille et qui ne cesse d’investir et de faire le show dans les médias à des coûts exorbitants, pourquoi choisit-elle ce mode d’emploi alors qu’elle ne s’est jamais arrêtée de produire. A notre connaissance, une entreprise qui travaille tout au long de l’année, sans interruption, a besoin d’emplois stables. Pourquoi alors ce recours à des emplois avec des contrats de sous-traitance à de CDD ?
C’est l’une des raisons d’ailleurs qui a poussé l’Etat tunisien à déclarer la guerre à ce type de contrats injustes pour un Etat qui respecte ses citoyens. C’est exactement durant le mois de février 2024 que l’Etat tunisien a sonné la cloche annonçant la fin de ce type de contrats. Depuis cette date, il est strictement interdit de conclure de nouveaux contrats de sous-traitance dans le secteur public et d’annuler toutes les mesures qui sont en contradiction avec cette décision, notamment la circulaire 35 du 30 juillet 1999 relative à la sous-traitance dans l’administration et les établissements publics. Une décision qui a été prise conformément aux instructions du président de la République et en application de l’article 46 de la Constitution. A priori, cela devrait également concerner le secteur privé.
Au début, il y aura la révision de certaines dispositions du Code du travail pour mettre définitivement un terme à la sous-traitance et aux contrats de travail à durée déterminée. Une initiative qui devrait consolider le rôle social de l’État et garantir aux travailleurs le droit de travailler dans des conditions décentes et avec un salaire juste, bien que le chemin ne soit pas facile du tout en raison de la complexité des lois du travail en vigueur. Des questions clés se posent déjà : que devons-nous réformer exactement ? Quel impact aura la régularisation de milliers de travailleurs précaires sur les finances du pays et les entreprises privées ? Et si la nouvelle réglementation ne plaît pas au secteur privé, quel sera le sort des employés avec des contrats CDD ou de sous-traitance ?

Douja Gharbi

Douja Gharbi : « Cela risque d’aggraver l’informalité »
Dans son entretien avec Réalités, Douja Gharbi, CEO de RedStart Tunisie, a fait remarquer que l’idée d’interdire la sous-traitance et les Contrats à durée déterminée (CDD) en Tunisie a ses avantages et ses inconvénients : l’avantage d’une telle décision réside dans le fait que cela pourrait renforcer la sécurité professionnelle et améliorer la satisfaction au travail et la productivité dans un contexte où l’employé travaille dans de bonnes conditions et est assez responsable pour s’acquitter honnêtement de ses obligations professionnelles. Cela pourrait aussi contribuer à réduire les inégalités au travail et les emplois précaires.
Selon Douja Gharbi, une telle décision peut impacter les coûts pour les entreprises et certaines pourraient être moins enclines à embaucher, ce qui risque d’aggraver le chômage. De même, cela pourrait réduire la flexibilité des entreprises, particulièrement dans des secteurs saisonniers ou imprévisibles et peut freiner la compétitivité des entreprises et décourager les investisseurs étrangers. Il est aussi évident que cela pourrait pousser certaines entreprises à recourir au travail au noir pour contourner la législation, aggravant ainsi l’informalité et diminuant les droits des travailleurs.
Douja Gharbi a par ailleurs recommandé de, plutôt, renforcer les régulations sur les CDD et la sous-traitance pour limiter les abus, comme les contrats précaires répétés ou l’absence de garanties pour les sous-traitants, ou encore d’instaurer des incitations fiscales ou financières pour les entreprises qui embauchent en CDI, tout en laissant une certaine flexibilité pour les CDD dans des cas spécifiques. « Une approche pragmatique, axée sur une réglementation plus stricte, des mécanismes de contrôle adaptés et des incitations positives, seraient probablement plus efficaces pour équilibrer les besoins des travailleurs et ceux des entreprises », a-t-elle souligné.

Mohsen Hassan

Continuer le combat contre le travail précaire dans le public
De son côté, Mohsen Hassan, ancien ministre du Commerce et PDG d’une société privée, a exprimé un avis favorable par rapport à ce qu’il a qualifié de combat contre la précarité de l’emploi, faisant remarquer que même la croissance économique est tributaire d’un climat social sain. « Le combat demeure d’une importance ultime surtout dans le secteur public. Il est inadmissible de recruter des gens dans des conditions précaires, et d’allouer des salaires qui ne reflètent pas l’effort déployé par l’employé et ne garantissent pas une certaine équité de la politique de rémunération », a assuré Mohsen Hassan, avant d’expliquer que dans le secteur public et les administrations publiques, il faut poursuivre l’effort pour réduire la précarité au niveau de l’emploi.
Il a, en revanche, estimé qu’il y a des activités saisonnières, qui demandent des emplois saisonniers : « Je pense que le législateur doit prendre en considération la spécificité de certains secteurs dont la majorité des activités est saisonnière, surtout dans le tourisme balnéaire et où on ne peut pas engager des emplois permanents ». Il faut, selon lui, garder la législation actuelle qui consiste à faire des contrats de travail à durée déterminée tout en prenant en considération les activités saisonnières qui sont caractérisées par l’exécution d’un travail amené à se répéter chaque année à la même période, au rythme des saisons, citant comme exemple la saison oléicole. « Comment voulez-vous que les huileries par exemple engagent des emplois en mode CDI, alors qu’elles n’ont besoin d’employés que pendant trois ou quatre mois seulement ? », s’est interrogé Mohsen Hassen.
« Dans le secteur public et dans certains secteurs, il faut engager des employés à des contrats en CDI. C’est un droit indispensable pour assurer la paix sociale et des conditions saines pour une croissance économique équitable mais tout en prenant en considération certaines activités qui ont une certaine saisonnalité », a-t-il encore dit.

 On ne peut pas imposer des CDI à une entreprise étrangère
Mohsen Hassen a d’autre part, indiqué que les investissements directs étrangers (IDE) se développent en Tunisie grâce au coût et à la disponibilité de la main-d’œuvre : « Les entreprises étrangères, lorsqu’elles s’installent en Tunisie, exigent une souplesse dans la politique de l’emploi en Tunisie et cela veut dire qu’elles n’engagent des emplois que lorsqu’elles ont des commandes. De toute façon, ce n’est pas à eux de prendre à leurs charges ces employés. Il ne s’agit pas d’une société sociale pour prendre en charge ces employés sans contrepartie et sans travail équivalent. Aujourd’hui, on ne peut pas imposer des contrats CDI à une entreprise étrangère qui travaille à la commande. Si on veut garder notre attractivité et compétitivité en matière d’IDE, il est essentiel d’assurer une flexibilité dans la politique d’emploi en Tunisie et éviter le recours à des contrats CDI uniquement », a-t-il expliqué.
Par contre, dans le secteur public, Mohsen Hassen pense qu’il est légitime d’interdire la sous-traitance et l’emploi précaire même en ce qui concerne le jardinage et le nettoyage. « L’administration publique doit être le garant de la paix et de l’équité sociale », a-t-il dit.
Selon lui, le problème se pose uniquement dans le secteur privé dans la mesure où on ne peut pas obliger une entreprise étrangère et même tunisienne à ne pas recourir à la sous-traitance, surtout lorsque son activité n’est pas stable durant toute l’année. «Si l’activité est cyclique, saisonnière ou instable tout au long de l’année, l’entreprise a le plein droit de recourir à la sous-traitance comme solution pour l’emploi. Mais si ses activités sont stables tout au long de l’année, l’entreprise peut éviter de recourir à la sous-traitance puisqu’elle a besoin de postes d’emploi stables et permanents», a-t-il encore précisé.
Il a mis en garde contre la suppression des contrats CDD et de sous-traitance dans les activités saisonnières. « Une éventuelle suppression aura un grand impact sur toutes les activités saisonnières qui ne nécessitent pas une stabilité au niveau de l’effectif. Ces entreprises ont le plein droit de recourir à des emplois temporaires et des contrats CDD. Il ne faut pas pénaliser les entreprises qui ont des activités cycliques ou saisonnières », a-t-il affirmé.

 Revoir le cadre réglementaire
Ainsi, afin de rectifier le tir, Mohsen Hassen a appelé à revoir le cadre réglementaire de la sous-traitance, en intensifiant le contrôle ou peut-être avec l’élaboration d’un cahier des charges spécifique qui exige des salaires et des conditions de travail bien précises. « Il ne faut pas laisser certaines entreprises profiter de l’absence d’un cadre juridique en la matière. Certaines entreprises ne respectent même pas le SMIG et offrent des emplois avec des conditions précaires, sans couverture sociale et sans augmentation salariale », a souligné Hassen, avant d’appeler à revoir le cadre juridique et à instaurer un contrôle approfondi.
Selon ses déclarations, les employés doivent bénéficier de tous leurs droits : « C’est illégal ! Les entreprises doivent obéir à une loi ferme et rigide. Pourquoi cette intermédiation entre employeurs et employés ? Si nous sommes obligés de garder la sous-traitance pour certaines activités, il faut réglementer et assurer une équité sociale entre les employés ».
Il a réitéré toutefois son appel pour ne pas généraliser l’interdiction de la sous-traitance et des CDD dans la mesure où il y a des secteurs qui ne peuvent fonctionner qu’avec des contrats CDD.
Outre la spécificité de certains secteurs, il a affirmé que le modèle de développement économique de la Tunisie construit sur la faiblesse du coût de la main-d’œuvre a montré ses limites. «C’est fini pour ce modèle et pas seulement en Tunisie. Créer de la richesse en se basant sur une main-d’œuvre très faible n’est plus d’actualité et il est illogique», a estimé Mohsen Hassen, faisant remarquer que certaines problématiques ne se résolvent qu’avec le dialogue social. « Aucune partie ne peut proposer un amendement d’une législation sociale sans faire participer toutes les composantes de la société civile (UGTT, Utica, CONECT). C’est très important ! », a-t-il fini par soutenir.

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