Par Dr Sami Ayari*
«La souveraineté d’un État consiste en un pouvoir absolu et perpétuel, sans dépendance à l’égard d’un autre» ou bien “le droit d’un État de se gouverner lui-même sans ingérence extérieure”, disait Hugo Grotius (1583-1645), une figure centrale du XVIIe siècle, influente dans les domaines de la philosophie, de la théorie politique et du droit international. Il est fréquemment reconnu comme le fondateur du droit international moderne.
Cette souveraineté, à la fois première et ultime, repose sur plusieurs piliers essentiels : la géographie, la démographie, la volonté populaire, les savoirs, la richesse et les ressources.
Chaque nation cherche à optimiser ses avantages et à garantir son indépendance afin de pouvoir, en dernière instance, compter uniquement sur elle-même. Cette autonomie devient le fondement et la crédibilité de sa souveraineté, notamment en temps de crise ou de conflit.
Au fil du temps, la notion de souveraineté a évolué, passant d’une autorité absolue et nationale, dominante entre le XVIIe et le XIXe siècle, à une forme plus complexe et partagée au XXIe siècle, influencée par la mondialisation, les avancées technologiques et la gouvernance internationale, appelée souveraineté numérique.
À l’ère numérique, les choses ont bien changé, les États doivent aujourd’hui protéger leurs infrastructures et leurs données tout en affirmant leur souveraineté face à l’influence croissante des grandes entreprises technologiques mondiales. La dépendance de plus en plus marquée envers des infrastructures numériques, souvent contrôlées par des acteurs privés ou étrangers, remet en question leur capacité à maintenir un contrôle total sur leurs systèmes critiques, réseaux et données.
Face à ces enjeux, les États sont contraints de repenser leurs stratégies de gouvernance et de coopérer à l’échelle internationale pour relever les défis complexes de la révolution numérique, portée notamment par l’intelligence artificielle (IA), le big data, l’Internet des objets et d’autres technologies interdépendantes. Ces avancées constituent le socle d’une quatrième révolution technologique en pleine expansion.
Simon Kuznets disait : « Dans de nombreuses industries, il arrive un moment où les conditions techniques de base sont révolutionnées. Lorsqu’un changement aussi fondamental se produit, une nouvelle ère commence ».
Une rupture radicale, synonyme de disruption et souvent porteuse de croissance économique, soulève la question : la Tunisie est-elle prête à suivre cette dynamique et profiter de cette transformation ?
C’est une autre question, revenons sur notre sujet du jour : la souveraineté.
Le concept de « souveraineté numérique » renvoie à la capacité d’un État à contrôler ses infrastructures technologiques, ses données et à réguler de manière autonome le cyberespace. Ce concept souligne les défis auxquels les États font face, notamment leur dépendance envers des entreprises transnationales technologiquement dominantes. Il inclut une dimension juridique, liée à la régulation de ces grandes firmes, ainsi qu’un volet économique et industriel, concernant la maîtrise des technologies critiques. Dans un monde de plus en plus interconnecté, marqué par la dépendance aux géants technologiques mondiaux et par des cybermenaces croissantes, la souveraineté numérique revêt une importance stratégique croissante.
Nous allons détailler les principaux axes de cette souveraineté en les contextualisant spécifiquement en Tunisie.
Le premier axe : contrôle des infrastructures numériques
Beaucoup de pays cherchent à avoir des infrastructures de cloud (stockage en ligne et gestion des données) localisées sur leur territoire et contrôlées par des entreprises nationales ou soumises à leur juridiction. L’objectif est d’éviter que des données sensibles ne soient hébergées par des acteurs étrangers, comme les géants américains (AWS, Google) ou chinois (Alibaba).
La Tunisie a entrepris des actions pour développer un cloud souverain, s’inscrivant dans sa stratégie digitale nationale à l’horizon 2025. Cette initiative vise à assurer la maîtrise des données nationales tout en renforçant la souveraineté numérique. L’Agence nationale de la cybersécurité (ANCS) a introduit deux labels de certification pour les fournisseurs de services d’hébergement : « N-Cloud » pour les services nationaux et « G-Cloud » pour les services gouvernementaux. Les objectifs de cette démarche sont multiples : instaurer la confiance auprès des utilisateurs et des entreprises, encourager les partenariats public/privé, développer un cloud national et gouvernemental sécurisé, encadrer les projets de migration vers le cloud et garantir la localisation des données stratégiques du pays, huit fournisseurs Cloud ont été labellisés cette année.
Le deuxième axe : gestion et protection des données
Il s’agit simplement de la souveraineté des données, c’est-à-dire la capacité d’un État à garantir que les données générées sur son territoire ou par ses citoyens sont protégées, et que leur gestion (collecte, traitement, stockage) est conforme à ses lois nationales.
Par exemple, le RGPD en Europe garantit que les données des citoyens européens ne soient pas exploitées par des entreprises étrangères sans leur consentement.
La Tunisie a adopté sa première loi sur la protection des données personnelles en 2004, avec la loi organique n° 2004-63 du 27 juillet 2004. À ce jour, la Tunisie ne dispose pas d’une législation moderne comparable au RGPD, qui répondrait aux normes internationales de protection des données. Le projet de réforme de cette législation ou la loi organique n° 25/2018, qui avait pour objectif de mettre à jour le cadre législatif tunisien et de l’aligner sur les standards internationaux, en particulier ceux de l’Union européenne, n’a pas encore été adopté pour diverses raisons, notamment à cause des élections parlementaires de novembre 2019.
Ainsi, la Tunisie continue d’appliquer la loi de 2004, malgré la ratification du Protocole portant amendement à la Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel. L’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP), chargée de réguler ce domaine, est en attente d’un président depuis le 16 avril 2024.
Sur le plan international, la Tunisie a signé la Convention 108 de l’OSCE en 2017 et la Convention 108+ en 2019, bien que cette dernière n’ait pas encore été ratifiée.
La protection contre la surveillance étrangère est devenue un enjeu crucial pour les États, qui cherchent à éviter la collecte de données par des acteurs extérieurs, y compris de grandes entreprises technologiques et des gouvernements étrangers. Dans un contexte post-Snowden, de nombreux pays ont adopté des lois sur la protection des données, établi des agences de cybersécurité, et renforcé leurs infrastructures numériques, notamment à travers le développement de technologies de chiffrement.
Le troisième axe : cyberdéfense et cybersécurité
La protection des infrastructures numériques contre les cyberattaques est essentielle à la souveraineté numérique, nécessitant l’instauration de systèmes de défense efficaces. En parallèle, l’autonomie en cybersécurité est cruciale pour assurer l’indépendance numérique. Développer des compétences et des technologies locales contribue à sécuriser les systèmes informatiques, diminuant ainsi les risques d’espionnage et de vulnérabilité liés à une dépendance vis-à-vis d’entreprises étrangères.
Nous vous invitons à lire mon article du 26/09/24 Réalités, sur la régression de la Tunisie dans le Global Cybersecurity index 2024.
Le quatrième axe : économie et innovation
Le développement de l’industrie numérique locale est un aspect essentiel de la souveraineté numérique, qui repose sur la promotion de l’innovation technologique et la construction d’une industrie nationale solide. Cela nécessite des investissements dans des domaines clés tels que l’intelligence artificielle, la cybersécurité, l’Internet des objets et la blockchain.
La Tunisie n’a pas publié sa stratégie nationale de l’IA jusqu’à présent. L’absence de cette stratégie n’est pas sans impact sur l’attractivité de la Tunisie, l’écosystème d’innovation et le classement de la Tunisie selon certains organismes. La Tunisie est classée 81/193 selon le Government AI Readiness Index 2023 ou l’Indice de préparation à l’IA des gouvernements d’Oxford Insights,. Ce classement n’a pas beaucoup bougé depuis des années. Il y a une semaine, elle est classée 71/83 dans le Global AI Index 2024 selon Tortoise media, 62/83 en talents et 53/83 en recherche. La tendance générale se confirme, un capital et un potentiel humain innovant contre une infrastructure et une gouvernance en retard.
Nous sommes parmi les derniers globalement et nous n’arrivons pas à décoller !
En parallèle, la souveraineté économique est également primordiale, car les données et les technologies numériques jouent un rôle central dans l’économie moderne. La maîtrise des données industrielles et commerciales est donc cruciale pour préserver la compétitivité et l’indépendance économique d’un pays.
Malheureusement, la Tunisie est classée 79/193 selon Global Innovation Index GII 2023. Cet indice est publié par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle et mesure la capacité des pays à innover et leur performance en matière d’innovation. Cet indice évalue un large éventail de critères liés à l’innovation, tels que :
*1 L’infrastructure : 89/132
*2 L’éducation : 107/132
*3 L’investissement en R&D
*4 Le capital humain : 46/132
*5 Les résultats de l’innovation : 50/132
Ces chiffres révèlent une contradiction frappante : d’un côté, la Tunisie dispose d’un capital humain innovant et de grande qualité, de l’autre, l’infrastructure reste déficiente et le système éducatif peine à se réformer et à prendre son essor.
Les questions soulevées sont les suivantes : pourquoi la Tunisie n’exploite-t-elle pas son capital humain innovant et ses talents pour développer une économie de la connaissance et renforcer sa souveraineté numérique ?
Comment peut-on envisager une telle souveraineté face à l’exode massif de nos cerveaux et l’absence totale de stratégie pour les retenir ?
Comment prétendre à une autonomie en intelligence artificielle et technologies émergentes, tout en réduisant notre dépendance technologique dans ces conditions ?
Enfin, comment espérer des avancées avec des laboratoires de recherche déconnectés du secteur privé, manquant de moyens financiers et affaiblis par la fuite de leurs chercheurs ?
Mais quel gâchis ! Un constat amer…
D’après l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), environ 3 000 ingénieurs quittent la Tunisie chaque année en moyenne. Ce phénomène a culminé en 2022, avec le départ de 6 500 ingénieurs, selon une étude publiée par l’Ordre des ingénieurs tunisiens.
Entre 2015 et 2020, près de 39 000 ingénieurs ont émigré, ce qui représente une perte massive de compétences qualifiées, affectant des secteurs essentiels comme l’industrie, la recherche, le développement et l’innovation technologique.
Avec environ 90 000 ingénieurs actuellement en Tunisie, cette fuite des talents, encouragée par la recherche de meilleures perspectives à l’étranger, constitue un défi important pour le développement économique et technologique du pays.
L’écosystème des startups, des accélérateurs et des incubateurs nécessite une refonte complète, y compris le Startup Act, qui est devenu une source de pratiques financières frauduleuses avec des talents startupeurs souvent mécontents mais obligés de se taire.
En Tunisie, le nombre d’accélérateurs et d’incubateurs de startups est estimé à 30 à 40 unités, ce qui donne un ratio d’environ 2,56 à 3,42 accélérateurs/incubateurs par million d’habitants.
Comparée à des pays comme le Maroc (0,54 à 0,81), l’Inde (0,18 à 0,22), la Chine (0,35 à 0,69), l’Afrique du Sud (0,34 à 0,51), la Tunisie se trouve au même rang que la France (2,94 à 3,67) ou bien l’Italie (2,5 à 3,3). Les Etats-Unis ne sont pas loin (3,02 à 4,53).
Cependant, cette situation soulève des questions cruciales sur l’efficacité, les résultats et les retombées. Quel impact ces initiatives ont-elles sur l’économie nationale et la vie des Tunisiens ?
Le ministère des TIC doit instaurer davantage de transparence financière et un suivi technologique rigoureux au sein de cet écosystème, notamment en mettant en place des indicateurs clairs, surtout lorsqu’il s’agit de financements publics.
Certains pays européens comme la France, l’Allemagne ont transformé la Tunisie en un vivier de talents innovants, bien formés et “prêts à l’emploi”, des ingénieurs très bon marché pour alimenter leur économie et compenser les départs massifs à la retraite, identifier et attirer les meilleurs startupeurs tunisiens dès la phase d’incubation à bas coût, et souvent aider par le financement de leurs incubateurs. L’objectif final de ces pays est d’asseoir leur hégémonie européenne dans le domaine de l’innovation.
On s’interroge d’ailleurs sur les rôles joués par leurs fonds de développements internationaux et leurs résultats en Tunisie. Un pillage bien organisé, profitant pleinement de la situation économique de la Tunisie, sans aucune contrepartie, ni investissements significatifs dans l’innovation dans un modèle “Win-Win”, bref, une relation totalement déséquilibrée.
D’autres pays dépouillent également la Tunisie de ses talents sans offrir de contrepartie, tels le Canada, les États-Unis, ainsi que des pays arabes comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Ces derniers, engagés dans une course à la suprématie régionale, arabe et musulmane dans le domaine de l’innovation et des technologies, se tournent, comme beaucoup d’autres, vers la Tunisie pour recruter rapidement et sans coût ses compétences.
Le cinquième axe : influence et diplomatie numérique
Nous terminons cette tribune par la protection de la culture nationale comme un aspect essentiel de la souveraineté numérique. Face à l’influence des plateformes numériques sur les cultures locales, il s’agit de protéger la diversité culturelle contre l’homogénéisation imposée par les géants technologiques, en promouvant et valorisant les contenus culturels locaux.
Comment peut-on accepter qu’un enfant tunisien apprenne l’histoire de Carthage ou la vie d’Hannibal à travers un historien américain via ChatGPT, plutôt que de se référer à nos propres historiens tels qu’Azedine Bach Chaouch, Abdelmajid Nabli ou Hassine Fantar ?
Pour quand notre souveraineté numérique ?γ
*Expert technique senior en organisation informatique et transformation des données chez
BNPPARIBAS . Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society