Statistique économique : Bug Data ou Big Data ?

Par Moktar Lamari, Ph.D,

À l’ère du Big Data et des données massives, les statistiques économiques en Tunisie sont encore marquées par les données manquantes et les données aberrantes. La Covid-19 a révélé les «bugs» d’un système statistique désuet et incapable de produire avec célérité des indicateurs scientifiquement probants, stratégiquement pertinents et politiquement indépendants. Décryptage…

Prouver pour gouverner
Durant les quatre derniers mois, et alors que l’économie est mise à l’arrêt total par un confinement disproportionné, les analystes et observateurs ont mesuré l’ampleur du «bug statistique» en Tunisie. Pour de nombreux agrégats économiques vitaux, les données sont ou manquantes ou aberrantes…voire «abracadabrantes».
Les opérateurs économiques sont laissés dans l’ignorance totale, ils ne peuvent pas sentir le pouls de l’économie (offre, demande, chocs divers) pour prendre les bonnes décisions et anticiper rationnellement les tendances.
En Tunisie, la mal-gouvernance des politiques économiques de l’État serait en partie expliquée par les fragilités, voire même les défaillances du système statistique. Le monde politique assume largement la responsabilité de ces défaillances. Ministres et députés «manipulent», chacun à sa façon, les institutions statistiques et leurs données pour cacher leurs mauvaises performances. Souvent, pour ne pas donner des arguments aux acteurs politiques relativement à leurs politiques, leurs discours et agendas. Les exemples se multiplient, mais on se limite à trois exemples très récents.
Exemple 1. Durant la période la plus sévère du confinement anti-Covid-19 (avril, mai et juin), aucune statistique officielle n’a été publiée sur le taux de croissance mensuel ou anticipé (récession), aucune statistique sur le volume des destructions d’emplois ou encore sur la débâcle de l’investissement privé. Le gouvernement garde le silence et fait en sorte qu’aucun «bruit» ne vienne déranger sa gestion de la crise ou mettre en cause l’incompétence de nombreux ministres néophytes et incapables de déchiffrer un tableau de bord.
Exemple 2. Lors de ses dernières apparitions, le Chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, insiste pour dire et redire, pour qui veut l’entendre, que la situation économique est «catastrophique», «chaotique», etc. Mais aucun chiffre pour étayer sa rhétorique politique, sa logique de peur et son indifférence aux impacts de ses décisions et règlementations.
L’actuel ministre des Finances, Nizar Yaïche, aurait même versé des larmes en commission parlementaire (en mai) pour communiquer son feeling relativement à une situation économique qu’il juge «alarmante», «larmoyante», «dramatique», etc. Mais encore une fois, pas de chiffres officiels et démontrés sur le chômage, la récession, l’investissement, rien que de la joute politique avec un embargo sur l’information économique stratégique.
Exemple 3. Le seul chiffre utilisé récemment par Elyes Fakhfakh traite de la dette publique envers les prêteurs internationaux. Il a sorti le chiffre de 60% (ratio dette publique sur PIB) face à un journaliste profane en économie. Faux, rétorque en public le député et ancien ministre, Fayçal Derbel. Le vrai chiffre serait de 80% pour certains, 90% pour d’autres. Mais, de tels cafouillages ne semblent pas déranger outre mesure le gouvernement, et encore moins l’establishment politique ou les statisticiens du pays.
Entre mars et juin, et durant les 90 jours du confinement de l’économie requis pour contrer la Covid-19, les analystes, les investisseurs et stratégistes ont cherché ailleurs les statistiques utiles à leurs analyses et prises de décision. Ils ont utilisé les données publiées par la Banque mondiale, le FMI, Fitch, l’Université d’Oxford pour la gouvernance de la Covid-19, les agences de veille économique (watching), etc.
Qui aurait cru que dix ans après la révolte du Jasmin et la transition démocratique liée, la Tunisie reste encore à la merci des bailleurs de fonds, des ONG, des think tanks ou des lobbys pour produire des statistiques économiques, sociales, politiques… qui ont un minimum d’allure et de cohérence?

Les bailleurs de fonds imposent leurs statistiques économiques
Le spectacle est pathétique, et pour cause! Nous avons vu le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) venir au secours du ministère du Développement, de l’investissement et de la coopération internationale pour encourager la production de statistiques fiables et apolitiques, au sujet des impacts du confinement sur l’économie tunisienne.
On a vu la Banque mondiale voler au secours de l’Institut national de la statistique (INS) pour informer, un tant soit peu, sur les impacts de la Covid-19, chez les ménages, mais pas plus. Pas sur les investissements, pas sur le chômage. Des sondages d’opinion basés sur des perceptions et des échelles de type Likert… Aucune donnée crédible et fiable sur les tendances des agrégats décisifs.
On a vu des ONG internationales financer des études parcellaires et des études menées par des stagiaires internationaux qui doivent élaborer des rapports pour fin d’études.
Le FMI a sorti ses prédictions de récession 2020 (-4,3%) pour la Tunisie de la post-Covid-19, et ce, depuis mars, alors que la Tunisie n’avait pas encore annoncé toutes ses restrictions liées à la fermeture de l’économie et au blocage des transactions de marchandises et matières premières. Un chiffre peu crédible et une estimation prise pour argent comptant par les ministres du gouvernement Fakhfakh… et la plupart des médias.
Comme si la Tunisie était sans compétences en statistiques, sans références universitaires reconnues de par le monde en matière de savoir-faire statistique et économétrique.
Aveu d’incompétence en statistiques économiques ou aveu d’échec en gouvernance, l’ex-Chef de gouvernement Youssef Chahed et l’ex-gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Chedly Ayari, ont décidé depuis 2017 d’envoyer plus d’une trentaine d’indicateurs bruts au FMI à Washington (quotidiens, hebdomadaires et mensuels) pour les traiter et les utiliser comme statistiques officielles pour l’économie tunisienne. En Tunisie, les experts en statistiques, les parties prenantes sociales et les syndicats ont fermé les yeux et laissé faire.

La dégringolade du système statistique
La société du savoir est aussi une société alimentée par les chiffres. C’est aussi pour cette même raison que l’un des piliers fondamentaux de la bonne gouvernance est constitué par les données probantes, dont les statistiques.
Durant les différentes interventions publiques des ministres du gouvernement d’Elyes Fakhfakh, pendant et après le confinement, rien ne filtrait sur les vraies statistiques économiques. Et on voyait le malaise statistique au sommet de l’État. On voyait la fragilité (la gêne) de la ministre porte-parole à ce sujet. Face aux scandales à répétition et aux soupçons de conflit d’intérêts qui pèsent sur le Chef du gouvernement et certains de ses ministres, des experts et analystes craignaient la déformation des statistiques sur les budgets et la manipulation, à des fins politiques, purement partisanes et indifférentes à la déroute économique du pays.
La défaillance statistique est criante et elle est palpable dans les communiqués de presse et les commentaires relayés par des médias.
La capacité des pays à produire des statistiques fiables, valides et crédibles est mesurée par un indice international produit par la Banque mondiale, pour informer et éclairer les décisions des bailleurs de fonds internationaux. Cet indice tient compte de la qualité des statistiques: leurs sources, leurs collectes, leurs manipulations… et leurs neutralités face aux instances et acteurs politiques.

Le graphique illustre le recul de la Tunisie à ce chapitre, depuis 2010. Un recul qui rapproche de plus en plus le système statistique en Tunisie des systèmes statistiques des pays les plus pauvres, les plus endettés et les moins bien lotis en compétences, en statistiques utiles à la prise de décision. Le graphique utilise un indice composite qui est mesuré de 0 à 100, et qui intègre la fiabilité des sources, la rigueur des traitements et la diffusion des données statistiques, en temps opportun. À l’aune de cet indicateur, le système statistique de la Tunisie aurait perdu 10 points depuis 2010. Une vraie débâcle qui en dit long sur la gestion et la production des données statistiques.
C’est connu, un système démocratique ne peut pas fonctionner efficacement sans système statistique fiable et politiquement neutre. Dans les pays démocratiques, et durant la crise de la pandémie de la Covid-19, les organismes en charge de la statistique ont été au front pour produire de manière continue les estimations et les statistiques économiques, notamment pour éclairer la prise de décision et renforcer une gouvernance axée sur la performance et les résultats. Dans ces pays, les Banques centrales ont fait autant pour produire, bonifier et réviser… les statistiques monétaires, fiscales et économiques.
En Tunisie, le confinement imposé par la lutte contre la Covid-19 a été utilisé comme prétexte pour confiner les statistiques et probablement pour un peu plus longtemps…
La Tunisie doit sortir de l’ire de la Bug Data pour s’inscrire à l’ère de la Big Data. Le système statistique a besoin d’une véritable politique de modernisation et d’une sérieuse remise en cause structurante. L’économie en a besoin! La transition démocratique aussi!

*Ph.D. Universitaire au Canada

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