L'année 2014 marquera le centenaire du déclenchement de la Première Guerre Mondiale, ce cataclysme qui allait redessiner à tout jamais les cartes en précipitant la chute de la moitié des têtes couronnées d’Europe. S’il faut attendre l’été avant l’anniversaire du début des hostilités, les médias en Grand Bretagne comme dans d’autres pays belligérants rivalisent déjà en commémorations et mises en perspective historique. Dans The Guardian, quotidien britannique de centre-gauche, le « Prince-intellectuel » Hassan bin Talal se saisit de l’occasion :
Au moment où la presse occidentale marque le centenaire de la première guerre mondiale, il est également pertinent de rappeler que le monde arabe se rapproche lui aussi d’un anniversaire – celui de la naissance d’une nouvelle conscience nationale pan-arabe […].
La renaissance arabe de la fin du XIXe siècle – d’où a émergé le Congrès arabe de 1913 – représentait un réveil intellectuel endogène, qui dans les derniers jours de l’empire ottoman revendiquait l’unité et l’autonomie des Arabes. En 1918, nos ancêtres, encouragés par les promesses de l’officier britannique T.E. Lawrence, espéraient réaliser leur rêve d’une nation arabe unie, fondée sur le principe wilsonien de l’autodétermination et reconnue par la communauté internationale.
Au lieu de cela, nos « alliés » britanniques et français nous ont condamnés à des décennies de sectarisme, de discorde et de rivalité destructrice, à l’intérieur de frontières qui ne correspondaient en rien aux réalités économiques, ethniques et environnementaux sur le terrain.
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Même mon pays natal, la Jordanie, malgré sa longue tradition d’accueil de personnes déplacées venues d’autres pays arabes, voit son unité culturelle mise à rude épreuve. La population de la Jordanie – environ 6,5 millions de personnes – comprend non seulement les Jordaniens de souche mais aussi des centaines de milliers de Palestiniens, d’Irakiens, d’Égyptiens et, désormais, de Syriens. Malheureusement, plutôt que de rejeter les frontières arbitraires fixées par Sykes-Picot en faveur de notre identité arabe commune, les conversations politiques ici tournent inlassablement autour de la question de savoir qui est « vraiment » jordanien.
L’auteur de ces lignes, Hasan bin Talal, est actuellement président du Conseil consultatif sur l’Eau et l’assainissement auprès du Secrétaire général des Nations Unies. Ce que The Guardian ne dit pas, c’est qu’il est également le frère et ex-prince héritier feu le roi Hussein de Jordanie, déchu par ce dernier quelques jours seulement avant sa mort en faveur de son fils, l’actuel roi Abdallah. Son article dégage donc d’autres résonances dès lors que l’on sait qu’il est écrit par un rejeton de la dynastie des Hachémites, embrigadée par les Anglais dans la conquête du Levant ottoman pendant la première guère mondiale, et récompensée avec des trônes créés pour la circonstance à Amman et à Bagdad alors que l’Empire britannique laissait les Al-Saoud s’emparer de leur ancien fief de la Mecque et de Médine.
Et voilà que les usurpateurs saoudiens connaissent à leur tour des histoires se famille qui ne sont pas sans rappeler les mésaventures personnelles de Hasan bin Talal – quoiqu’en plus alambiqué. Au Huffington Post, David Hearst (ancien éditorialiste de The Guardian) précise :
A la veille de la visite de Barack Obama à Riyad vendredi dernier, la famille Al Saoud a connu des secousses importantes. Le roi a ordonné au conseil d’allégeance, l’organisme qui assure le transfert de pouvoir au sein de la famille régnante, de nommer un successeur à l’actuel prince héritier Salman.
L’âge de ces hommes, sans parler de leurs infirmités, fait que ces nominations soient extrêmement sensibles. L’âge avancé de l’élite (Abdallah a 90 ans, Salman en a 79) rend pratiquement inévitable une série de batailles déstabilisantes pour la succession à l’avenir. Il était donc devenu indispensable d’ouvrir la voie aux fils de la deuxième génération. […]
Abdallah a donc publié un décret désignant le Prince Moqrin – à l’âge de 68 ans, le plus jeune de la lignée de frères – en tant que « vice prince héritier », qui doit succéder à Salman. […] Si le décret n’évoque pas explicitement le fils d’Abdallah, le prince Meteb, l’on s’attend néanmoins à ce qu’il soit promu ultérieurement à la positon de deuxième vice-Premier ministre, ce qui serait la dernière étape avant de devenir le prince héritier du futur roi Moqrin.
[…]
La stabilité est à la fois le mantra du roi Abdallah bin Abdulaziz et sa « marque ». Il est prêt à payer n’importe quel prix pour s’y accrocher. Il peut sortir de prison les djihadistes pour combattre en Syrie un jour et le lendemain adopter la politique inverse en leur donnant deux semaines pour rentrer à la maison. Après avoir alimenté les tensions sectaires entre sunnites et chiites, il est capable de passer sans transition à l’organisation et au financement d’un coup d’État militaire en Egypte. Il prône un réformisme doux chez lui, tout en proclamant à l’étranger que les islamistes sont des terroristes.
Mais ces machinations complexes ne sauraient garantir la stabilité , ni pour le Royaume, ni pour ses alliés.
L’analyse de Qasim Mou’in du grand quotidien anglophone pakistanais Dawn n’est pas très différente :
Le comportement de l’Arabie saoudite sur le plan international est depuis quelque temps erratique, ainsi que l’on a vu avec le refus du royaume d’accepter son siège temporaire au Conseil de sécurité de l’ONU pour protester contre la politique régionale des Etats-Unis – le premier incident du genre dans l’histoire des Nations Unies. Ses relations avec le Qatar, membre comme lui du Conseil de coopération du Golfe, tournent au vinaigre. Et en même temps, sur le plan intérieur, il reste confronté au gros problème des troubles qui secouent la province orientale, peuplée majoritairement de chiites.
Autrement dit, les vents perturbateurs du printemps arabe continuent de souffler, et la famille des Al Saoud craint fort qu’ils se tournent vers Riyad. C’est pourquoi, il est important pour la famille régnante de montrer au monde – ainsi qu’à ses propres citoyens – que la succession royale ne se fera pas dans le désordre.
Au Maghreb, paraît-t-il, certains ont des préoccupations semblables, même si la conclusion pratique qu’ils en tirent n’est pas tout à fait la même. Comme l’observe The Daily Star (Beyrouth) :
On a beau dire qu’il était prévisible que le président Abdelaziz Bouteflika annonce son intention de briguer un quatrième mandat à l’âge de 77 ans, sa confirmation, ainsi que la vue d’un personnage dont l’état de santé manifestement rend inapte à occuper la magistrature suprême, ont provoqué une vague de déception et de colère.
[…] Que dire d’un système qui ne parvient pas à s’entendre sur un candidat pour prendre le relais de Bouteflika ? Sa candidature est une véritable gifle pour près de 40 millions d’Algériens, auxquels le pouvoir vient de signaler qu’il considère qu’il n’y qu’une seule personne qualifiée pour remplir le rôle de chef de l’Etat.
Dans The Independent, Robert Fisk ne cache pas non plus son mépris :
Les amis militaires de Bouteflika – car en Algérie l’armée dirige tout – l’ont persuadé de rempiler, malgré au moins une attaque vasculaire et des mois de soins en France, et ainsi ce magnifique pays aux richesses naturelles et humaines immenses serait condamné à moisir encore cinq années sous son règne.
Pendant ce temps, devant la fac centrale d’Alger, quelques grappes de manifestants refusent ce destin imposé, aux cris de « Djazaïr djoumhouria, machi malakyya ! ». Et on se souvient de cette phrase d’Antonio Gramsci, écrite dans sa cellule de prisonnier politique dans les années sombres de l’entre-deux-guerres : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés ».
P.C.