Le 27 janvier fut organisé, à l’Institut français de Tunisie, un débat sur l’ouvrage de Jean Duvignaud « Chébika ». Bien avant cela, en l’an 1960, l’auteur, Christine Dastier, l’une de ses étudiantes venue, avec lui, de Paris, et moi, menions l’enquête mise à contribution pour la rédaction de ce livre commémoré aujourd’hui.
Traduit en plusieurs langues, paru en France et aux Etats-Unis, cet écrit donne à lire le meilleur et le pire. Jean
Duvignaud fut l’introducteur de l’enseignement sociologique en Tunisie après Georges Granaï. Celui-ci dispense aux étudiants l’essentiel de leur formation. Duvignaud initie au terrain et met les apprenants en relation avec Balandier, Louis Vincent Thomas, Berque, Foucault et d’autres professeurs au Collège de France et à la Sorbonne où certains étudiants finirent par obtenir la thèse d’Etat et même enseigner la sociologie. Mais venons-en au pire, puisqu’il doit venir. Des cours assurés par Duvignaud, il ne reste rien et voilà pourquoi.
Engagé, bien des années, dans le cercle de Clara Malraux, Duvignaud ambitionne de réussir au sein de la sphère littéraire. Mais son livre « Pour entrer dans le vingtième siècle » fut mal accueilli. Echaudé par cet échec, il change son fusil d’épaule et se met à sociologiser. Ses collègues le savaient. Lorsqu’il brigua la chaire de sociologie à la Sorbonne, il fut éconduit par ses amis. Balandier s’absenta ce jour-là et Duvignaud me dit : « Voilà comment se conduisent les amis ! ». De même, en l’an 1960, lorsque Abdelwaheb Bouhdiba réussit à désarçonner Duvignaud pour occuper sa place dans la direction de l’enseignement sociologique en Tunisie, Balandier chuchote à Zghal : « Je préfère cette situation. L’autre perpétuait la colonisation ». Selon Duvignaud, l’enquête poursuivie à Chébika modifia la vision du monde à la fois des enquêteurs et des enquêtés. Mais comment quelques entretiens pouvaient-ils métamorphoser la représentation de l’univers pensé ? La supputation trahit les manières outrancières de la présomption. L’auteur écrit : « Mais il n’est pas certain que la Tunisie ait jamais été une société ».Ce no man’s land, innommable, devint, ipso facto, colonisable. D’ici, j’entends le tir de barrage déclenché par Herskovits, Radecliffe Brown, Ralf Linton, Kardiner, Dufrenne ou Lévi
contre pareille lubie. Elle fut et demeure au principe du racisme, pilier central du colonialisme.
Il fallait bien « civiliser les sauvages » pour les débarrasser de leur Moyen-âge. Dès le massacre bizertin et son atrocité sans nom, Bourguiba chassa l’armée d’occupation.
Aussitôt, solidaire de ses compatriotes, Duvignaud prit l’avion pour Paris à l’instar des Pieds-noirs.Le couple
ne quitte guère Alger quand décampent les Français. Bien au contraire, engagé au FLN, il combat le colonialisme français. Un contraste, saisissant, oppose l’escapade précipitée à l’art de rester au pays une fois l’occupant dégagé. Avec pareil état d’esprit, comment Duvignaud pouvait-il comprendre un village de Tunisie?
Il plaque sur lui une série de supercheries. « Rien n’a vraiment de sens à Chébika » écrit le voué au mensonger. Le 27 janvier, les organisateurs me proposent d’accompagner un groupe d’élèves à Chébika pour continuer à l’étudier. Mais ce village n’existe plus. Depuis longtemps, ne subsistent ni les habitations ni les habitants, qu’importe ! Il faut bien continuer à fabuler contre vents et marées tout comme l’enseigna le bouquin célébré, en grande pompe, à la barbe de ses contre-vérités.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Est-ce ainsi que des livres s’écrivent ?