Le supplice des «listes noires» : Quand le total dépasse la somme des parties !

Coup sur coup, et en l’espace de 60 jours, l’Union européenne (UE) a par deux fois sanctionné la Tunisie, en lui infligeant le supplice des «listes noires» ! Des listes incriminantes et réservées aux pays ayant des pratiques fiscales et financières «délinquantes». Une première liste a mis la Tunisie dans le lot des «paradis fiscaux», et la seconde liste a tatoué la Tunisie comme un bastion à haut risque de «blanchiment d’argent». Les deux fois, le gouvernement tunisien réagit mollement, barbote en mode de rattrapage avec une rhétorique parcellaire, franchement décousue, voulant surtout dédramatiser, pour dédouaner la coalition au pouvoir et protéger les ministres fautifs.

Une rhétorique verbeuse, en «clair-obscur» !
Pour faire face au tollé médiatique, la rhétorique gouvernementale a été verbeuse et articulée autour d’un discours en «clair-obscur». Un discours qui fait un blackout total sur les véritables enjeux et le bras de fer déjà engagé par certains groupes d’intérêts de l’UE, contre une Tunisie, économiquement exsangue et affaiblie par sa procrastination et ses résistances aux réformes économiques.
Adoptant un discours segmenté et sans argumentaires solides, le gouvernement a mis de l’avant son ministre des Réformes économiques, Taoufik Rajhi, espérant que ce dernier arrive à détourner l’attention de l’opinion publique des effets cumulatifs associés à ces deux sanctions européennes, émises en seulement 8 semaines d’intervalle. À l’évidence, et tout compte fait, le gouvernement souhaite acheter du temps pour mieux manœuvrer et éviter un débat public sur les véritables enjeux de la grandissante pression européenne sur la Tunisie. Le ministre des Réformes économiques souhaite aussi camoufler sa responsabilité au regard de ces dossiers cruciaux, lamentablement mal négociés, à l’approche d’échéances électorales qui risquent de brouiller davantage le partage du pouvoir et les assises de la coalition actuellement aux commandes de l’avenir de la Tunisie.
Les non-dits sont assourdissants, et le mystère reste entier ! Notamment au regard des tenants et aboutissants de ces deux «hostiles» décisions européennes, prises dans un timing synchronisé avec d’autres négociations périphériques, et où rien n’est laissé au hasard.
Plusieurs questions méritent réponses du gouvernement, et ce pour apaiser et rassurer les acteurs économiques : Quels sont les véritables enjeux et non-dits à ce sujet ? Quelle serait l’ampleur des dégâts cumulatifs de ces deux mesures considérées conjointement ?
C’est une vraie partie de bras de fer qui porte à croire que les méfaits combinés de ces deux décisions, et leurs ramifications politiques font que le total des dégâts (directs et collatéraux) donnera plus que l’addition sommative des effets de chacune de ces deux décisions prises isolément. Le célèbre philosophe Aristote (382 av.J-C.) avait résumé ce type d’arithmétique par sa célèbre formule, utilisée pour titrer cette chronique : quand le «total dépasse la somme des parties» !

Enjeux, jeux de coulisse et plein de non-dits
Plusieurs observateurs avertis tirent la sonnette d’alarme et déplorent l’incompétence manifeste des ministres et hauts responsables de l’État, ayant mal géré ces dossiers sensibles en lien avec les deux listes noires (5 décembre 2017 et 7 février 2018). Certains de ces observateurs avouent la présence de tractations secrètes, d’enjeux latents et de non-dits criants, opposant la Tunisie à certains pays, groupes de pression et lobbys européens. Ces derniers sont farouchement opposés à la présence de ministres d’obédience islamiste à la tête de ministères aussi cruciaux que ceux de l’Investissement et des Réformes économiques.
Parmi les enjeux qui fâchent, figure en premier lieu, celui de l’évasion fiscale. Des investisseurs et entreprises installées en Tunisie, exportant en Europe, ne payent que peu d’impôts en Tunisie. La Tunisie les exonère injustement de leur dû fiscal, espérant les inciter à créer plus d’emploi sur place et à exporter leurs productions en Europe, empochant au passage d’énormes profits expatriés totalement. Et cela n’arrange pas les lobbys européens lésés par une telle «concurrence déloyale», en plus d’avoir une main-d’œuvre très bon marché, à une heure d’avion des grands marchés européens.
Le second enjeu concerne l’émigration clandestine qui se «déverse» en Europe, à partir des côtes tunisiennes. La Tunisie post-2011, encore incapable de créer de l’emploi à ses 700 000 chômeurs, ne peut rien faire pour empêcher ces candidats à l’émigration (40% des chômeurs) d’embarquer, par tous les moyens de bord, vers l’Europe. Plus de 180 000 jeunes sont partis ainsi et clandestinement, depuis 2011. En 2017, plus de 10 000 migrants tunisiens ont rejoint l’Europe en felouque de fortune. Ceux-ci continuent de partir vers l’Europe au grand désespoir des pays et des budgets européens finançant la lutte contre ces flux migratoires grandissants. La Tunisie fait ce qu’elle peut pour les retenir, mais in fine, elle ne peut pas faire grand-chose ! L’UE aurait aimé voir la Tunisie resserrer davantage les mécanismes de rétention des candidats à l’émigration, dès leurs ports d’embarcation en Tunisie. Le pouvoir dictatorial de Ben Ali a, pendant plus de 23 ans, joué ce rôle de docile gardien des frontières européennes des flux migratoires émanant ou transitant par la Tunisie.
Et aujourd’hui, ces flux migratoires coûtent cher à l’Italie, à l’Europe et aux contribuables européens. Cet enjeu génère dans son sillage des trafics d’êtres humains, de blanchiment d’argent sale, et un vivier de recrutement pour les terroristes de tout acabit. La Tunisie a livré durant les 7 dernières années plusieurs milliers de terroristes «engagés» et prêts à tout pour imposer leurs dogmes et règnes par la force des armes. À ce sujet, les tensions tuniso-européennes sont à leur comble et ne seraient pas neutres aux tractations et négociations relatives aux exigences et dossiers des listes noires.
Un troisième enjeu concerne la démultiplication de très petites entreprises sans employés, et dont beaucoup servent comme «sociétés-écrans», dédiées exclusivement aux transferts de devises et à la défiscalisation. La Tunisie, et dans toutes ses régions et villes, transige d’énormes flux de marchandises importées à l’abri du contrôle douanier, et de devises en échange libre, et hors de tout contrôle bancaire. Les chiffres sont alarmants, et aussi bien la Banque centrale de Tunisie que l’Institut national de la Statistique confirment la démultiplication des transactions et l’augmentation exponentielle de la masse monétaire fiduciaire en circulation, en toute défiance aux circuits bancaires et institutions monétaires conventionnelles.
L’UE voit d’un mauvais œil le volume des devises brassées dans les zones frontalières et dans les grandes villes convoitées par des touristes maghrébins voulant séjourner en touristes ou patients devant être soignés dans les cliniques tunisiennes. Ces centaines de milliers arrivent aussi pour fuir les guerres, mettre à l’abri leurs actifs financiers et épargner en Tunisie. Faut-il le rappeler, le système bancaire libyen est en ruine et les touristes libyens arrivent souvent avec des valises entières bourrées de devises et de bijoux.
Dans la même veine, les produits de la finance islamique gagnent du terrain, tant sur le plan institutionnel que sur le terrain des échanges au quotidien. La Banque centrale de Tunisie a annoncé le 2 février son intention de développer et de mieux structurer officiellement le système de Sukouk et reconnaître de nombreux produits de la finance islamique. Cinq jours plus tard (7 février), l’UE décide de mettre la Tunisie dans la liste des pays à haut risque de blanchiment d’argent, brandissant par la même occasion un «carton rouge» contre M. Ayari, Gouverneur de la BCT. Ce dernier a été limogé illico presto, dans l’heure qui a suivi la décision européenne, par le Chef du gouvernement, Youssef Chahed. Un timing qui en dit long sur les jeux de coulisse et le bras de fer opposant la Tunisie démocratique à une Europe, prête à tout pour maintenir la Tunisie dans son pré-carré et à sa merci!

Implications et méfaits du «name and shame»
Les sanctions de l’UE, par le système des listings, s’apparentent à une approche connue internationalement sous l’expression «name and shame», pour dire «nommer et déshonorer !» Ce qui se trame en coulisse et en filigrane des deux «punitions» européennes va, sans aucun doute, coûter cher à la Tunisie, aux contribuables tunisiens et ultimement à la transition démocratique dans ce pays, seul rescapé du printemps arabe.
Quatre circonstances aggravantes s’imposent aux analystes, dès que ceux-ci se proposent de mettre en exergue ces deux mesures (listes noires) dans leur contexte politique et macroéconomique. Ces circonstances aggravantes ne font que dévaloriser davantage la gouvernance actuelle de la Tunisie pour faire plier la coalition gouvernementale actuellement au pouvoir (parti islamique dominant et parti moderniste divisé).
Une première circonstance aggravante a trait au contexte dans lequel le FMI exerce aussi ses propres pressions pour obliger le gouvernement tunisien de réformer structurellement l’économie, et faire en sorte que l’État réduise ses dépenses et soutiens aux politiques et organisations publiques privatisables. Face aux procrastinations du gouvernement actuel à réformer l’économique selon les directives du FMI, l’UE ajoute de la pression sur le gouvernement qui tente de toutes ses forces de finaliser les ententes du FMI pour obtenir une autre tranche d’un prêt de 2,9 milliards de $. Dans ce contexte, le FMI risque de corser davantage ses exigences et dictats à l’égard d’un gouvernement de coalition empêtré dans ses déficits budgétaires et sa dette explosive.
Une deuxième circonstance aggravante a trait au fait que la Tunisie épuise de jour en jour ses dotations en devises requises pour pouvoir importer au moins pour des délais prévisionnels de 90 jours. Ces dotations en devises sont rendues à 81 jours et portées à frôler les 71 jours prochainement, si le FMI ne débloqu e pas la tranche attendue de ce prêt. Les pressions de l’UE, par le biais des blacklistes, ne peuvent que réduire la marge de manœuvre du gouvernement.
La troisième circonstance aggravante tient au fardeau de la dette. Ce fardeau sera de plus en plus lourd, avec la tendance haussière des taux d’intérêt sur le marché international, alors même que la Tunisie multiplie ses sorties sur ces marchés pour chercher des prêteurs indulgents et contracter des prêts pour rembourser la dette, dont les services coûtent annuellement plus  de 9 milliards de dinars tunisiens (soit presque le ¼ des dépenses budgétaires). L’apparition de la Tunisie dans la liste noire du «blanchiment d’argent» après avoir été dans la liste noire des «paradis fiscaux», ajoutera du risque nécessaire pour éroder encore plus une cote de fiabilité déjà mal menée et mise à plat par des agences de cotation, comme celle de Fitch et consœurs. Si rien ne change, les contribuables tunisiens vont devoir assumer des services de la dette qui peuvent frôler des taux pouvant atteindre les 10%, d’ici la fin de 2018.
La dernière circonstance aggravante, et non la moindre, concerne les incapacités de gouvernance administrative et politique de ces dossiers sensibles et ayant des aspects très techniques, exigeant des compétences pointues, notamment en matière d’évaluation des impacts et d’anticipation des risques encourus. Ce problème est récurrent, et l’administration publique est en attente d’une réforme et de mesures de modernisation qui tardent à venir, malgré de nombreuses promesses gouvernementales et engagements auprès des institutions internationales (FMI, PNUD, AFD, etc.). Et tout retard dans la modernisation de l’administration publique (fiscale notamment) dégradera encore plus les services publics et empirera les impacts et supplices liés aux blacklistes.
Il est important de souligner que les solutions et la négociation des enjeux sous-jacents aux listes noires précédemment citées, relèvent d’un système d’équations complexe et ayant plusieurs variables et inconnues. Le gouvernement doit s’outiller des compétences nécessaires pour passer au travers, en neutralisant notamment les influences politiques et les dictats des lobbys européens encore récalcitrants à l’égard de la Tunisie post-2011.
Le Chef du gouvernement, Youssef Chahed, ne peut continuer à taire ces enjeux, et il doit se mouiller davantage pour communiquer et montrer le chemin à suivre. Il doit aussi s’engager de façon plus crédible dans la lutte à la corruption, à l’évasion fiscale et au blanchiment de l’argent sale. Le tout pour éviter à la Tunisie ces supplices, mésaventures coûteuses pour l’économie, et terriblement néfastes pour l’attractivité des investisseurs, partenaires, touristes et amis de la Tunisie de toujours. Or, tout indique que le Chef du gouvernement semble s’intéresser davantage aux échéances électorales (municipales et présidentielles). Il ne veut pas laisser des plumes dans la course aux élections présidentielles, si par malheur les responsabilités liées à la gestion de ces dossiers sensibles, se trouvent altérées par des faux-pas venant de lui ou de son entourage pléthorique en conseillers économiques, supposés être des experts talentueux et exceptionnellement efficaces.

 * Analyste en économie politique

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