À l’heure où les vainqueurs des urnes peaufinent la transition théocratique, leurs adversaires minoritaires, sans cesse en retard d’une guerre et menés en bateau, évoquent toujours la transition démocratique. Après les concessions du bout des lèvres accordées, mais aussitôt reniées par les premiers, les seconds, à maintes reprises floués, prennent, désormais leurs contradicteurs pour de fieffés bonimenteurs.
Déjà, le spectre des liquidations physiques voltige sur les têtes peu charaïques. À l’intérieur des frontières veillent les gardiens de la Révolution, moyens de la réislamisation et ailleurs, le djihadisme tunisien essaime à tout vent. Pendant ce temps, la stagnation, les tensions et les chamailles dérisoires perpétuent les répliques du grand soir. Déstabilisé, obnubilé par la question sécuritaire depuis le 14 janvier, l’État, gestionnaire des flux sociaux, arbore des airs démissionnaires eu égard à d’autres secteurs cruciaux et vitaux. Par leur implosion spontanée, l’émigration clandestine et l’économie informelle atteignent des proportions inaccoutumées. Jadis, rue d’Espagne, l’irruption quasi quotidienne des contrôleurs semait la terreur parmi les petits revendeurs. Avertis par leur guetteur, ils ramassaient à la hâte, leurs chinoiseries hétéroclites et décampaient au plus vite.
Le tourbillon de la panique nait rue El Jazira et court vers la Grande Poste où la rue Charles de Gaule noie les fuyards dans la foule des bazars. De nos jours, submergé par la marée clandestine, le centre-ville affecte aux revendeurs sans peur ni guetteur, un domaine quasi réservé. Installés, du matin au soir, sur les trottoirs où nul ne parvient plus à trotter, ils accaparent, aussi, une part de la chaussée. Les voitures peinent à progresser et lèchent parfois les bricoles étalées, mais gare à qui oserait, un tant soit peu, rouspéter. Donnés à voir pour les maîtres des lieux, ces revendeurs, nombreux, paraissent confier la protection de leur activité sans patente à une espèce de puissance immanente.
Artisans et commerçants patentés protestent à volonté, mais la clientèle profuse, perpétuelle et peu argentée, acquiert, à bas prix, le bric-à-brac fort apprécié. Ce 23 janvier, un commentateur propose, par voix de presse, «l’éradication » de ces gêneurs. Dans un pays où 40% de la jeunesse chôment, pareille « solution », radicale, soulèverait le tsunami des émeutiers. Vu le manque d’occupation, l’alternative à l’économie informelle serait l’immolation. Venus de l’arrière-pays, ces milliers de déplacés sont tous des Bouazizi. Surgi au sommet de la pyramide esquissée par ces marginalisés, il parle un langage par chacun d’entre eux énoncé. Il ne s’agit ni de Révolution, ni de Constitution, ni de Printemps, ni d’État civil, ni de charia, ni de bla-bla-bla. Il est question d’une problématique simple, mais véridique. Rejeté par le monde codifié, mon projet ricoche sur lui et retourne son dard contre ma vérité.
Dans la forêt, j’abats l’arbre ou je meurs de froid. Dans la cité, je contourne la taxe ou je perds l’emploi. Dans l’un et l’autre cas, l’infraction, c’est la loi. Avisés, les nahdhaouis paraissent l’avoir saisi. N’en déplaise au statut illégal de l’économie informelle, voici donc, au plan électoral, une clientèle plurielle et à ne surtout pas vouer à la poubelle. Derniers chaînons des contrebandiers, achetez, vendez, renseignez qui vous voudrez, mais n’oubliez surtout pas de voter pour un pouvoir passé maître dans l’art de fermer l’œil à moitié. Pour le prochain succès d’Ennahdha, cela ne suffit pas. La mise à feu des mausolées lui fait perdre le monopole du sacré. Il n’est de vrai que la complexité. Le wahhabisme a bon dos, mais nul ne comprendra un pouvoir qui ne peut pas.
Par Khalil Zamiti