Surendettement et surfiscalisation : Deux facettes de la même pièce

Un vingtième Budget depuis la Révolte du Jasmin  (entre principaux et complémentaires) ! Seule différence, celui-ci, annoncé la semaine dernière, est décrété haut la main par le président Kaïs Saïed! Pour le reste, c’est du pareil au même : plus de dettes équivaut à plus de pression fiscale. Idem pour les méfaits de l’endettement excessif : moins d’investissement, moins de croissance et plus de rupture intergénérationnelle.

On dirait que la prise de décision budgétaire en Tunisie reste hors du temps, hors des enseignements de la théorie économique! Bis repetita… jusqu’à quand?

C’est depuis deux siècles que la théorie économique a établi un lien direct entre le surendettement et la surfiscalisation. En Tunisie post-2011, les élites font du déni de cette loi économique, en se dopant par une dette improductive (destinée aux salaires des fonctionnaires), tout en augmentant et sans cesse, les taxes et les impôts pour boucler les budgets de l’État. Un cercle vicieux qui ruine à son passage investissement, compétitivité et croissance.
Les 10 gouvernements, la vingtaine de partis et les 487 ministres qui ont gouverné le pays depuis 2011, ont favorisé l’addiction à la dette. La dette publique a été presque multipliée  par trois depuis 2010.  La pression fiscale a atteint plus de 33% du PIB. Résultat : l’investissement privé a été divisé par 4 (reculant de 26% du PIB à seulement 6%), l’épargne a pris le chemin du secteur informel et le taux de croissance moyen sur dix ans, est plutôt nul!

Le FMI, la Banque mondiale et leurs émissaires en Tunisie font la pluie et le beau temps! Les risques grandissants d’un défaut de paiement, les fonds vautours ne volent pas loin, et tournent autour des pots cassés par la décennie de mal-gouvernance post-2011. Pour spéculer sur des obligations dévaluées de facto et des actifs qui sont forcément à brader. Avec des risques liés à des concessions politiques lourdes de conséquences.

L’équivalence de Ricardo

Dès 1821, David Ricardo, un célébrissime économiste anglais, découvre que l’endettement excessif des pays finit, tôt ou tard, par se transformer en taxes additionnelles, en impôts toxiques, en perte de compétitivité et en chute libre des  investissements.

Situation classique : certains gouvernements dépensent sans compter, finançant leur déficit budgétaire par une dette qui sera payée par une hausse des taxes assumées par les jeunes générations.
L’équivalence de Ricardo fait partie intégrante des fondamentaux de la théorie économique.
Cette équivalence fait un lien de causalité direct entre d’un côté la dette requise pour payer le déficit public et de l’autre, les augmentations des impôts et taxes. Avec le constat douloureux qui finit par mettre hors-jeu les investissements et les investisseurs, forcément riscophobes, craintifs face aux pays endettés et ayant une pression fiscale croissante.

L’équivalence Ricardo s’appuie sur le postulat de l’anticipation rationnelle des opérateurs économiques. Ces anticipations stipulent que la hausse présente de la dette a pour corollaire une hausse future de la pression fiscale, rien ne se perd, tout se transfère.

Ricardo a détaillé cette équivalence dans son célèbre ouvrage les « Principes d’économie politique et de fiscalité ». Cette même théorie ricardienne a été reprise en profondeur par l’économiste américain James Buchanan, en 1976, pour la transformer en théorème.
Le théorème de l’équivalence de Ricardo, comme formulé par Buchanan, nous dit que l’augmentation de l’endettement et l’augmentation des taxes sont les deux faces de la même pièce.
La théorie de l’équivalence de Ricardo peut se résumer en quatre points majeurs :

  1. I) Avec une dette croissante visant notamment à combler les gaspillages budgétaires.
II) La pression fiscale s’accentue par toujours plus d’impôts, plus de taxes pour financer le fardeau de la dette.

III) Ce faisant, l’investissement (privé et public) pique du nez: les investisseurs renoncent à investir, anticipant le pire sur le front de la pression fiscale… pour partir avec armes et bagages;
IV) La dette toxique finit pas étouffer dans l’œuf toute chance de relance économique, multipliant ainsi les méfaits et dégâts collatéraux: récession, chômage, inflation, tensions, corruption et autres pratiques mafieuses au cœur des turbines qui font tourner les lois, réglementations et décisions des institutions de l’État.

Modus operandi

Puisque l’addiction à la dette peut être difficile à sevrer, le gouvernement tunisien, comme les autres gouvernements des pays pauvres et endettés, va devoir la gérer par deux leviers:
1) Le levier de la politique fiscale directe (PSD). Ce levier vise à pomper et par n’importe quels moyens (légal, illégal, populiste, dictatorial …) des impôts sur les ménages pour financer les gaspillages de l’État et accessoirement des programmes d’utilité publique.

2) Le levier de la pression fiscale indirecte (PSI). Ce levier vise à trouver des subterfuges pour financer les revendications syndicales et se maintenir au pouvoir, en privilégiant le bien-être des générations présentes au détriment des générations futures. Tant pis si nos enfants, nos petits-enfants naissent avec une traite à régler de l’ordre de 15000 dinars (dettes publiques globales per capita).

Les partis politiques qui ont gouverné le pays depuis 2011, ont sacrifié, sans le dire, le principe de la solidarité inter-générationnelle (un concept lié au revenu permanent de Friedman).

L’enjeu de la (ir) rationalité

L’équivalence de Ricardo table sur des conditions raisonnables voulant que les acteurs économiques (investisseurs, consommateurs, producteurs, spéculateurs…) soient capables de réfléchir et d’agir dans le cadre d’une rationalité universelle et fondée sur des anticipations sensées (rationnelles, adaptatives, apprenantes, etc.).

Ce principe de rationalité et ce postulat du bon sens ricardien expliquent, entre autres, pourquoi les jeunes générations de la Tunisie exigent leur part du gâteau de dette, au point de bloquer les sites de production des phosphates, gaz, pétroles… Tous les moyens sont bons, même ceux les plus insensés et inimaginables en Tunisie.

Les plus vieux, ayant été formés dans les écoles de Bourguiba, ces cohortes de députés et de ministres (480, depuis 2011) se gavent de la dette pour gouverner et pour avoir des retraites généreuses, malgré leurs piètres résultats et leur passage éphémère au pouvoir.

Le pot aux roses!

Le trade-off entre pression fiscale et déficit public assène un coup de poignard dans le dos à la solidarité intergénérationnelle, entre aînés et plus jeunes, entre parents et descendants, entre ceux qui ont mal gouverné et ceux qui vont payer la facture… la fracture aussi!

L’école de pensée économique néoclassique a tiré la sonnette d’alarme! Dès 1974, Robert Barro, macro-économiste, mondialement connu, a pointé du doigt le piège de la dette et ses méfaits sur la rupture intergénérationnelle entre aîeux, aînés, descendants… et futures générations. 
L’équivalence de Ricardo est au cœur de la crise économique et sociale que vit la Tunisie, ici et maintenant. C’est cette équivalence qui désintègre le tissu industriel, qui pousse à la fermeture de dizaines de milliers d’entreprises par an, depuis 2011.

La Tunisie est au cœur de la tourmente de l’équivalence entre dette et impôt, comme décrite par Ricardo, Barro et autres.

Depuis les années 1990, plusieurs pays occidentaux ont plafonné le déficit budgétaire (3%, selon le traité de Maastricht), d’autres ont simplement voté des lois imposant le déficit zéro, pour les partis au pouvoir.

La Tunisie est encore à des années-lumière de ce type de réglementation, ses élus et ses ministres sont très égocentriques pour penser aux dettes envoyées aux jeunes générations, pour leurs enfants et petits-enfants.

La Tunisie d’aujourd’hui s’entête à avoir des gouvernements inconscients des méfaits de la dette utilisée pour payer des salaires improductifs… et nourrir une consommation ostentatoire!

Déni de la dette par les économistes du sérail

Médias et économistes ferment les yeux sur la toxicité d’une gouvernance axée sur l’endettement. C’est devenu normal, pas choquant de voir ces économistes du sérail faire l’éloge de la mendicité internationale… et des courbettes consenties aux organismes internationaux comme le FMI, la Banque mondiale.

L’addiction à la dette, c’est aussi le principal propulseur de la stagflation qui sévit en Tunisie depuis 2011: très forte inflation, très forte récession. Les économistes ayant été au pouvoir, ou amis du pouvoir, voyaient la stagnation, mais ne voulaient pas soigner l’abcès en cause. Soit l’addiction à la dette.

Si les contribuables occidentaux sont alors de plus en plus sensibilisés au problème de l’équivalence nocive entre surendettement et surfiscalisation, les économistes du sérail en Tunisie ne veulent rien savoir…ni du concept, ni de Ricardo…et encore moins de ce qui vient de la pensée économique nord-américaine.

Les économistes du sérail ne veulent pas comprendre non plus la rationalité des investisseurs (et consommateurs) présents ou opérant en Tunisie. Ils ne veulent toujours pas comprendre les comportements qui bloquent l’investissement et qui font sortir l’épargne des circuits officiels, pour aussi l’expatrier en devises, dès que possible et par tous les moyens.

Pas besoin de dessin, l’augmentation de la dette pour payer les dépenses publiques s’accompagne donc d’une diminution du revenu futur actualisé au présent, ce qui entraîne de fait des comportements de précaution et de prudence.

La dette toxique peut aussi, finir par générer, en l’absence de création monétaire (notamment pour éviter tout risque inflationniste), un effet d’éviction, ciblant l’investissement privé.
La même rationalité pousse aussi les actifs, altruistes et rationnels, à vouloir sauver leur retraite en investissant dans l’engagement dans des activités  informelles, dans des secteurs à l’abri des impôts et taxes qui montent en flèche, à mesure que le pays s’endette. Certes, les députés et ministres s’en tirent avec pleine retraite au bout de quelques mois d’exercice, ce qui n’est pas le cas des autres qui doivent trimer 35 à 40 ans pour une  allocation de retraite de misère… et ruinée par l’inflation. n

*Ph. D.
Universitaire au Canada

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