Le canyon de Gafsa ne cesse de déchaîner curiosités et passions, d’alimenter la chronique internationale et de soulever diatribes et polémiques sans toutefois fournir d’une façon claire et tranchante une explication rationnelle et convaincante qui serait en mesure de lever définitivement le voile sur ce qui est encore perçu comme un mystère et élucider le fond de cette énigme hydrogéologique. L’absence d’une explication rationnelle et pertinente ne fait que fertiliser le terreau de l’imagination populaire qui donne libre cours à toutes les interprétations.
Les scientifiques sont catégoriques. «Y’a pas photo, tout ce tapage médiatique fait autour de ce canyon n’est qu’une tempête dans un verre d’eau. La flotte de ce lac provient essentiellement du ruissellement des eaux pluviales. Il ne faut pas aller chercher la réponse ailleurs». Ce point de vue est massivement rejeté et remis en question par le reste de la population qui préfère, peut-être, que l’on caresse l’animal dans le sens du poil, laissant une certaine marge de manœuvre à ses espoirs et attentes.
Silence radio des autorités. La marginalisation et le désintérêt manifestés les premiers jours face à ce phénomène insolite et surprenant, tant par les autorités régionales que par les institutions concernées, n’ont pas joué en faveur d’un examen systémique et cartésien de cette apparition subite et non annoncée… Heureusement que la société civile de la région était là pour assumer sa responsabilité et prendre à bras-le-corps les examens et les études hydrogéologiques ainsi que la promotion du site par le biais des médias nationaux et internationaux. Malgré l’attentisme et la nonchalance de l’Administration, les citoyens de la région continuent de croire dur comme fer en ce miracle envoûtant et ne sont nullement prêts à en démordre. Pourtant l’eau de ce lac risque fort d’être déclarée contaminée par la présence du cadmium et du radium en faible quantité dans le phosphate. Puisque cette retenue d’eau est une excavation d’une ancienne carrière de phosphate à ciel ouvert, c’est donc le sol et les parois qui infectent l’eau.
Un mois seulement après son apparition, le Lac de Gafsa a déjà brûlé la politesse à toutes les énigmes géologiques de la planète, pour mériter d’être classée parmi les cinq plus surprenantes dans le monde. Ce classement serait l’œuvre de la rédaction du sérieux magazine français L’Express.
1) Le cratère «Portes de l’enfer» au Turkménistan
2) Le trou géant du Guatemala
3) L’île mystérieuse d’Ogasawara
4) Les trous béants de Yamal en Sibérie
5) Le lac de Gafsa « Gafsa Beach »
Malgré cette reconnaissance fulgurante et ce témoignage flatteur attestés par d’illustres érudits des secrets de la nature, sommes-nous encore autorisés à douter de la véracité et de l’évidence de ce miracle ? Pourrions-nous encore nous demander si l’on est en présence d’une piètre fantasmagorie populaire, mirage ou illusion d’optique ? Bien sûr que non, puisqu’on est bel et bien devant un paysage féerique et captivant qui a surgi inopinément, il est donc impérieux et légitime à ce stade de s’interroger sur la genèse et le processus hydrogéologique qui sont à l’origine de cette manne d’eau en plein cœur d’une zone désertique et depuis longtemps sévèrement frappée de siccité. Mythe ou réalité ? Ou bien tout simplement un vieux rêve collectif qui s’écroule aussi vite qu’il est né.
Gafsa beach : l’échappatoire
Mu par mon devoir de reporter et poussé par des pulsions de curiosité intense, j’ai emprunté un chemin tortueux, traversant un décor caillouteux digne des imposants plateaux de tournage de films western, à 28 km de Gafsa, sur la route de Moularès. Que ne fussent grandes ma surprise et ma stupéfaction dès que je me suis retrouvé sur les hauteurs d’une colline surplombant un vaste canyon, noyé dans une mer bleue azur. Une excavation naturelle estimée à 10.000 m2, 25 mètres en contrebas de la cote zéro, la profondeur de l’eau y oscille entre 10 et 18 mètres selon les endroits. Il s’agit bien du fameux lac de Gafsa. Face à ce miracle insolite, grandiose et fastidieux, je ne pouvais rester de marbre. J’ai aussitôt rejoint la foule massive et effervescente de fêtards déchainés, visiblement comblés et ostensiblement enivrés de joie et de satisfaction. Tout au long des berges abruptes et escarpées, des groupes de jeunes accourus des quatre coins de la région, s’éclatent terriblement en donnant libre cours à leurs tours de magie athlétique, des cascades dangereuses aux sauts périlleux et spectaculaires. Ces pratiques dangereuses ont coûté très cher à la population de Gafsa qui vient de perdre l’un de ses jeunes après un incident tragique dans ce lac.
Ce jour-là, il y avait au moins six à sept-cents baigneurs de tous âges, batifolant et s’ébattant comme des poissons dans l’eau. L’idée de savoir si cette eau était bonne pour la baignade n’a même pas frôlé l’esprit de ces aventuriers, pourvu qu’on échappe à la lourde vague de chaleur torride qui sévit sévèrement en dehors de l’eau. Le mercure enregistrait 50 degré Celsius à l’ombre. Devant ce réconfort venu du ciel, la foule de baigneurs rafraichie et revigorée à la fraicheur de l’eau préfère faire la sourde oreille aux restrictions et aux interdictions qui pourraient tomber sur leur tête d’une minute à l’autre.
Pourtant, dans ce cas de figure, tout est possible, surtout les imprévus indésirables et les dangers latents aux conséquences souvent graves et fâcheuses. Nous avons toujours en tête le triste souvenir des noyés du lac bleu apparut dans les années trente à Beaumont-sur-l’Oise, en France, dans les mêmes conditions que le lac de Gafsa. Que ce soit par inadvertance, par témérité ou par goût d’aventure, plusieurs personnes ont péri dans ces eaux bleues, aspirées par des courants et des tourbillons violents.
Comment répondre à la curiosité pressante et dominer l’enchantement euphorique vivement manifestés par une population étouffée par une chaleur torride et persistante, qui découvre du jour au lendemain la naissance d’un lac noyé dans une eau claire et limpide de couleur bleue turquoise dans un environnement désertique et caillouteux ? Comment raisonner des gosses déshydratés dont la peau est desséchée et écaillée par une hygrométrie négative et une valeur d’évapotranspiration de 1.400 mm par an pour une pluviométrie annuelle de 168 mm, en les astreignant à ne pas s’aventurer en se jetant dans cet eldorado aquatique ? Ce n’est pas évident, car la sagesse perd toute sa raison dans un contexte pareil, l’enjeu vaut la peine et les dangers risquent fort d’être bravés par des gens ayant parfois passé la soixantaine et qui n’ont jamais mis les pieds sur une plage.
Prendre justice au bassin minier
L’engouement débordant et l’euphorie débridée de cette population pour cet or bleu est compréhensible, quand on sait que la ville de Gafsa, la plus vieille cité du bassin méditerranéen a été créée selon la légende par le Dieu libyque Hercule, autour d’une centaine de sources d’eau douce et potable. Les vingt-cinq dernières sources d’eau disséminées dans ce paysage oasien de la région ont toutes été asséchées et taries par un pompage intense et exagéré au profit de l’industrie du phosphate, bien développée dans cette région du bassin minier.
Malheureusement, la région qui subit depuis plus d’un siècle les anathèmes, les injustices et les inconvenants du phosphate n’ont jusque-là récolté que des miettes insignifiantes et sans valeur pour sa survie. Les légendaires piscines romaines, qui faisaient la fierté de Gafsa depuis des millénaires ont à leur tour tiré leur révérence pour se transformer en piètres bassins secs, faisant fonction de dépôt d’ordures. Ce n’est que dernièrement que la volonté inébranlable et le désir de certains membres de la société civile ont réussi à plier l’échine du destin et exclure l’impossible, en raccordant une adduction d’eau en provenance d’un sondage lointain.
Aujourd’hui, ces piscines ont repris du service, et les traditionnels enfants-poissons de Gafsa s’adonnent à cœur joie à d’interminables baignades séquencées par d’incroyables plongeons spectaculaires et périlleux, comme ils sont seuls à savoir les faire.
L’alimentation artificielle des piscines romaines de Gafsa en eau est certes une solution provisoire qui fait le bonheur des populations gafsiennes, mais il serait plus sage et pratique d’examiner la possibilité de procéder à un forage hydraulique en lieu et place des anciennes sources millénaires qui ont fini par rendre l’âme et tarir définitivement, par la faute d’un pompage intensif et abusif de la nappe phréatique de la région, pour répondre aux besoins avides et gourmands de l’industrie du phosphate. C’est évidemment la triple malédiction qui frappe sans état d’âme toute la région du bassin minier de Gafsa : exploitation intensive du phosphate, pompage abusif des ressources d’eau et pollution de l’environnement sans se soucier le moins du monde de la santé, le confort et la qualité de vie des citoyens.
D’ailleurs je ne vois pas mieux que cette métaphore pour expliquer cette piètre situation. «La compagnie des phosphate de Gafsa est une vache profusément laitière, dont le lait est royalement servi dans le littoral et les zones privilégiées du nord, alors que la bouse reste sur place polluant nature et environnement et envenimant gravement l’existence des populations de la région». C’est malheureusement l’amère vérité et la triste réalité de la région la plus riche du pays, au niveau de ses entrailles sous-terraines et l’une des plus misérables et les moins développées économiquement.
Des signes de vie. Nous avons enregistré récemment la naissance d’une chaîne alimentaire et l’apparition d’une faune et d’une flore au sein du lac. Ces derniers sont de précieux indicateurs biologiques d’une vie aquatique saine : apparition de tous petits poissons mangeurs de larves d’insectes, de grenouilles, têtards ainsi qu’une présence d’oiseaux migrateurs de différentes sortes.
Lakhdar Souid