Syndicalisme ou politique : Les troublants paradoxes de l’UGTT

La vocation de l’Union générale tunisienne du travail est-elle politique ou syndicale ? Cette question est au cœur de la crise qui oppose le palais de Carthage et la place Mohamed Ali. Allons-nous vers la rupture ou peut-on encore surmonter les incertitudes ?

Par Hatem bourial

Après la visite de Kaïs Saïed à la caserne de la Garde nationale d’El Aouina, la crise qui couvait entre la présidence de la République et l’Union générale tunisienne du travail, a connu une accélération subite. Les termes de la négociation permanente entre les syndicalistes et Kaïs Saïed semblaient avoir radicalement changé. On passait des sous-entendus à une forme plus directe de discours et on voyait même le président de la République et le Secrétaire général de l’UGTT échanger des petites phrases et s’adresser mutuellement des déclarations plutôt belliqueuses. 

«Discours d’intimidation», ripostes virulentes et temporisations 
En fait, Kaïs Saïed ne s’est exprimé qu’une fois en s’adressant à l’opinion à partir d’une caserne et en laissant entendre que le droit syndical ne doit pas faire office d’alibi pour servir des intérêts politiques. Précisant son propos, Kaïs Saïed qui affirmait dans son discours mener «une bataille pour libérer et préserver l’État», a ajouté ne pas exclure des poursuites à l’encontre de ceux qui barrent les routes. 
Un tollé syndical a immédiatement suivi ce discours du chef de l’État. Se jugeant visée, l’UGTT a haussé le ton et qualifié les propos du président Saïed de «discours d’intimidation». Dans la foulée, une réunion de la Commission administrative de la Centrale syndicale a été convoquée pour statuer sur la position à prendre face à la situation générale qui prévaut dans le pays. 
Le contexte s’est compliqué davantage à cause de deux autres éléments intervenus de façon simultanée. D’une part, Anis Kaâbi, Secrétaire général du syndicat de Tunisie Autoroutes avait été arrêté le 31 janvier, «une heure après la visite de Kaïs Saïed à El Aouina «, selon l’UGTT qui établit un lien de cause à effet entre les deux événements. D’autre part, le président de la République avait nommé un nouveau ministre en la personne de Mohamed Ali Boughdiri, un transfuge de l’UGTT et surtout un ennemi juré de la direction actuelle de la Centrale syndicale. Boughdiri, aujourd’hui ministre de l’Éducation nationale, avait saisi la justice pour mettre en doute la légitimité du dernier congrès de l’Union générale tunisienne du travail. 
À la tribune de la Commission administrative, le discours de Noureddine Taboubi sera virulent et explicite. Le Secrétaire général, dans un style qui n’est pas sans rappeler le flamboyant Habib Achour, a estimé que «le chef de l’État cherche par ses visites répétées aux casernes de l’Armée et de la Garde nationale et au siège du ministère de l’Intérieur, à persuader l’opinion publique que les forces armées se rangent de son côté». Très offensif, Taboubi a affirmé que Saïed «se trompait de chemin et aurait dû faire preuve de sagesse en appelant à unir le peuple après l’échec des deux tours des élections législatives». Encore plus explicite, Taboubi a continué en assénant que «la grève des agents de Tunisie Autoroutes est légale et qu’elle a été reportée à deux reprises. Par conséquent, l’arrestation du Secrétaire général du syndicat s’inscrit dans le cadre de la campagne de dénigrement menée contre l’UGTT pour l’empêcher de jouer son rôle dans le sauvetage de la Tunisie».

L’arme redoutable de la grève générale 
Après ce discours incendiaire, on pouvait considérer que la rupture était consommée entre le président Saïed et les syndicalistes. Tous les regards étaient dès lors suspendus aux décisions de la Commission administrative qui est la troisième instance hiérarchique de l’UGTT, après le congrès et le conseil national. À l’issue de la réunion, la Centrale syndicale a confirmé sa mobilisation en décrétant un ensemble de mouvements de protestation à l’échelle nationale, régionale et sectorielle. 
À quoi faut-il s’attendre ? Probablement à des grèves tournantes qui pourraient commencer par une vaste mobilisation des syndicats de la région de Sfax. En outre, une grève générale dans le service public ainsi qu’une grève dans le secteur des transports restent à l’ordre du jour. Dans cette optique, la Centrale syndicale a clairement brandi la menace d’une grève générale dans le secteur public et la fonction publique si les accords signés en septembre 2022 restaient toujours en suspens. 
Ce n’est pas tout, car sur un ton plus politique, la Centrale syndicale a avancé trois points sur lesquels elle compte bien faire entendre sa différence et ses protestations. Primo, le gouvernement Bouden a tout faux avec les mesures de hausse des impôts et de grignotage des subventions. Deusio, les propos récents de Kaïs Saïed sont une atteinte au droit syndical et une tentative de museler la Centrale syndicale. Tertio, l’UGTT considère que le dialogue inclusif est le seul moyen de mettre fin à la crise actuelle. 

Tactique syndicale et force de proposition politique 
Sur ce point précis, les syndicalistes n’en démordent pas et comptent bien faire aboutir leur démarche visant à un dialogue national. Étant donné son poids symbolique, l’UGTT considère qu’elle a vocation à être engagée dans les grandes causes nationales et ne compte pas se laisser marginaliser. Cela constitue un message clair signifiant que les syndicalistes sont une force de proposition, que leur organisation joue un rôle national et qu’ils sont déterminés à présenter un projet de sauvetage pour la Tunisie. 
Malgré le ton offensif qu’ils viennent d’adopter, Noureddine Taboubi et ses lieutenants n’en veillent pas moins à ne pas couper les ponts avec le palais de Carthage. L’UGTT connaît son poids décisif dans l’échiquier actuel et essaie à tout prix de ne pas se laisser entraîner dans une confrontation avec le pouvoir exécutif. Quand les dirigeants parlent en distillant piques et petites phrases, les communiqués restent modérés et ménagent la chèvre et le chou tout en cultivant une image de pondération. 
C’est le cas du communiqué publié à l’issue de la Commission administrative du 3 février qui marque la fermeté sur les grands principes et la concertation pour les modalités pratiques. Ce point est d’autant plus important que, selon la majorité des observateurs, c’est le président Saïed qui a lancé la première étincelle, acculant les syndicalistes à se défendre tout en ne parvenant ni à les pousser dans leurs derniers retranchements ni à provoquer une réponse par trop radicale. 
Dans ce contexte délétère, la Centrale syndicale sait que sa position est inébranlable tant qu’elle s’en tiendra à la légalité. Kaïs Saïed peut bien multiplier les flèches, il n’en restera pas moins que c’est lui qui est entravé par un déficit démocratique alors que les syndicalistes lui opposent une méthode inclusive de sortie de crise. 

Les cinq légitimités de l’UGTT 
La place Mohamed Ali joue paradoxalement sur du velours en prônant un discours légaliste sous-tendu en permanence par un enjeu essentiel : le retour à une transition démocratique soucieuse des différences, voire des dissonances. De plus, les dirigeants de l’UGTT n’ont de cesse de souligner qu’ils ont plusieurs légitimités à leur arc. D’abord, une légitimité historique, car la Centrale syndicale est la plus ancienne organisation nationale dans notre paysage institutionnel. Ensuite, une légitimité populaire, puisque les syndicats comptent plus de 750.000 adhérents et un ancrage solide dans les secteurs public et privé. De même, l’UGTT considère qu’elle a engrangé une légitimité révolutionnaire depuis son coup de pouce aux protestations qui ont emporté le régime de Ben Ali et sa résistance face aux dérives des islamistes au pouvoir. En outre, les syndicats considèrent bénéficier d’une légitimité démocratique surtout après avoir participé au dialogue national, obtenu un prix Nobel de la paix et toujours appelé à un processus politique respectueux des droits de tous.
Est-ce que l’UGTT se revendiquerait désormais une légitimité politique ? La question peut se poser dans le contexte actuel et également en regard avec les prises de position de toute la décennie écoulée. Cette dimension politique du syndicalisme tunisien s’affirme d’ailleurs à chaque fois que le pouvoir exécutif est faible ou fragilisé par le contexte économique et social. À l’heure actuelle, les partis politiques étant plutôt en veilleuse et devant le cavalier seul du président Saïed, la Centrale syndicale a clairement joué un rôle d’arbitre et toujours tendu la main au locataire du palais de Carthage. 
Avec en permanence deux fers au feu, les syndicalistes affirment veiller à un dialogue national inclusif et refuser le retour de toute dictature. Ce dialogue qu’ils ont commencé à mettre en place, fait d’ailleurs appel au président de la République pour qu’il le parraine. Comme une force qui s’interpose, la Centrale syndicale n’a eu de cesse d’ouvrir la voie à un processus démocratique apaisé. 
Ceci n’empêche pas l’UGTT de poser quelques exclusives. En vieux routiers de la politique, les dirigeants de la Centrale syndicale ont pris soin de n’ouvrir le dialogue national qu’ils pilotent, qu’aux partis et personnalités qui ne considèrent pas le processus du 25 juillet 2021 comme un coup d’État. Tournant le dos aux initiatives des islamistes et de leurs alliés, l’UGTT prône une voie politique médiane. 

La Centrale syndicale et le chef de l’État restent des alliés objectifs 
Fait fondamental, la Centrale syndicale est favorable à la dynamique née en juillet 2021 mais s’oppose à Kaïs Saïed à cause de sa propension à un présidentialisme sans freins. Alliés objectifs, le chef de l’État et le syndicat historique n’ont jamais scellé leur entente, fût-ce par un accord tactique. Ce n’est pas faute d’avoir essayé car depuis trois ans, l’UGTT frappe à la porte du pouvoir en voulant amener Kaïs Saïed à parrainer un dialogue national inclusif. Ce dernier continue à s’en tenir à ses propres choix et maintient ses distances avec les syndicalistes. Est-ce parce qu’il redoute leur poids grandissant ou est-ce parce qu’il considère que l’UGTT doit rester dans sa sphère syndicale ?
Le fait est que l’UGTT est aujourd’hui un acteur politique de poids, a cherché à le devenir et continue à consolider sa position. Tout au long des dernières années, la Centrale syndicale semble elle aussi engagée dans un processus de rectification de la Révolution tunisienne. Pour cela, elle profite de l’inconsistance des partis et des connivences qui ont vu le jour entre eux. Non pas que les syndicalistes soient tentés par l’exercice du pouvoir ! Ils sont plutôt mus par ce qu’ils considèrent être à la fois leur responsabilité historique et leur conscience sociale. 
Bien sûr, le syndicalisme tunisien n’est pas exempt de tout reproche durant cette longue transition démocratique. La multiplication des grèves n’est pas bien vue par de nombreux secteurs de l’opinion. De même, les lignes rouges et les anathèmes sont mal perçus par les plus pragmatiques des sensibilités politiques tunisiennes. En effet, le discours de gauche prôné par l’UGTT peut paraître jusqu’au-boutiste et ne réalisant pas l’état véritable de l’économie nationale. 
Dans l’autre sens, beaucoup considèrent l’UGTT comme un recours ultime à la hausse des prix et au dumping social qui s’annoncerait. Simultanément, les critiques fusent quant à l’incapacité des syndicalistes à s’autofinancer, pointant les ponctions sur les salaires dont bénéficie l’UGTT ou soulignant le manque de prise d’un syndicat de fonctionnaires sur le pays réel. Ces critiques pour fondées qu’elles soient n’empêchent pas l’UGTT de rester droite dans ses bottes et de peser de plus en plus sur l’échiquier politique. 
La passe d’armes actuelle a d’ailleurs valeur de test aussi bien pour Kaïs Saïed que pour la Centrale syndicale. Rien ne dit que le bras de fer est imminent. Au contraire, un rabibochage n’est pas à exclure. Il suffirait de deux gestes pour désamorcer la crise entre le palais de Carthage et la place Mohamed Ali. D’une part, le président de la République pourrait accepter de parrainer le dialogue national inclusif lancé par la Centrale syndicale ou au moins prendre connaissance de ses recommandations. De même, le Secrétaire général de l’UGTT devrait veiller à mieux canaliser les revendications des plus turbulents parmi les syndicalistes. 

Les enjeux les plus cruciaux sont ailleurs que dans le champ politique 
Cette poussée de fièvre de la semaine dernière continue à propager son onde de choc et il est clair que de nouvelles péripéties seront à signaler bientôt. Cette joute indirecte entre le chef de l’État et les syndicats a d’ailleurs relégué au second plan, les manœuvres des nouveaux élus du Bardo.
Les députés de l’Assemblée des représentants du peuple se préparent à investir l’hémicycle dans une indifférence relative alors que la crise économique est en train de monter en puissance. Quel pourra être le rôle régulateur de l’UGTT alors que de nombreux observateurs redoutent une explosion sociale ? Que pourront les appuis de Kaïs Saïed en cas de plongée dans les abysses de l’économie nationale ? 
Car les enjeux cruciaux aujourd’hui sont ailleurs que sur le seul échiquier politique tunisien. Les paradoxes, ambivalences et contradictions des partenaires politiques et sociaux ne sont pas la seule donnée essentielle à prendre en considération. Rien que le fait de voir les avoirs en devises stagner à 96 jours d’importations est l’un des facteurs inquiétants pour l’opinion publique.
 Car dans le contexte actuel, tout ce qui est de nature à influencer la note souveraine de la Tunisie a un impact aussi minime soit-il sur la possibilité de finaliser un accord avec le Fonds monétaire international. 
C’est à ce niveau que les questions vitales pour la Tunisie se situent, reléguant au rang de gesticulations et de fuite en avant, les joutes politiciennes qui ne considéreraient pas que c’est l’économie qui est au cœur des crises actuelles. 

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