Ibn Khaldoun en éclaireur de l’actualité

Les Presses Universitaires de France publient dans une version augmentée l’État de barbarie un ouvrage de Michel Seurat, paru en 1988 rassemblant des contributions à des ouvrages collectifs et des périodiques.

Cette nouvelle édition rend de nouveau disponibles ses textes sur les populations, l’État et la société en Syrie, l’urbanisation et encore le mouvement des Frères musulmans.

Michel Seurat, sociologue et islamologue, spécialiste du Moyen-Orient, est né à Tunis en 1947, il est mort en captivité au Liban le 5 mars 1986. Enlevé en mai 1985, otage avec quelques autres français de la milice chiite « Organisation du jihad islamique », il était détenu dans la banlieue sud de Beyrouth où il serait décédé faute de soins.

Au moment où le Monde arabe, en Tunisie, en Égypte, au Yémen, est engagé dans une phase de bouleversements profonds de son histoire, comment comprendre la singularité des événements qui déchirent la Syrie ?

Cette compilation posthume d’essais écrits au cœur des évènements des années 80, demeure d’une prodigieuse actualité. Alors que la Syrie dont Bachar El-Assad a hérité, est plongée dans la violence, la relecture des essais de Michel Seurat permet de comprendre la révolte syrienne, les lignes de clivages du système de pouvoir à Damas, sa férocité aussi, bien mieux que certains textes plus récents.

Le fils a succédé au père mais le contexte répressif est resté quasiment identique : si les analyses de M. Seurat demeurent pertinentes pour comprendre la situation présente, c’est parce qu’il s’agit du même scénario.

Certes, le contexte est différent par plusieurs aspects, la guerre du Liban a cessé, le panarabisme a fait long feu et la montée en puissance de l’islamisme s’est confirmée. Mais, les manières de faire des hommes au pouvoir sont toujours conduites par leur perception de la société et la résolution à perpétuer, quel qu’en soit le prix, leur hégémonie.

En 1982, à Hama, une insurrection, orchestrée par les Frères musulmans, défiait le régime et connaissait une répression aveugle. Le bombardement et le massacre des populations, toutes confessions confondues, traduisait un appétit de vengeance contre cette ville dont le tort était d’avoir laissé germer, en son sein, un foyer de contestation.

Aujourd’hui, les évènements de Homs sont la redite de représailles collectives pour toute aspiration à la liberté et à la démocratie. En se plongeant, sur le terrain, dans l’étude de la Syrie baasiste, M. Seurat a découvert la matière qui allait lui permettre de développer le concept politique d’État de barbarie. L’expression n’a aucune dimension morale, pas plus qu’elle ne signifie que le peuple syrien aurait des mœurs incivilisées, elle désigne un type de pouvoir qui s’exerce contre la société et auquel la violence est consubstantielle.

Il ne s’agit ni de totalitarisme, ni de dictature. M. Seurat démasque un pouvoir qui sous-traite la cruauté et dont la finalité obstinée est d’étouffer tout rudiment d’organisation, en faisant régner arbitraire et terreur sans raison.

Dans ce processus, il n’y a pas d’espace public ; l’État qui s’affiche n’est que de façade, son rôle n’est pas d’instituer mais de diviser. Il est le masque d’une minorité confessionnelle rurale, un clan minoritaire issu de la périphérie, la communauté alaouite dont le pouvoir organique, naturel (tabi’i)  récuse la politique (siyasi).

M. Seurat relevait que les catégories des sciences sociales dérivées du modèle occidental, tels la société civile et l’État, n’appréhendaient qu’imparfaitement le cas syrien et que réciproquement, le vocabulaire arabe, incertain quand il s’agit de désigner le concept de nation, couvre avec une grande rigueur le champ traditionnel des rapports de consanguinité, d’alliance, de clientèle, de voisinage…

C’est pourquoi, il croise les références à Hobbes, Hannah Arendt, Claude Lefort, et Emile Durkheim à la lecture minutieuse du grand historien médiéval Ibn Khaldoun. Il s’appuie sur les premiers pour décrire la mécanique du pouvoir installée à Damas et sur le dernier pour en comprendre la généalogie.

Ce faisant, il donne à voir le kaléidoscope que constitue la Syrie, définie comme une société introuvable reposant sur différents clivages qui se recoupent. M. Seurat en différencie cinq : confession (tâ’ifa) contre confession, villes contre campagnes, armée contre civils, Baas contre opposition, Nation arabe contre tribalisme.

Dans son travail de conceptualisation de l’hégémonie alaouite, M. Seurat s’appuie encore sur la triade khaldounienne : une communauté (‘asabiyya), soudée par des liens du sang ou par l’esprit de corps use d’une prédication (da’wa) politico- religieuse pour asseoir un pouvoir exclusif (mulk).

Transposée au cas syrien, cette triade correspond au clan El-Assad mobilisant la ‘asabiyya alaouite en monopolisant le nationalisme arabe pour accaparer l’appareil d’État après s’être emparé, par le bas, de l’armée.

Michel Seurat expose comment la fiction nationale modernisatrice est une comédie qui consiste à conserver sa propre cohésion confessionnelle tout en œuvrant à ce que l’autre la perde. À ce jeu-là, conclut-il, la majorité, est toujours perdante.

Aujourd’hui, la stratégie anti-politique a peut-être atteint ses limites. Si c’était le cas, l’heure serait venue de répondre à la question que M. Seurat percevait dans les décombres d’Hama : Il semble que la machine répressive ait réussi à démanteler le mouvement intégriste en Syrie. Mais pour combien de temps ? Et surtout à quel prix ! 

Par Robert Santo-Martino (de Paris pour REALITES)

* PUF, 288 pages 

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