Après des années de chômage, ce foyer d’insoutenables ravages, Selma déniche un emploi dans la périphérie éloignée de l’Ariana. L’employeur l’a recrutée à la condition d’accepter la prolongation de l’horaire étiré, parfois, bien tard le soir. Au bout d’un trimestre, une rixe finit par éclater, parmi ce milieu peu recommandé, entre deux clients quelque peu éméchés. Le premier dit à Selma, la séduisante serveuse du café : « Tu as les plus belles fesses du monde. Pourquoi nous en priver ? Ahram alik ».
Le second, lui aussi habitué du lieu et fournisseur des pourboires les plus généreux dit à l’impoli :
« Tu n’a pas honte ? Laisse la fille tranquille ! ».
« c’est elle qui a commencé avec son clin d’œil ».
« Tu mens! »
La gifle part et déclenche le signal de la grande bagarre engagée entre les deux bandes opposées du quartier où les privilégiés perçoivent une population aux airs malfamés. A l’origine, la dispute confrontait les protagonistes affiliés aux deux clans liés par une vieille rivalité.
Le voisinage des groupes source leur télescopage.
Belle de sa personne, Selma porte un jean où les déchirures laissent admirer les morceaux d’une peau brune et fine. Pour ne pas les désirer, il faut être un peu taré. Les chaises voltigent et bientôt sortent les couteaux.
Sur le champ, le maître de céans accuse la serveuse, raison d’après lui, de la dérive dangereuse pour la publicité infligée à son café. Sans autre forme de procès, il met fin à la fonction de l’employée. Terrifiée, déprimée, les joues blêmes, Selma rejoint sa mansarde, ne parvient guère à dormir et au petit matin son coup de poing dirigé contre une vie si dure « part tout seul contre le mur » Le choc violent déplace la troisième phalange du majeur et la bosse ajoute une horrible douleur physique à la terrible souffrance psychique.
La main projetée sur la muraille écrit et signifie la manière de retourner la furie de l’indignée encerclée par l’hostilité.
Ce retour de l’énergie impossible à orienter vers l’extériorité, mime le parcours du boomerang revenu, sans douceur, cogner le chef du lanceur.
Achever la besogne de la divinité
Ce même schéma explicatif projette un vif éclairage sur le devenir téléguidé vers l’empire du pire.
Interrogée sur la mise à mal, par elle-même, de sa frêle santé, Abir admet volontiers les effets dévastateurs de la combinaison où coopèrent zatla, tabac et alcool entremêlés. A mes interrogations, elle répond d’un mot bref mais ce dit éveille des échos infinis : « Edenya tsakret fi wijhi » (le monde s’est fermé face à mon visage). Elle narre sa trajectoire sans famille, ni scolarité, ni emploi salarié. A l’instar de Abir, d’innombrables jeunes gens, filles et garçons, bifurquent vers l’itinéraire de la délinquance, une fois bouché l’horizon de l’aspiration vouée à la désespérance. Les barrières dressées de toutes parts autour des projets canalisent l’attrait de la déviance. Par sa formulation lapidaire, Abir attribue la responsabilité intégrale à la fermeture du monde social où l’unique liberté revient à l’assomption de l’autodestruction. Dès lors, les paradis artificiels colmatent la béance ouverte par l’ennui, mais des moyens de congédier le spleen mangent le corps et rongent l’esprit. De là provient l’image du scorpion acculé à retourner son dard contre lui-même en guise d’adieu adressé au cercle de feu.
Ce paradigme de l’auto-immolation a partie liée avec l’individu et la société. L’implosion de la Révolution remet en question les fers imposés à la Tunisie par le système totalitaire. L’adage selon quoi « ça passe ou ça casse » énonce le choix du risque pris afin de briser les chaînes de l’esclavage et de son infamie. Les grèves aggravent la dégradation de l’économie mais qu’importe le sabotage de la société au cas où elle entretient la perpétuation de mon exclusion. De même le thème du président dit « consensuel » subvertit le sens de la démocratie au profit de l’homme soi-disant providentiel. Le pas en avant aussitôt gommé par trois pas en arrière maquille le raté passé en contrebande sous le couvert de l’ainsi nommée spécificité.
Furieux, le serpent mord sa queue. Mais « il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ». Là où les prochains campeurs sur les hauteurs de l’État renouent avec le totalitarisme, il revient au peuple indigné de les dégager. De quel chapeau sort ce lapin du magicien nommé « président consensuel ? ».
Au nom de la « société civile » vaccinée, paraît-il, contre le brigandage, les édiles donnés à voir pour des sages, faussent le jeu électoral par l’enfantillage de leur bricolage. Être ou ne pas être démocrate, That is the Question ! Les urnes oui, leur verdict non, telle est la loi des magouilleurs impénitents. Par l’entremise de leur mainmise, ils organisent un étrange retour contre les fruits du grain semé, auparavant, par eux-mêmes. Une allégorie sudiste met en scène ce genre de phénomène. A un certain moment de leur maturation, les dattes, fruit sucré, pourrissent par fermentation si la pluie, attribuée au courroux divin, survient.
Alors, muni d’un sceau plein d’eau l’oasien grimpe au sommet du palmier et parachève le grabuge amorcé par le déluge. Il dévisage et lui dit : « Puisque tu as commencé la destruction je mène la catastrophe à son terme ». Les tenants du sens commun ou semi-savant imputent cette pratique autodestructrice et paradoxale à la « mentalité », notion fourre tout, paresseuse, pernicieuse et dangereuse. La perte instantanée de la récolte après l’attente impatiente indique ce lieu d’où la révolte gronde. Voilà pourquoi la mentalité n’existe pas. A la façon du scorpion, je me saborde une fois l’univers fermé devant moi. Selma et Abir savent ce que cela veut dire. Une ultime illustration confortera la problématisation.
Le moulin bleu
Voici quatre décennies, à Hamma-plage, un groupe de curieux scrutait la scène survenue face au café-bar appelé « Moulin bleu » Un homme sort, accompagné de ses deux compagnons.
A peine installé au volant de sa voiture, il assène un coup de poing au pare-brise parti en éclats expédiés ça et là. Au bar, le patron lui avait demandé de quitter, vue sa tenue prolétarisée.
Le chauffeur, de forte corpulence, refuse de partir sans rien dire. Le propriétaire part et revient avec deux copains aux airs de commissaires.
Devant l’assistance, il provoque son mal-aimé avec une façon de lui tapoter le menton. L’outragé regarde les peut-être policiers accoudés au comptoir et subodore le traquenard. Au seuil du piège, il est cuit s’il réagit à l’état de siège. Alors il sort et il autodétruit, car il fallait décharger la rage accumulée pour éluder l’apoplexie.
L’un de ces deux amis lui dit : « Mais pourquoi te fais-tu du mal ? ».
Il répond d’un air bougon : « Hiya mahrouda mahrouda » (Fichue pour fichue…).
L’opprimé qualifiait de « fichue » la vie sans qualité.
De bleu vêtu, l’homme conduit sa voiture de louage entre Tunis et Menzel Bou Zelfa. Ce chauffeur à la stature pantagruélique et à la poigne de fer impressionne les spectateurs par sa puissance combinée à sa fierté bafouée. Il n’aurait fait qu’une bouchée du barman gringalet. De nouveau me revient à l’esprit la réaction attribuée au scorpion mimé par Selma et Abir. Ce genre de scènes, liées à la transformation de la société, pourrait inspirer l’écriture où des leçons de sociologie trufferaient des morceaux de littérature. Mais hélas le temps, beaucoup trop fugace, passe.