Dans un temps du monde de la chanson où fleurissent Ahmed Saad, Ragheb Alema, Latifa Arfaoui et compagnie, très peu connaissent et écoutent au jour le jour le trio Taksim et le trio Joubran. C’est la réalité sans aucune prétention puisque cette musique ne passe pas dans les médias de masse et n’est pas commerciale. Toutefois, ces deux groupes ont réussi à drainer un public nombreux et averti. Ils sont arrivés, le long d’une heure et demie, à faire la pluie et le beau temps au festival de Carthage dans une soirée qui restera dans les annales des manifestations culturelles de notre pays. C’était le 14 aout 2023 et c’est le fait marquant de cette semaine.
Tout d’abord, le spectacle est inédit. Il réunit pour la première fois le groupe Taksim qui a l’habitude de prendre tout le show pour lui et le groupe Joubran qui est, toutes proportions gardées, le Ons Jabeur de la musique instrumentale dans le monde. Ce dernier groupe s’est accoutumé à se produire dans les plus grandes salles internationales et très peu, il faut le constater, dans les pays arabes. En effet, le trio Joubran a une affection particulière pour notre pays.
Le trio Taksim, des monstres de la musique turque
Le groupe Taksim, un groupe d’instrumentistes turque, est composé d’Ismail Tunçbilek. Celui-ci est un fin connaisseur du Bağlama, qui est un instrument dérivé du saz, et du chant turque. D’ailleurs, au public, il disait : « je ne parle pas votre langue ni aucune autre langue, mais je parle une langue universelle qu’est la musique ». À la clarinette, il y avait Hüsnü Selendirici et au qanun il y avait le très grand Aytaç Dogan qui nous a visité à maintes reprises ; la dernière en date en mi-avril 2023. Ce dernier est plus connu que le groupe lui-même et c’est un terrible champion de musique, notamment des airs arabes et orientaux. Le trio Taksim a joué une heure durant et il a commencé à 22 h pile. En cadeau au public présent, il a offert la fameuse chanson de Saliha Ah-ouadôuni. Pour communiquer avec les présents, c’était toujours Aytaç Dogan qui prenait la parole, il prononce un arabe avec un accent égyptien. La présence de ce groupe à ce concert peut être vue comme le fruit de la diplomatie turque, mais c’est une grave erreur de l’associer au monde de la politique et à ses enjeux invisibles. À vrai dire, le groupe Taksim fait vraiment de la musique universelle même si certains morceaux joués rappellent les feuilletons et le soft power turcs, si on force un peu le trait.
Le trio Joubran, les aigles de la Palestine
Le trio Joubran sont Samir l’ainé, Wissam le médian et Adnan le benjamin. Le groupe Joubran fait de la musique en puisant dans la pure âme arabe et ses Mouachah. La troupe a été formée en 2004 par les trois frères, eux qui ont bu la sève du oud depuis leur plus jeune âge puisqu’ils descendent d’une famille ancestrale dans la fabrication de cet instrument et sont connus dans tout le pays du soleil levant. Les airs et les mélodies du trio Joubran sont dynamiques, fines, propagent de la force et de l’enthousiasme. Le trio travaille avec le percussionniste Youssef Hbeisch, leur compatriote, depuis 2007 et qui a été présent lors du concert de Carthage dans cette soirée formidable du 14 aout. Depuis 2010, le trio Joubran intègre dans son identité de groupe la poésie de Mahmoud Darwish. La parole de ce grand poète engagé n’est pas mise en musique, mais elle est plutôt accompagnatrice des couplets joués par les trois frères. Sur la scène du théâtre de Carthage, lors de ce concert inouï, était présent également le percussionniste iranien Habib Meftah connaissant très bien notre pays puisqu’il a joué dans plusieurs concerts, notamment à Hammamet en 2016.
Les trois Joubrans sont vraiment des aigles. Ils survolent les frontières du monde avec leur musique et aussi ont les yeux perçants, vrillants, brillants et un sourire plein d’énergie et de ruse. Ils peuvent être vus comme des éternels enfants agités avec une volonté débordante. Ils sont attentifs à chaque souffle et au moindre mot qui se prononce. Ils s’adaptent très vite avec l’environnement dans lequel ils se trouvent et sont d’une extrême sensibilité. Le grand frère Samir est installé à présent à Ramallah, lui qui va avoir la cinquantaine bientôt, et les deux autres frères sont installés en Europe entre l’Italie, la France et la Belgique. Selon leurs dires, leur musique est engagée par défaut, mais cet engagement ne peut pas passer sans une grande esthétique dans le choix et la composition des morceaux joués principalement par le oud. Cet instrument est pour eux un outil énervé et qui s’exprime avec force, puissance et résistance vu le contexte de bataille, de guerre dans lequel il est né c’est à dire dans une communauté d’Arabe de 1948. Pour eux, exprimer la douleur palestinienne et sensibiliser à la cause palestinienne de libération avec une musique profonde, recherchée et innovante est beaucoup plus important que de rester dans un style musical politisé et sans contenu qui se renouvelle. Leur but est donc une esthétique belle et une musique touchant l’âme universelle et qui rend le oud une star rentrante dans l’encyclopédie de la musique internationale et de son histoire lourde. Au public très assidu et attentif, le trio n’a pas manqué d’offrir un morceau de la défunte chanteuse Thikra Mohamed à savoir Wahyati andak. L’amour pour notre terre de la part du trio Joubran était saillant. Toute la troupe a réussi un concert mémorable dont il est difficile de sortir indemne, de ne pas pleurer, du moins de ne pas ressentir la douleur et la mélancolie communiquées par les tremblements du oud. C’est une tribune à ce que l’être peut dégager comme sentiment noble œuvrant pour la paix et surtout pour la libération d’un peuple opprimé à travers un instrument doux.
Mohamed Ali Elhaou