Par Yasser Maârouf
Un phénomène de mode est en train d’envahir les corps des jeunes tunisiens, et surtout tunisiennes, souvent discrètement, parfois de façon ostentatoire : ce sont les tatouages et les piercings. Eléments de décoration indélébiles, ils sont des symboles de liberté et d’affirmation de soi pour les jeunes. Une fantaisie que les familles acceptent mal et que les médecins tunisiens dénoncent à cause des risques d’infection. Décodage d’un monde ténébreux où l’influence des chanteurs et des acteurs occidentaux joue un rôle important.
Une majorité de filles
Nous avons contacté un tatoueur qui opère du côté de Hammamet que nous appellerons Slim, car il a tenu à garder l’anonymat pour des raisons obscures et qu’il refuse d’expliquer. Selon lui, « ce sont surtout les jeunes qui se font tatouer. Mes clients appartiennent à la tranche d’âge entre 16 et 25 ans. Il y a une majorité de filles qui se font tatouer, mais par crainte de leur famille et du qu’en dira-ton, elles se les font poser sur des parties cachées de leur corps : bas du dos, bas ventre, poitrine… Certains jours j’opère dans des zones réservées aux gynécologues ! »
Chiraz, une jeune lycéenne de 16 ans, follement amoureuse d’un camarade du lycée, a décidé de sauter le pas : « j’ai choisi de tracer le prénom de mon copain en lettres indélébiles sur mon corps. Et comme je sais que mon père risque de ne pas être content, je vais le faire sur une partie qui n’est visible que dans l’intimité. ». Précoce la jeune fille !
Et quand on lui explique que les amours de jeunesse ne durent qu’un temps et que demain elle risque de rompre et d’aimer un autre homme, elle explique du haut de ses seize ans : « d’abord notre amour est très fort et on ne va jamais se quitter. Mais même si la vie nous sépare et que je rencontre un autre homme, il devra accepter mon choix et mon passé… »
Slim, notre tatoueur discret, reconnait qu’il a souvent affaire « à des jeunes écervelées qui agissent par pulsions. Mais en général, la décision est réfléchie et obéit à des choix esthétiques. Ce qui marche le plus en ce moment, ce sont les étoiles, les dictons, les empreintes de chat, les lettres calligraphiées… À un certain moment on me demandait beaucoup de tatouer les papillons colorés, mais c’est passé de mode… »
Quant aux prix de ces tatouages, ils varient en fonction de leur taille, des couleurs utilisées, du temps de travail qu’ils nécessitent. « Cela commence à 60 Dinars pour un petit dessin, pour atteindre 700 Dinars pour ceux qui nécessitent beaucoup de travail et de créativité. Un tatouage ne fait pas forcément mal, cela dépend de la sensibilité de la zone où on travaille. Il faut juste faire attention pour éviter les problèmes d’hygiène. »
Mais qu’arrive-t-il quand on veut effacer un tatouage ? Slim répond sans équivoques : « c’est franchement difficile à enlever même avec le laser et ils sont rares les clients qui me l’ont demandé. Il s’agit essentiellement d’anciens prisonniers qui se sont laissé tenter lorsqu’ils étaient incarcérés et qui veulent effacer les traces de cette triste période de leur vie. Parfois on peut masquer avec d’autres formes et des couleurs, mais ce n’est pas un travail facile… »
Look original
Une de ses clientes, esthéticienne de son état, est venue avec un dessin qu’elle a réalisé elle-même et qu’elle explique patiemment à l’artiste. C’est un tatouage avec des arabesques, qui part de la nuque et descend jusqu’aux reins. Et quand on lui demande pourquoi cette envie elle répond : « je le fais un peu pou moi, car je trouve ça esthétique. Mais je me fais tatouer car je veux faire une surprise à mon fiancé qui est toujours en admiration lorsqu’il voit des filles tatouées à la télé ou des touristes sur la plage… Bien sûr, il faudra accompagner ce dessin d’un look original et d’une façon de m’habiller qui exprime ma personnalité. D’ailleurs je vais bientôt ajouter un piercing au niveau de mon sourcil ! »
Mais les tatouages posent parfois des problèmes inattendus. Une jeune infirmière nous a affirmé : « mon fiancé a eu la mauvaise idée de se faire tatouer le prénom de son ancienne petite amie sur son avant bras et il refusait de l’effacer au laser. Au bout de plusieurs mois et de nombreuses disputes, j’ai fini par rompre avec lui, surtout qu’il continuait à l’appeler et qu’il lui disait des mots d’amour auxquels moi je n’avais pas droit ! »
Lorsqu’on quitte la ville, on retrouve souvent des femmes âgées portant des tatouages de couleur grise sur le visage et les mains, qui selon l’une d’entre elles, étaient « un signe de beauté, d’appartenance à une classe sociale ou à une tribu. » En effet, de nombreuses personnes, aujourd’hui âgées, avaient des tatouages claniques qui faisaient partie de la culture et des traditions de l’époque. Ces tatouages avaient un sens alors qu’aujourd’hui, c’est juste une question de mode. Depuis cette lointaine époque, le tatouage a connu diverses fortunes, devenant parfois un élément gênant pour des personnes qui ont gravi l’échelle sociale où ces traditions étaient mal vues.
D’autres sources assurent que l’origine des tatouages et des piercings est assez hétérogène. Les piercings proviennent de diverses croyances : les marins pensaient qu’une oreille percée améliorait la vue, des prêtres se faisaient percer la langue afin de communiquer avec Dieu, quand aux piercings dans le nez, ils existent depuis toujours chez les tribus dites primitives. Poser un piercing est d’ailleurs beaucoup moins cher qu’un tatouage et on peut même le poser dans certaines pharmacies pour plus ou moins cinq dinars…
Dans l’histoire récente, l’époque des hippies puis des punks a contribué à révolutionner la technique des tatouages au niveau du fond et de la forme, notamment en introduisant la couleur. De nos jours, les tatouages ont une signification personnelle : on tatoue le nom de son amoureux, un dicton, une phrase qui correspond à sa vision du monde, sans oublier le fameux et éternel « Maman je t’aime » pour ceux qui n’ont pas encore réussi à résoudre leur complexe d’Oedipe !
Pour les jeunes, la difficulté vient souvent de la famille, surtout qu’ils sont interdits par la religion musulmane. Une jeune lycéenne évoque une question qui échappe souvent aux observateurs : « un tatouage c’est joli quand on a 20 ans, mais qu’en sera-t-il quand on en aura 50 ou 60 ans ? Vous croyez que c’est beau un dauphin tout fripé ?» Et elle ajoute : « moi je préfère les dessins éphémères comme le harkous qui fait partie de nos traditions et qui sent bon ! »
Quant aux médecins, ils évoquent des problèmes d’hygiène lors de ces opérations, reprochant aux tatoueurs un manque de connaissances des règles de base. Quoi qu’il en soit, cette plongée dans le monde du tatouage et des piercings nous aura permis de découvrir à quel point la société tunisienne est complexe et même contradictoire, oscillant entre ouverture et isolement. Une contradiction qui ressemble beaucoup à la vie politique actuelle !
Une histoire ancestrale
Le mot vient du tahitien « tatau », qui signifie marquer, dessiner. Le mot sera francisé en « tatouage» à la fin des années 1700. En Égypte, trois momies féminines tatouées sur les bras, les jambes et le torse, ont été découvertes dans la vallée de Deir El-Bahari, près de Thèbes.
Tout comme en Égypte, plusieurs momies tatouées ont été découvertes dans la région de l’ancienne Nubie, avec des éléments de tatouage sur la région abdominale en forme de losanges pointillés entourés d’une double rangée de tirets. Puis en 1961, de nombreuses momies tatouées sont découvertes dans le nord du Soudan. Toutes les momies sont des femmes, à l’exception d’un homme tatoué sur le visage.
À l’origine, ces marques sur la peau étaient des signes d’appartenance à un groupe : tribal, religieux, de pirates, d’anciens prisonniers ou de légionnaires. Mais c’était aussi une manière de marquer de manière indélébile certaines catégories de gens comme les esclaves ou les prisonniers. Les raisons pour lesquelles les gens choisissent d’être tatoués sont diverses : identification à un groupe, esthétique, rituel, religieux en plus des utilisations magiques…
Chez nous, la fleur de lys, la mouche, la croix, le point, mais aussi le symbole carthaginois de la fécondité sont les tatouages les plus répandus chez les deux sexes. Ornemental ou faisant partie de la médecine traditionnelle, le tatouage était très répandu, surtout dans le monde rural. En général les individus d’une même tribu se tatouaient de la même façon et ce tatouage distinguait une tribu de l’autre.
On ne peut parler du tatouage berbère sans évoquer un passé imprégné de sorcellerie, de rites magiques et païens, reliques de périodes très anciennes. Encore très vivaces dans les campagnes, les croyances dans les forces surnaturelles et dans les pouvoirs magiques de certains initiés trouvent leurs origines dans la période préislamique. L’Islam a fini par assimiler ces anciennes croyances, même si les imams continuent de condamner toute action surnaturelle.
Y. M.