Farhat Othman
Ce ministère, guère plus des Affaires étrangères mais étranges depuis longtemps, a fait l’actualité par ce qui est le degré zéro non de la diplomatie, mais de toute la politique au pays. En ma qualité de diplomate de carrière entré en diplomatie avant la fin de son âge d’or, en 1979, la même année que l’actuel ministre, voici un témoignage apportant un peu de vérité qui manque tant. Car il est faux de prétendre qu’avant ses récents déboires notre diplomatie était exemplaire ; ce qui s’y passe n’est pas nouveau, juste le reflet de l’état du pays.
Pro domo
Département de prestige et de privilèges, le ministère a souvent attiré les appétits de ceux qui n’avaient pas une once de patriotisme ; ce qui n’était ni ma vocation ni l’ambition de la plupart de mes collègues de l’époque. La mésaventure du représentant de la Tunisie à l’ONU me rappelle ce que j’avais vécuen 1996. J’étais un peu plus jeune quand j’ai failli réagir comme l’ambassadeur Kabtani dont je comprends parfaitement la réaction de défense de son honneur, sa dignité. Toutefois, je ne l’ai pas fait écoutant une voix de justesse, songeant à la patrie ; qui la sauvera sinon les plus vertueux de ses enfants? Or, elle était en meilleur état. Il faut dire aussi que je n’ai pas eu à subir l’influence de ceux, bien plus nombreux, agissant contre la Tunisie. La réussite de leur entreprise machiavélique est manifeste dans la violation par ledit ambassadeur de l’obligation de réserve, ce qui a légitimé la réaction du ministère, l’accusant de trahison. Ce faisant, il a recouru à sa technique habituelle, un système rodé de mauvaise gouvernance : culpabiliser, détourner les procédures pour avoir le bouc émissaire.
Que de compétences avérées en ont souffert, même si je n’ai pas eu personnellement à subir de telles ultimes bassesses, probablement pour avoir adopté un profil bas ou à cause de mes états de service comptant par ailleurs si peu, ne me préservant pas de l’injustice subie sous la dictature, renouvelée et même entretenue après. Nonobstant, tenant au patriotisme paternel volontaire, j’étais persuadé que le pays comptait malgré tout quelques patriotes honnêtes, travaillant en silence au service du peuple ; ce qui permettait à la dictature, au demeurant, de couvrir ses abus et malversations. Légaliste et idéaliste, courageux surtout, je me suis employé à les combattre par la qualité de mon rendement, la force de mes convictions, sans autre arme sinon la foi en mes valeurs.
Au consulat à Strasbourg où je venais d’être affecté en septembre 1983, j’ai eu à me confronter au délégué du parti unique, l’attaché social. Il s’y comportait en chef, conditionnant la moindre opération consulaire par la vente de la carte d’adhésion au parti. Consul adjoint en charge de la chancellerie, j’ai mis aussitôt fin à cette pratique, rappelant la liberté du citoyen d’adhérer ou non au parti, mais aussi son droit absolu d’obtenir un passeport et d’accéder sans nulle condition à toutes les opérations consulaires. Cela suscita la bronca des affidés du parti, obtenant mon départ du Consulat. À peine un an après mon affectation, je fus muté à Paris, la sanction se soldant en une promotion, passant de consul adjoint à consul. À l’époque, il y avait encore au ministère quelques personnes de conviction, des consciences libres. Il en restera, comme il y en aura toujours, avec un rétrécissement progressif de leur marge de manœuvre, une croissance exponentielle de leur désenchantement et donc démobilisation pour absence de liberté d’initiative.
Au consulat général, je servis nos ressortissants en défendant leurs droits bafoués, aidant par exemple les irréguliers à régulariser leur situation. Pour la première fois, une très active unité d’études et de documentation y prit forme, donnant lieu à une coopération privilégiée avec les autorités du siège, aboutissant entre autres à une enquête sociologique sur la population carcérale tunisienne en France jamais réalisée, exceptionnelle même, les autorités françaises étant réticentes aux statistiques ethniques, la loi ne les permettant pas.
Ce travail, je le faisais en n’écoutant que ma conscience, n’hésitant pas à m’opposer aux violences morales si fréquentes. Car malgré la dictature, un comportement d’honnêteté et de dignité était encore possible si l’on prenait le risque de l’oser. L’Administration tunisienne n’avait pas encore atteint le degré ultime de la confusion actuelle des valeurs; aussi, on pouvait se sentir obligé d’admettre la valeur intrinsèque des agents, tenir compte des preuves de leur dévouement au service, à la patrie. C’est-ce qui m’a valu, ayant sollicité une mise en disponibilité, d’être retenu au consulat pour y servir en qualité d’agent local. Puis, d’être affecté à l’ambassade, sans passage par l’administration centrale, l’ambassadeur réclamant mes compétences pour gérer l’unité nouvellement créée des droits de l’Homme.
Conseiller social de l’ambassade chargé de ladite unité, de 1992 à 1995, je me suis acquitté de mon devoir sans renoncer évidemment à mes valeurs, ayant obtenu de l’ambassadeur la liberté de le faire. Aussi, en 1995, à la mort sous la torture dans les geôles de la dictature d’un prisonnier politique, bavure avérée, l’ambassadeur la reconnut, signant la lettre de réponse aux organisations de défense des droits de l’Homme que je lui avais préparée. Ce qui irrita Carthage me valant aussitôt rappel; l’ambassadeur lui-même ne tarda pas à être relevé de ses fonctions. J’allais démissionner et je ne l’ai pas fait, écoutant le conseil de cet ambassadeur sans illusions sur les mœurs des siens, mais faisant partie des gens de bonne volonté. Il m’a conseillé de juste solliciter une mise en disponibilité et a agi auprès de l’administration pour la lui faire accepter. Ce qui a amené celle-ci à recourir à un détournement de procédure, le subterfuge d’un prétendu abandon de poste qui a motivé un injuste arrêté de radiation du corps diplomatique en mars 1996.
Malgré une telle triste réalité des justes brimés ou radiés, ils pouvaient en trouver d’autres venant essayer de contrebalancer l’œuvre néfaste des injustes. Comme ce qui m’arriva malgré tout, mon travail dans l’Administration ayant été valorisé par la présentation de ma candidature au prix présidentiel de l’innovation administrative par deux fois, au Consulat général et à l’ambassade. Devant intégrer l’université, la Providence voulut que je fasse un autre choix que je ne regrette pas : sacrifier mon intérêt propre pour m’occuper, avec toute la famille, de l’Alzheimer de ma mère. Cet accompagnement transforma ma vision des choses, me permettant, entre autres, de réaliser que l’Alzheimer est une soi-disant maladie, créée par l’industrie pharmaceutique ; au vrai, le vrai Alzheimer est celui des élites, spacio-temporellement désorientées, coupées du peuple.
Dans le sillage de ma nouvelle philosophie de vie, j’ai délaissé les voies contentieuses de recours ne sollicitant pas de réparation, n’ayant juste voulu que l’opportunité de continuer à servir utilement notre peuple. J’ai tout juste saisi la Commission Amor sur le conseil du Secrétaire d’État qui prétendait, en 2011, ne pas pouvoir lever l’injustice. Et elle a validé mon droit, promettant une régularisation dans le cadre de la justice transitionnelle qui ne vint jamais, alors que le ministère n’a pas hésité à réintégrer des délinquants de droit commun.
Nihil novi sub sole
Ces faits tangibles de mon parcours personnel prouvent qu’il n’est rien de nouveau sous le soleil de Tunisie. Ils se trompent les observateurs affirmant que ce que vit la diplomatie tunisienne est du jamais vu ; ils devraient ajouter que cela existait bel et bien, mais se faisant en catimini. Or, ce qui caractérise la Tunisie depuis 2011,c’est la mise à bas de la chape de plomb qui recouvrait les turpitudes de responsables irresponsables. Il serait donc faux de prétendre qu’il y a plus d’irresponsables et de corrompus aujourd’hui ; ils sont juste plus visibles, puisqu’on ne se retient plus de les dénoncer et qu’eux n’ont plus peur, ont moins de scrupules à étaler leurs abus, s’en prévaloir. D’autant que certaines forces de pression n’ont pour mission que d’encourager à cela par tous moyens ; l’ancien chef du gouvernement n’a-t-il pas assuré que la Tunisie est gangrénée par la corruption et l’argent sale ?
Ce qui arrive à la diplomatie tunisienne est bien fâcheux, mais il n’est inédit que de par la dimension médiatique qu’il a prise. Et il n’y a rien de mieux aujourd’hui que la médiatisation des turpitudes des uns et des autres pour espérer crever les abcès de toujours, des escarres nécessitant détersion. Si les annales de la diplomatie n’ont jamais résonné comme aujourd’hui des insanités qu’on y découvre, c’est qu’elle était disciplinée, discrète et efficace, une minorité de compétences le faisant au détriment de sa carrière, santé et même honneur. Ce que leurs jeunes collègues ne sont plus prêts à faire relevant de l’esprit du temps qui n’est plus au sacrifice, mais à l’intérêt immédiat.
Tout comme aujourd’hui, les entorses et les magouilles étaient sans fin. Citons celle qui concernait la loi française, les agents locaux de mon temps n’étant pas déclarés à la Sécurité sociale française. Il aura fallu un procès intenté par certains agents pour se conformer au droit. Ainsi, durant mon service au consulat en tant que local, je n’étais ni déclaré à la Sécurité sociale en France ni en Tunisie. D’où une nouvelle injustice, puisque la non-comptabilisation des ces trois années de service effectif a fait qu’il m’a manqué un peu plus d’une année sur les quinze nécessaires pour avoir droit à une pension de retraite.
L’état déplorable de tout le pays n’étant plus à nier, il en allait de même de ses institutions, et le ministère des « Affaires étranges » ne dérogeait pas à la règle. Les diplomates étrangers, pas nécessairement les mauvaises langues se gaussant de la diplomatie des dattes et de l’huile d’olive, sont inénarrables sur l’état de saleté désastreux du siège du ministère quand il leur est arrivé de quitter les lieux balisés du décorum. Comme tout est dans l’apparence, on a fini par avoir ce que j’ai qualifié de similidroit, un État où la loi ne compte qu’en tant que trompe-l’oeil. C’est la garantie des passe-droits moyennant les détournements fréquents de procédures, comme celui dont je fus victime. Les diplomates d’aujourd’hui témoigneront du quotidien du ministère des injustices : inspections ne donnant rien, pétitions mensongères et faux témoignages à le pelle, outre ce statut anachronique du corps diplomatique violant les normes internationales, bien propice au jeu du détournement de procédures.
Ce constat de l’état de la diplomatie ne doit cependant pas amener à conclure à la vanité de toute entreprise pour un meilleur futur. Il faut juste être conscient que cela passe par l’apurement de la situation générale dans le pays et l’oser. N’est-ce pas ce que ne cesse de répéter le président de la République dont nous partageons la vocation à pratiquer autrement la politique, de manière plus éthique, en faire poléthique selon mon néologisme ? Toutefois, la rigidité doctrinale de M. Saïed ne le porte-t-elle pas à un radicalisme antinomique par définition avec la diplomatie ? N’est-ce pas ce qui a amené son conseiller, M. Bettbayeb, diplomate chevronné, à démissionner ? Or, cela ne saurait que desservir son ambition affichée à moraliser la politique, sa médication relevant alors du cautère sur jambe de bois !
Il est donc puéril de se focaliser sur l’instabilité des chefs du département en oubliant celle au niveau du gouvernement. Et pour qui reprocherait au président Saïed de s’en prendre à ses adversaires ou d’avoir un caractère intransigeant ou acariâtre, oublierait-on que les règlements de compte n’ont jamais manqué dans le pays et les décisions caractérielles non plus dans les administrations ? Comme pour tout le reste, cela était occulté par le décorum officiel encore hégémonique et qui ne l’est plus. C’est même l’un, sinon le seul, des acquis d’une révolution en Tunisie, qui fut d’abord mentale, mais une révolution à parachever.
La cacophonie régnant au pays avec ses mensonges, propos iniques et désinformation, doit se résoudre en signe de vie, préférable au silence des cimetières d’hier. Il importe juste d’agir pour le vivre-ensemble dans un État de droit et une société de libertés. C’est-ce qui stoppera la dévastation d’une diplomatie en perdition et la destruction méthodique du pays.
Pro patria
La crise en Tunisie est morale et politique opposant la vertu à la corruption. Or, comme le peuple de nos jours est à l’image de ses dirigeants, sa vertu est en train de se perdre sous l’effet du mauvais exemple de responsables irresponsables, sinon corrompus. Sauver le pays en grand péril c’est renouer avec cette vertu qui est la «virtu » ou hommerie des anciens, le Tunisien la tenant de ses traditions imprégnées de spiritualité musulmane. On la nommait foutouwwa aussi bien des temps préislamiques que chez les soufis, une noblesse que résume l’esprit de chevalerie. Il ne s’agit donc pas de la religiosité des intégristes et les pratiques de la dictature s’y sont particulièrement attaquées.
Or, ces dernières sont toujours enracinées chez les responsables comme un trait obligé dont ils s’affublent en preuve de responsabilité, manifestation de ce mythe du prestige de l’État qui n’a de sens qu’après le prestige préalable du peuple. Fait de hauteur et d’arrogance, un tel trait est voulu synonyme d’autorité, telles ces voitures de luxe partout recherchées par les responsables publics. De telles dérives dureront tant que la légalité restera trouée d’illégalités auxquelles même les démocraties avérées n’échappent pas. La différence est que nos lois sont illégales et on tient à les garder alors que dans ce cadre d’illégalité, instances, indépendances et structures de bonne gouvernance ne peuvent se libérer des intérêts idéologiques.
Plus que jamais, l’éthique doit être placée au cœur de la politique. D’autant que certains, en sentant l’impératif, détournent l’esprit moral par un recours éhonté à la religion mal comprise, tablant sur la place de la religion chez les Tunisiens, bien qu’elle ne soit que sous forme de spiritualité. On s’en prévaut, quitte à simuler et dissimuler ; mais cela ne trompe plus!
N’insultons donc pas l’avenir et tablons sur l’intelligence du Tunisien. Outre la vision éthique du président de la République qui se veut au-dessus des turpitudes des uns et des autres, la direction actuelle du Département, composée de deux connaisseurs de la maison affichant manifestement les valeurs éthiques nécessaires en ces temps troubles, a la lourde mission d’apurer le ministère de toutes les injustices, anciennes comme nouvelles, afin que les affaires étrangères chez nous et plus qu’ailleurs ne soient plus que ces affaires étranges. Ils doivent savoir que les bonnes volontés ne manquent pas dans le pays et qu’il doit bien en rester parmi les agents actuels du ministère comme chez ceux qui l’ont quitté ou en ont été radiés.
Je fus de ces derniers et cela ne m’a jamais retenu de continuer à servir mon pays comme je le faisais, le prolongeant par une sorte de diplomatie informelle. Il me souvient, lors de mon passage écourté à l’ambassade, d’avoir révolutionné le travail de conseil social, servant comme jamais, de l’avis général, les intérêts de nos ressortissants. Les autorités françaises ont gardé aussi en mémoire la manière dont j’ai mis en échec leur offensive pour amener déjà la Tunisie à conclure un accord de réadmission afin de ne plus avoir de difficultés d’obtention de laissez-passer au détriment des intérêts de nos ressortissants. La parade imparable a été de proposer un contre-projet d’accord liant la réadmission à l’entrée libre en France. J’ai aussi rationalisé la procédure de délivrance de laissez-passer, examinant le cas des expulsés un à un afin qu’il n’y ait pas d’atteinte à leurs droits. Ainsi ai-je instauré une pratique d’audience préalable du rapatrié le cas échéant. Avec le contre-projet, ce fut la première fois que la Tunisie demande d’une manière officielle la levée du visa pour ses ressortissants. Or, il est honteux que l’on n’ose pas encore réclamer la transformation du visa actuel en visa biométrique de circulation, bien respectueux des réquisits sécuritaires et du droit à circuler librement qu’on ne peut plus ignorer avec la multiplication des drames en Méditerranée.
À un tel investissement, de nos jours, la majorité des diplomates n’est pas prête, du fait de l’aggravation des injustices et du reflux du sens patriotique autorisant les sacrifices ; elle est plus attentive à la forme qu’au fond, plus soigneuse de la vêture, attentive aux privilèges et immunités. Ce qui est au diapason du zeitgeist bien plus matérialiste qu’avant et donc moins idéaliste. Cela traduit la crise de confiance du peuple en ses dirigeants, et même les mieux intentionnés ne sont plus en mesure de se motiver alors qu’ils y arrivaient sous la dictature honnie. Chez eux aussi, la loi est celle de la majorité, le service minimal primant afin de ne pas avoir de problèmes, ne serait-ce qu’en faisant de l’ombre aux responsables se souciant comme d’une guigne de leurs devoirs.
Si pareille vision désincarnée n’est pas nouvelle, elle est devenue envahissante et hégémonique. C’est à son aboutissement qu’on assiste avec la sortie à la retraite des ultimes vestiges d’un passé de résistance, «les derniers des Mohicans » de l’Administration tunisienne faisant merveille de peu de moyens, aujourd’hui dilapidés. Pourtant, dans un environnement de moins de libertés, une politique judicieuse des moyens limités n’était pas impossible et se révélait profitable ; aussi doit-elle être encore possible dans un environnement plus libre, même juste pratiquée par quelques compétences. Faut-il qu’elles soient motivées ! Mais elles ne le sont plus, le mot d’ordre dans le pays étant au désenchantement. Il faut avoir la foi chevillée au corps pour se retrouver, quasiment esseulé, à continuer à espérer agir pour ce pays à la dérive, être utile à son peuple. Ce peuple qu’on prétend servir, mais à qui on n’ose pas, ou si peu, rarement même, adresser le cri du cœur du militant dont je porte le prénom : « Peuple, que je t’aime !»