Les partis rivalisent de promesses de campagne. Mais trois de ces formations politiques ont déjà gouverné pendant presque trois années consécutives et sont devenues normalement fortes de l’expérience de l’exercice du pouvoir et ont pris a priori conscience des difficultés et des défis que traverse le pays. Dans cette perspective, nous allons tenter de nous focaliser sur le bilan en matière de sécurité nationale. Alors que la Tunisie s’engage davantage dans son processus démocratique, quels sont les défis sécuritaires actuels auxquels elle est confrontée ? Les programmes des partis politiques de la coalition (Troïka) répondent-ils aux défis du combat à mener contre le terrorisme ? Son programme électoral concernant les questions sécuritaires est-il en contradiction avec la politique menée par ces mêmes partis pendant presque trois années (2011-2014) ?
Les défis sécuritaires actuels pour la Tunisie
En tête de liste des priorités de la majorité des partis politiques, figure sans doute la question de la sécurité nationale et le combat contre le terrorisme. A priori, cette dernière question est d’une brûlante actualité. Elle est mobilisatrice pour les politiques, la société civile, les médias ainsi que pour toutes les composantes du peuple tunisien. Avec l’installation d’un noyau d’EIIL (dénommé DAECH) à Derna en Libye, les menaces pour notre sécurité nationale sont quasiment imminentes, sans compter les menaces intérieures.
Quand on compare la situation en Libye, au Yémen, en Syrie et même en Égypte, qui vivent des processus révolutionnaires tronqués et inaccomplis, la Tunisie est presque le seul pays à s’engager dans un processus démocratique civil et parlementaire. Le dialogue national est aussi un autre bon exemple qui a réussi à faire sortir la Tunisie d’une impasse politique, alors que d’autres pays ont presque sombré dans des luttes armées internes.
Cette unique expérience dans le monde arabe est visée. Le processus tunisien, en dépit des critiques, est salutaire à bien des égards, mais peut toutefois être obéré par la menace du terrorisme national voire international. Il faut dire qu’après les assassinats politiques de Chokri Belaïd et Mohammed Brahmi, la frontière tuniso-algérienne et quelques terroirs du centre et du sud sont devenus des fiefs des groupes terroristes. Les années 2013 et 2014 ont été cauchemardesques en Tunisie, car on a dénombré plus d’une vingtaine d’attentats terroristes qui ont nuit au plus haut point à la sécurité nationale.
Dans la dernière ligne droite qui mène aux élections parlementaires et présidentielle, la Tunisie est regardée par le monde entier comme étant un chantier en pleine effervescence qui commence à entrevoir une véritable voie vers la démocratie en opérant pour la deuxième fois, après janvier 2011, des élections démocratiques et que l’on souhaite transparentes. Chafik Sarsar, président de l’ISIE, avait raison de considérer la sécurité du processus électoral comme une priorité absolue : «depuis le mois de Ramadan, le pays est victime d’actes terroristes», déclare-t-il, en ajoutant que «plusieurs pays veulent déstabiliser le modèle démocratique tunisien». Il a affirmé que les unités sécuritaires ont mis en échec plusieurs opérations de trafic d’armes et d’équipements destinés à l’exécution d’actes terroristes visant les prochaines échéances électorales.
Le slogan brandi presque par tous les partis consiste à vouloir protéger la Tunisie des dangers intérieurs et extérieurs ; mais est-ce que ces slogans se traduisent par une véritable vision pratique ? Il sera question ici de revisiter quelques autres partis et leurs programmes électoraux et voir dans quelle mesure leurs campagnes électorales répondent à l’urgence de la sécurité nationale.
Ennahdha, Ettakatol et le CPR
Quoi de neuf chez Ennahdha ?
Principal parti qui a raflé le plus grand nombre d’électeurs en octobre 2011, le parti Ennahdha présente son programme électoral, il est normalement mû par une expérience et une véritable connaissance du terrain. À croire que ce parti a tiré des constats et conclusions que va-t-il présenter aux électeurs tunisiens ?
Le 23 septembre dernier, le parti islamiste a présenté officiellement son programme électoral pour les législatives du 26 octobre 2014 tout en s’abstenant de présenter un candidat à la présidentielle. Les enjeux pour ce parti, qui a une large assise populaire, sont cette fois-ci de taille, car les élus vont gouverner réellement pour les cinq années à venir ; on n’est donc plus dans le provisoire. Nous ne reviendrons pas sur les détails du programme, mais nous allons focaliser notre analyse sur le volet sécuritaire qui est une question primordiale pour les Tunisiens et à propos duquel le parti Ennahdha a été taxé de relâchement, voire de complicité selon ses opposants.
Bien que le slogan qui caractérise toute la campagne d’Ennahdha est «Vers une économie ascendante et un pays pacifié», on ne retrouve le programme sécuritaire que vers la fin : page 45 des soixante pages que contient le programme (format pdf.)
Au-delà des slogans généralistes auquel tout parti politique adhère, Ennahdha propose une série de mesures afin de rétablir la sécurité en Tunisie et que le programme énumère comme suit.
— S’appuyer sur une approche sécuritaire et judiciaire fondée sur les principes d’une coordination régionale et internationale tout en permettant à nos forces de sécurité d’acquérir le matériel et la technologie nécessaire pour combattre le fléau du terrorisme.
— Donner les plus hauts signes de distinctions à tous ceux qui sont morts pour la Patrie et s’occuper de leurs familles (le mot martyr n’est pas employé) ;
— Démanteler toute l’infrastructure terroriste du point de vue logistique et financier ;
— Créer une justice spécialisée pour les affaires terroristes et renforcer les peines contre ces crimes.
En deuxième axe fondamental du programme il y a une focalisation sur l’aspect culturel du phénomène terroriste. Ennahdha prône de s’adresser aux enfants dès le plus jeune âge et de leurs inculquer les véritables valeurs de l’Islam, loin de l’instrumentalisation de la religion par des groupes terroristes.
La création d’un pôle sécuritaire de renseignements et d’un un autre, militaire, spécialisés dans la lutte antiterroriste.
Le programme passe ensuite à la contrebande. Le programme électoral pour la question sécuritaire peut être condensé en une seule page.
Qu’en est-il du programme du CPR et d’Ettakatol ?
Sur la question de la sécurité et de la défense nationale, le CPR ne dispose quasiment que de l’argument des lacunes en équipements et du renforcement matériel des forces de sécurité et de l’armée. Pour les renseignements, il propose une simple centralisation. Le parti propose que la police et l’armée travaillent d’arrache-pied afin de lutter contre les crimes particulièrement ceux à caractère terroriste.
Khalil Zaouia, porte-parole d’Ettakatol, avait déclaré que le programme du parti a été élaboré compte tenu de la participation de son parti au pouvoir, ce qui revient à dire qu’il sera pragmatique et réaliste ; que propose-t-il alors sur cette question ô combien épineuse de la sécurité nationale ?
«Notre programme vise à construire un État démocratique pour tout le monde… nous nous engageons à asseoir un modèle de développement juste et cohérent qui se base sur la valeur du travail et de la citoyenneté et une société basée sur les libertés individuelles», a déclaré Zaouia. Au demeurant, il prône d’une façon platonique la protection des libertés publiques en adoptant des lois qui seront cohérentes avec la Constitution (ce qui va sans le dire pour tout parti.)
Lors de mon écoute comme expert du parti, le 11 octobre dernier, je n’ai pas pu dégager chez mes interlocuteurs d’Ettakatol de véritable programme. On a étalé un constat du phénomène terroriste et, tout comme chez Ennahdha et le CPR, tout est fondé à l’appui matériel et moral des forces de sécurité et de l’armée. Quand on a demandé les modalités pratiques et la faisabilité des réformes suggérées, les réponses snt restées évasives, car tout se fera de concert et tout est reporté au nouveau gouvernement élu.
Nous pensons que la question de la sécurité nationale n’est pas abordée sérieusement, de peur de toucher à la susceptibilité de plusieurs partis politiques, de la société civile et surtout des deux corps : la police et l’armée.
Les autres partis
en course proposent-ils mieux ?
Nidaa Tounes dit s’engager pleinement dans la lutte contre le terrorisme en allant aux sources même du phénomène. Il appelle de ses vœux à ce que les ressources, aussi bien humaines que matérielles, soient mobilisées au profit de l’armée et des forces de sécurité et que la priorité aille au budget.
Déficit de communication
Une campagne électorale qui, au fond, est une bataille politique se gagne tout d’abord par la communication, par l’information et le contact avec les citoyens grâce à des moyens multiformes que l’on appelle souvent «communication». On assiste bien entendu à des parades, meetings, défilés de voitures brandissant les drapeaux des partis, mais le programme doit être avant tout lu et connu de tous ; est-ce le cas ?
Si le parti Ennahdha avait engagé dès les premiers jours de la campagne le recours au moyen le plus répandu, c’est-à-dire le net, en mettant son programme électoral en ligne, le CPR et Ettakatol ne l’ont pas fait. J’ai vainement cherché trace de la campagne électorale des deux partis, mais en vain ! Mis à part un fascicule d’Ettakattol en version papier diffusé de la main en main, le programme dans ses détails ne figure quasiment pas sur le net.
Des programmes qui n’apportent quasiment rien de nouveau
En lisant les programmes des partis qui ont gouverné —c’est-à-dire la Troïka —, notre déception a été grande quand on sait qu’ils sont tout de même en mesure de connaître toutes les difficultés et les défis que rencontre la Tunisie. Dans leurs programmes, ils en sont restés à des détails que n’importe quel esprit peu averti peut proposer. Les programmes prétendus sont des réponses-remèdes et non de véritables solutions qui se projettent dans l’avenir lointain. N’ont-ils pas pris conscience des véritables défis, à savoir la cohésion nationale et la sécurité nationale qui englobent de nombreux secteurs et des réformes substantielles qui doivent affecter la structure même de nos institutions sécuritaires et armée ?
Par ailleurs, on se demande pourquoi ces partis n’évoquent jamais un obstacle constitutionnel de taille susceptible de saboter toute réforme structurelle. Car quand on voit les prérogatives du futur président de la République, qui détient quasiment tous les pouvoirs en matière de sécurité nationale et militaire, on comprend aisément que le futur gouvernement verra ses prérogatives réduites à une peau de chagrin.
Tout parti fort d’une expérience du pouvoir se doit tout d’abord de dresser un bilan objectif et réaliste et puis, dans un second temps, de proposer une alternative au moins sur les cinq ans à venir. Or et comme toujours, le recours est combien facile de prétendre que c’est en raison du manque de moyens et de l’absence de culture religieuse que le terrorisme a fleuri. On dénote aussi et aisément l’absence de courage politique qui reviendrait à affirmer haut et fort que les choix historiques entrepris jusqu’à aujourd’hui concernant l’armée et le ministère de l’Intérieur sont obsolètes et qu’il faudrait procéder au plus vite à réformer structurellement nos institutions républicaines au niveau législatif puis dans la centralisation de l’information et la coordination réelle du maintien de la sécurité nationale. Nous avons longuement plaidé, dans les colonnes de Réalités, pour la mise sur pied d’une véritable agence de la sécurité nationale totalement indépendante des instances politiques, mais responsable devant les élus et que notre armée nationale soit professionnelle en devenant une armée de métiers. On n’a rien vu de tout cela dans les programmes des partis.
Pour mémoire
Si le phénomène terroriste a connu une ascension vertigineuse entre 2011 et 2014 c’est en raison des erreurs politiques monumentales commises dans l’euphorie d’un élan dit «révolutionnaire». Un bref rappel serait selon nous assez instructif. Il faudrait tout d’abord commencer par la plus grave erreur, la dissolution de la police politique et les antennes sécuritaires de nos ambassades à l’étranger. Farhat Rajhi, jugé sans vision, ni envergure, alors à la tête du ministère de l’Intérieur, avait contribué par ignorance à créer le vide. Non moins maladroite fut la décision de libérer tous les détenus politiques accusés de terrorisme sous Ben Ali. L’amnistie générale décrétée le 20 février 2011, sous Mohammed Ghannouchi, libéra plus de «1.200 salafistes, dont 300 ont combattu en Afghanistan, en Irak, au Yémen et en Somalie quittent la prison». Cette «lâchée» d’ex-djihadistes sans contrôle ni suivi, a réinjecté du sang neuf dans les mouvements de l’extrémisme religieux. Et des condamnés à 30 ans de prison furent aussi simplement amnistiés ; c’est dire à quel point des décisions politiques hasardeuses ont mené à cette dérive sécuritaire que nous vivons aujourd’hui! Toujours dans cette amnistie hasardeuse et parfois voulue, cette loi aurait concerné au total entre 10.000 et 12.000 personnes (dont plus de 4.500 ont été intégrées à la fonction publique.)
Dans une Tunisie nouvelle, les terroristes profitèrent alors pleinement de la liberté d’expression et d’organisation et, en peu de temps, ils réussirent à former de véritables milices de guerre ne manquant ni de moyens financiers ni de logistique. La couverture associative et caritative sert de vitrine à ces groupes pour tisser une toile de fond terroriste. De nombreux incidents disparates, des rapports de spécialistes et même des forces de sécurité avaient maintes fois mis en garde contre les dérives terroristes de ces groupes qui n’hésitent pas à faire usage de la violence physique et verbale afin de faire plier leurs adversaires à leurs vues. L’affaire de l’Ambassade des États-Unis et la fuite du chef d’Ansar Acharia, Seif Eddine Ben Hassine, dit «Abou Yadh», reste tout de même un cas typique de manque de volonté politique et parfois de complicité.
L’absence d’une vision stratégiqueet d’un véritable plan Marshall dans la campagne électorale des partis
La même remarque est dirigée vers les partis parfois populaires, selon les sondages, comme Nida Tounes, Al Joumhouri, l’Alliance Démocratique et d’autres. Où peut-on entrevoir dans le programme de ces partis une nouvelle vision et stratégie pour propulser notre sécurité nationale ? Car généralement quand les partis abordent aujourd’hui le terme sécurité ils l’identifient tout simplement à la lutte contre les groupes armés, ce qui est tout à fait réducteur. Car les défis sécuritaires, de nos jours, dépassent largement les menaces terroristes pour déboucher sur d’autres menaces parfois plus dangereuses telles que les épidémies, la sécurité alimentaire, la culture et l’enseignement. Cette vision stratégique qu’il est convenu de dénommer «sécurité globale» reste toutefois floue et les partis s’éparpillent sur plusieurs réformes dans divers ministères alors que cette vision nécessite de centraliser les efforts et de créer une véritable coordination entre les ministères.
La doctrine sécuritaire doit absolument changer
Nous rappelons ici que des régions entières en Tunisie sont toujours hors de contrôle de l’État et c’est une question qui remonte depuis des siècles. Les insurrections des tribus qualifiées d’insoumises à commencer par Ouled Saïd en 1864, puis la tribu des Frechih en 1906, les Ouederna en 1915-1916, les M’razigs en 1944 et surtout pendant la révolution armée de 1952-1954. Ces terroirs d’insoumission ont été nourris par une marginalisation politique, économique et sociale pendant toute l’ère de l’indépendance. Les régions côtières et balnéaires sont devenues des pôles d’attraction, bien que les ressources de l’État tunisien, à savoir les phosphates, proviennent en grande partie des régions défavorisées. Le bassin minier, la région de Gafsa constitue ainsi dans l’imaginaire collectif un bastion d’opposition contre l’État. Sidi Bouzid et ses environs et toute la région du nord-ouest limitrophe de la frontière algérienne ont constitué quasiment des zones de non-droit. Il n’est pas étonnant que les meetings d’Ansar Acharia brandissant le drapeau noir sur les hauteurs des mosquées soient organisés dans ces villages où ils bénéficient d’un appui des habitants locaux.
En guise de conclusion
Les partis dans la course aux sièges du futur Parlement doivent impérativement proposer des solutions radicales et d’envergure pour la sécurité nationale qui est et doit être l’objet d’un débat public. Des réponses claires et précises sur les questions suivantes sont attendues :
— Comment faire dans la pratique pour que nos forces de sécurité travaillent dans un esprit purement républicain tout en respectant les lois en vigueur et les Droits de l’Homme ?
— Quelle doctrine avons-nous pour notre sécurité nationale globale qui inclut la dimension à la fois politique, économique, sociale, éducative et culturelle ?
Fayçal.Cherif