The King

Le combat mené par les réformistes contre le régionalisme n’exclut pas la relation établie entre la région et la personne d’exception. Âm Hamda Errafrafi, le roi des pêcheurs à l’épervier, vient attraper la femelle du mulet sur la plage étalée entre Hammam-Lif et Saint-Germain où je suis né.
Je l’accompagnai. Dès son arrivée, les autres pêcheurs déposent, à terre, leur engin et disent : « Avec âm Hamda, il est inutile de chercher à rivaliser ». Âm Hamda, trapu, musclé, voit, le premier, le mulet foncer vers lui, sans jamais le rater, même par mer agitée.
Un peu jaloux, les autres admiraient les prouesses du champion inégalé.
A l’époque où le mâle, surexcité, féconde la femelle, tout pêcheur attache celle-ci à une ficelle et la remet, aussitôt, à flots. Le bouri mâle, si malaisé à coincer, arrive près de la belle, se colle à elle et arrose les œufs de laitance pour les féconder. Il se laisse alors attraper sans difficulté. Le manège peut durer toute la journée et une partie de la nuit. Il faut être au moins deux pour opérer. L’un pêche et l’autre, à vélo, emmène les prises, bien fraîches, au marché.
Après deux semaines et une appréciable quantité de poissons écoulée, son associé tend à âm Hamda une somme dérisoire d’argent, sans commune mesure avec le fifty-fifty convenu au début. Le floué détourne le visage, rejette la tromperie et me dit, une fois l’autre parti : « Je n’ai pas réagi devant lui pour garder ma dignité mais, après, deux larmes ont jailli ».
Comment interpréter ces données ? D’un côté l’irrégulier, de l’autre la dignité. Parmi les multiples champs sociaux, des centaines de leaders locaux, tel Hamda Errafrafi, prospèrent au pays du combattant exemplaire.
Le temps, impitoyable, estompe le profil et le visage de ces personnages incomparables.
Par chance, leurs contemporains, encore vivants, gardent, encore, le souvenir de performances nimbées d’excellence.
Les prouesses de ces personnes anonymes lèguent un enseignement à la fois banal et capital. De coutume, nous avons le tort d’attribuer tout le mal à l’ancienne société pour inscrire tout le bien à l’actif de la modernité. Cependant, pareille simplification occulte une confusion. Les aberrations sociales de l’ancienne société n’excluent guère les aptitudes professionnelles d’individus exceptionnels. Car, jadis, n’existait pas que le patriarcat. Riffat Hassan vitupère, à juste titre, celui-ci : « Je suis originaire du Pakistan où le taux d’alphabétisation des femmes rurales tourne autour de 3%.
Et je crois que dans les centres urbains, ce taux est d’environ 15%, ce qui est un chiffre vraiment bas. Cet analphabétisme signifie que les femmes sont coupées de tous les progrès réalisés dans le monde parce qu’elles ne peuvent ni lire, ni écrire. Dans l’ensemble, la période actuelle est très difficile pour les femmes musulmanes car les musulmans désirent obtenir d’un côté les fruits du monde moderne tels que la technologie, la science et l’industrie, mais d’un autre côté, ils veulent préserver jalousement leurs propres traditions et sont, à plus d’un titre, très conservateurs ». Surtout pour les enturbannés, ces passionnés pour l’ainsi nommée « complémentarité ». Il s’agit d’empocher, outre l’argent public, à la fois les avantages de la tradition coranique et de la modernité politique.
Ainsi, le MTI prend appui sur la religion pour gravir les marches du palais convoité.
Pour Riffat Hassan, les dispositions inculquées par une fausse interprétation du Coran seraient au principe de l’inégalité imposée à la féminité : « Ces hypothèse sont le récit de la création d’Eve à partir d’une côte d’Adam, ce qui fait d’elle un être secondaire et subalterne, l’affirmation que par sa faute, Adam a été chassé du jardin d’Eden… Le Coran ne dit absolument rien d’Eve et ne parle pas de la création de la femme à partir de l’homme. Il parle de la création de l’être humain avec des termes complètement égalitaires. Et pourtant, la majorité des musulmans croit au récit de la Genèse ». Une idée inculquée à la majorité fonde l’édification de la collectivité.
Voilà pourquoi importe, au plus haut point, la guerre des convictions. Le 14 mars 1957 débute le tournage du film « Goha » dirigé par Jacques Baralier. C’était le premier film après l’indépendance.
Claudia Cardinale figure parmi les acteurs de ce long métrage inspiré par « un conte oriental singulier ». Le prédicateur à la grande mosquée de Kairouan organise une manifestation contre la profanation du lieu sacré par les cinéastes étrangers. Bourguiba éloigne cet imam de Kairouan et Ennahdha au pouvoir le replace à sa place. La guerre des signes oppose l’État civil au Califat valorisé par les enturbannés. Revenons au champion et aux poissons.
Tout comme Hamda Errafrafi, bien des leaders anonymes prospèrent au pays du combattant sublime. Ils agissent au niveau local et Bourguiba opère à l’échelle nationale. Passionné, il demeure perché au sommet de la notoriété. Revenons à la relation édifiée entre l’homme, l’argent et le poisson.
Les deux associés renvoient à deux formes de socialisation. L’un colporte les normes de l’ancien milieu coutumier où l’homme détient la priorité, l’autre, issu de l’espace mercantilisé, illustre la perversion par l’argent. Comment ces deux profils sont-ils possibles au même instant ? L’interrogation, superficielle et banale, cligne vers une observation fondamentale.

Le temps chronologique diffère de la temporalité sociologique. Pour cette raison, tradition et modernisation combinent à la fois leur succession et leur cohabitation.

Ce mélange des genres, ancien et nouveau, surprend le flux et le reflux du temps.

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