Par Hélé Béji 1
L’an dernier, quelques semaines après le coup de théâtre du 25 juillet 2021, je tentais de démêler avec quelques amis l’inquiétude que provoquait en moi cet événement soudain. Volte-face ? Contre-révolution ? Sur-révolution ? Coup d’Etat ? Restauration ? Régression démocratique ? Ce n’était pas la première fois que, dans les retombées d’une révolution, survenaient des contrecoups surprenants. Je présentais donc à mes amis quelques épisodes tirés de l’histoire des autres qui, par quelque ressemblance, pouvaient nous éclairer sur la nôtre.
Le premier exemple que je donnais fut celui de Napoléon Bonaparte, dix ans après la Révolution de 1789. Le général Bonaparte, fort d’une campagne militaire populaire, fomente un coup d’Etat, le fameux 18 brumaire. Le gouvernement d’alors, le Directoire, mécontentait tout le monde. Il était accusé de trahison, de corruption, d’égoïsmes sordides, de désordres factieux (aujourd’hui on dirait « lobbies »), d’oppression des citoyens en vue d’affamer un peuple ruiné. L’opinion publique était « fatiguée du joug des avocats, qui perdaient la République ». « Jetons les avocats à la rivière ! », criait le général Lefevre.
Bonaparte décide de se débarrasser du Directoire, en prétextant un péril imminent organisé par les Jacobins contre la Constitution, ou encore un complot contre la République ourdi par des brigands payés par l’Angleterre. Il organise la mise en scène d’une tentative d’assassinat contre lui-même, dont il incrimine la Chambre des représentants. Sur ses ordres, la troupe des grenadiers envahit l’Assemblée nationale. Les députés sont dispersés, les Jacobins emprisonnés, le Directoire tombe. Bonaparte prend le pouvoir et s’érige en Premier Consul. En trois semaines, il rédige une nouvelle constitution taillée à sa mesure, tout en jurant de vouloir sauver la République. En réalité, c’était la fin de la République de l’an III, et la voie ouverte à l’ascension du futur empereur, Napoléon 1er.
Le scénario est assez classique. L’échec des libertés révolutionnaires entraîne par retour du pendule le rejet de ces mêmes libertés, et l’allégeance collective à l’emprise d’un homme fort sur un peuple démoralisé.
Autre exemple. Dans les années trente du XXe siècle, la démocratie italienne était en crise. Survient un chef providentiel, Mussolini, armé d’une idéologie révolutionnaire. Il dénonce le système parlementaire comme « putride », stade extrême de la corruption. Il dissout les partis et instaure un rapport de vassalité direct avec le peuple. Sa propagande mobilise l’énergie plébéienne de ses milices, les fameux « faisceaux » en référence à la Rome antique (d’où le mot fasciste). Il endoctrine les jeunes, les déclassés, les classes moyennes frustrées, enivrés de logomachie et de slogans. Il ne gouverne pas par des idées mais par des mythes. Sa popularité s’accroît de sa vision de « l’homme nouveau ». Il rallie les socialistes, les syndicalistes, les républicains, les anarchistes, les intellectuels, tous confondus dans une même idolâtrie du chef.
Mussolini au départ était un socialiste, et c’est l’appel aux aspirations des masses qui a fait son succès. L’historien du fascisme italien, Renzo de Felice, voit dans l’ascendance de gauche de la doctrine fasciste son trait dominant. Le triomphe du fascisme italien ne tenait pas simplement à l’ambition d’un homme fort qui aurait extorqué, par ruse ou par violence, la soumission de peuples apeurés et faibles. Non, le pouvoir du Duce s’était bâti avec le consentement des masses, grâce à leur adhésion enthousiaste. La participation intime de la conscience populaire à un régime autoritaire traduit un attrait de la force qui rend ce régime soudainement plaisant au peuple.
Je crois qu’il s’est passé quelque chose de ce genre le 25 juillet 2021. C’est comme si les Tunisiens, fatigués des embarras de la démocratie depuis dix ans, étaient soulagés de saisir cette occasion pour se délivrer du fardeau de la liberté, et s’en remettre à une volonté extérieure à la leur, celle d’un homme tout-puissant qui dirigera et décidera à leur place. Ils ont approuvé l’arrêt du processus démocratique. Dans le climat d’incertitude créé par l’institution difficile de la liberté, on voit ressurgir les vieux démons de domination qui en fait n’ont pas disparu.
La troisième comparaison me renvoie au temps de la Renaissance européenne à Florence. Il était apparu alors un personnage énigmatique et austère, Savonarole, un moine dominicain qui se présentait comme le sauveur de la ville, envoyé du ciel afin d’abolir la corruption des Médicis. Il refusait de dialoguer avec le pape Borgia, accusé d’avoir acheté les voix des cardinaux pour se faire élire. Il envoûtait les citoyens par la véhémence de ses sermons. On le surnommait le « prêcheur des désespérés ». Il admonestait la ville du haut de sa chaire en la menaçant de l’imminence du châtiment. Son obsession était l’ordre moral chrétien. Il tempêtait contre le chaos, la mauvaise gestion, l’usure, les marchands, les humanistes, les scélérats, la dépravation, le mal. Ses harangues étaient des anathèmes. Il ne parlait pas, il dictait. Il gouvernait par la « dictature de la voix », rapportent les historiens. Il voulait purifier les mœurs jusqu’à faire de Florence une République de la vertu, la cité de Dieu sur terre. Il organisait des autodafés où les citoyens offraient leurs objets de luxe, tableaux, bijoux, vêtements, livres récoltés dans les maisons par des milices de jeunes et d’enfants exaltés qui les brûlaient dans un grand bûcher, acclamés par la foule, le fameux « bûcher des vanités ».
Savonarole dirigea Florence par ses prêches ténébreux durant quatre ans dans un climat d’épouvante. Il voulait instaurer une « théocratie populaire ». Les uns le voyaient comme un saint, les autres comme un « fauteur de troubles » (Erasme). Machiavel dénonçait ses « menteries ». Michel-Ange s’enfuit de la cité pour échapper à son puritanisme mystique. A la fin, le peuple se lassa de ses outrances, le pape finit par avoir raison de lui en l’excommuniant, il fut jugé dans un procès retentissant et condamné à mort. Son corps fut brûlé par ce même peuple qui l’avait adoré comme un dieu, et qui jeta ses cendres dans le fleuve Arno comme un renégat.
Ces trois épisodes de l’histoire européenne, bien qu’ayant certains aspects éloignés du nôtre, ont un point commun avec nous, la dévotion populaire envers une figure autoritaire, suscitée dans les moments d’angoisse et de désarroi. Certes, chaque peuple porte en lui une étincelle de liberté, mais quand celle-ci se confond avec le tourment du malheur, l’engouement collectif pour un homme fort l’emporte sur toute autre considération.
Le philosophe allemand Adorno, réfugié aux Etats-Unis à la Seconde Guerre mondiale, s’est penché sur la fascination qu’un régime autoritaire pouvait exercer sur des millions de gens normaux. Dans une vaste enquête sociologique, il décrit les prédispositions morales qui rendent un individu réceptif à la propagande anti-démocratique, « potentiellement fasciste » dit-il, même dans une société démocratique. Il relève des signes distinctifs tels que le conformisme, la soumission, l’agressivité, la destructivité, le cynisme, la superstition, le refus d’introspection, la tendance au dénigrement d’autrui, le ressentiment. Ces traits dessinent le profil de ce qu’Adorno appelle « la personnalité autoritaire ». La propension aux penchants antidémocratiques tient aux besoins sous-jacents de la personne, et non à l’idéologie. Ces penchants sont davantage liés aux structures mentales, aux mutilations personnelles des individus. Ils ne sont pas d’ordre idéologique, mais psychologique. La personnalité autoritaire n’est pas liée à une appartenance de classe, elle traverse de manière homogène toutes les couches de la société.
En rapportant cette analyse au 25 juillet, je me demande si le fond moral des Tunisiens, pour une grande part, n’a pas quelque affinité avec la « personnalité autoritaire » telle que nous la décrit Adorno. Quand les Tunisiens, par exemple, se réjouissent de la disparition d’Ennahdha de la scène publique, qu’ils montrent une hargne particulière à l’éliminer, à la persécuter, c’est peut-être leur inclination autoritariste qui se manifeste, et non leur « modernisme » comme ils le croient. Ils sont prêts à s’allier à un régime tyrannique pour faire tomber leurs adversaires.
Je suis frappée par l’absence de réaction humaniste des « modernes » aux brimades et aux injustices dont sont à nouveau victimes les personnalités d’Ennahdha, comme la dernière arrestation d’Ali Larayedh et d’autres dirigeants islamistes avant lui2. Hormis les vives réactions du Front du salut contre ce retour haïssable de la brutalité et de l’arbitraire, défendre la liberté de celui qui ne pense pas comme soi, autrement dit les « Droits de l’Homme », est un principe qui ne semble plus émouvoir grand monde dans la classe « éclairée », trahissant son intolérance. J’en suis effrayée. Les penchants inhumains qu’on avait cru guéris par la Révolution se sont donné libre cours depuis le 25 juillet 2021. Ils avaient déjà été fort tapageurs sous le casque parlementaire et le gilet pare-balles des « bourguibiens », insignes comiques de la force et de l’aversion profonde de certains progressistes pour la liberté. Quand un peuple se détourne en un jour de ce qu’il a bâti pendant dix ans, à savoir la liberté, il dévoile la persistance en lui de forces obscures qui deviennent actives et agressives par temps de crise, supplantant les mécanismes formels d’une démocratie naissante.
Mieux encore, l’illusion moderniste, qui consiste à voir dans le 25 juillet une occasion inespérée de se débarrasser, avec la défaite d’Ennahdha, du religieux en politique, fait un contresens majeur. L’allégeance du peuple à un président prophétique plutôt que politique est de l’ordre de la ferveur religieuse. C’est pourquoi je ne suis pas sûre que le terme de « populiste » qualifie correctement le mouvement du 25 juillet. Le messianisme présidentiel est plus proche d’une doctrine intégriste que d’une vision populiste. L’absolutisme moral est un intégrisme religieux. Ses appels au châtiment, ses homélies sur le feu ou le fer, ses prêches de juste ou de martyr, ses duels du vice et de la vertu, son courroux belliqueux, tout cela ressemble à un apostolat au service de la cité divine, plutôt que de la cité des hommes. Cela signe la fin de la séparation entre le religieux et l’Etat.
Aussi paradoxal que cela paraisse, c’est Ennahdha qui s’est séparé de la dictature du religieux, puisqu’il revendique la valeur civile de l’Etat par le respect de sa Constitution de 2014. Ennahdha s’est sécularisé, il s’est désacralisé, il s’est transformé en un parti profane comme les autres, tandis que Kaïs Saïd a endossé la fonction religieuse délaissée par les islamistes, augmentée d’une aura purificatrice. Certes, Ennahdha a été déchu de son piédestal, mais au moins, quels qu’aient été ses fautes ou ses manques, ses calculs et ses jeux de pouvoir semblables à toutes les manœuvres de la vie démocratique qui finissent par déprécier leurs auteurs, il a accepté le principe d’alternance, il l’a défendu, il a placé au fondement du contrat social la valeur pluraliste de la vie politique, par où s’exprime la diversité morale de ses concitoyens. La Constitution de 2014, votée par le consensus unanime des députés d’Ennahdha et des partis laïcs, pérennisait des gages de protection pour les libertés de conscience et les droits humains, que l’on croyait inviolables à l’avenir. Mais le retour d’un guide suprême a recouvert ces droits imprescriptibles sous le dogme d’une nouvelle prédication, détruisant la Constitution.
Les dernières élections parlementaires, avec leur taux de participation dérisoire, laissent penser que le peuple, par son abstention massive, a voulu sanctionner la nature despotique du nouveau régime. Je n’en suis pas sûre. Cette passivité, ce refus d’aller voter, peut signifier aussi le mépris, la répugnance que suscite désormais le geste électoral lui-même, et toute forme de consultation démocratique, désormais tenus pour vains, perçus comme une mystification révolutionnaire, une supercherie de la liberté quand elle ne donne pas les clés de la prospérité.
Le 25 juillet a marqué le réveil de désirs autoritaires qui ne se sont jamais éteints. La phobie de la démocratie, le vieux malheur d’indifférence, l’orthodoxie totalitaire, le parti unique, le culte autocrate n’ont cessé de nous hanter depuis l’Indépendance, ils ont repris possession de la société tunisienne. On les avait crus vaincus par la Révolution de 2011, mais on s’est trompé. Au vieux despotisme nationaliste, s’est ajouté le joug d’une nouvelle « théocratie populaire », qui abreuve de nébuleuses une société accablée d’insécurité, de privation et d’impuissance. Le désir primitif de s’abandonner à la volonté d’un seul, a révélé la « personnalité autoritaire » de tous.