Think tanks, prospective et transitions 

Le monde arabe traverse depuis quelques années une série de transitions et de changements d’une grande ampleur. Il s’agit probablement des plus importantes transformations que la région ait connues depuis la période postcoloniale et la construction de l’Etat national. Ces transformations et ces changements annoncent l’ouverture d’une nouvelle ère et les balbutiements d’un nouvel ordre politique.
La première grande transition est d’ordre politique avec la crise de l’autoritarisme et l’entrée dans l’ère des révolutions ou des transitions démocratiques. Et, si certains pays ont effectué des pas importants dans cette transition, d’autres sont encore prisonniers de l’ordre autoritaire hérité des luttes de libération nationale et du projet de modernisation autoritaire.
Parallèlement aux transitions politiques, il faut également mentionner l’essoufflement des modèles de développement rentiers hérités des indépendances. Les pays pétroliers n’ont pas réussi, en dépit des efforts de certains, à rompre avec cette dépendance avec la rente pétrolière et à construire des modèles de développement diversifiés et dynamiques. Les autres pays ont fait de l’industrie et de la diversification leur cheval de bataille contre le sous-développement. Mais, ils sont devenus très rapidement prisonniers d’une autre rente qui est celle des secteurs à faibles coûts de main-d’œuvre dans lesquels ils se sont spécialisés.
L’essoufflement de ces modèles de développement et l’incapacité des pouvoirs en place à opérer les transitions nécessaires ont été à l’origine de la fragilité des dynamiques de croissance. Cette fragilité sera renforcée avec les effets économiques de la pandémie de la Covid-19 qui ont été à l’origine d’une grande détérioration des grands équilibres macroéconomiques des différents pays.
Ces crises et ces transitions ont également touché le domaine social avec la montée du chômage, particulièrement celui des jeunes diplômés, la marginalisation sociale et l’accroissement des inégalités. Il faut également souligner la détérioration des grands secteurs sociaux, notamment l’éducation et la santé qui étaient au cœur du contrat social moderne mis en place par les Etats-postcoloniaux.
La plupart des pays arabes traversent des temps troubles et incertains. Ils se trouvent au milieu de grandes transitions et de transformations profondes sans que les pouvoirs en place soient en mesure d’ouvrir de nouvelles expériences historiques. Plusieurs essais ont cherché à comprendre les raisons et les causes de cet échec arabe et plusieurs hypothèses ont été avancées pour lui offrir des clefs de lecture.
Dans cette contribution, je mettrai l’accent sur une dimension qui n’a pas suscité un grand engouement dans les analyses de cet échec. Il s’agit de la question de la réflexion stratégique et de l’analyse prospective, et plus généralement des think tanks qui sont entrés dans une crise profonde depuis quelques années. Cet échec et la perte de sens dans les moments de transition dans les pays arabes trouvent également leurs origines dans le caractère anachronique des think tanks existants et leur tendance à reproduire des schémas totalement dépassés et incapables d’apporter des réponses nouvelles aux transitions en cours. Ces échecs appellent à la nécessité de construire une nouvelle génération capable de nous ouvrir de nouvelles voies et de nouveaux chemins à notre expérience historique.

La modernisation autoritaire et les think tanks dans le monde arabe
Les Etats postcoloniaux ont cherché depuis les premières années de l’indépendance à construire des institutions et tout un système de réflexion stratégique et de prospective dans la plupart des pays.
Ce système comprenait d’abord des institutions de statistiques aux niveaux sectoriel et global. Il s’agit d’une étape importante dans tout travail de prospective car il n’est pas possible de réfléchir l’avenir et d’élaborer des stratégies futures sans une analyse rigoureuse et précise des situations actuelles. Il est également important de donner des indicateurs chiffrés sur les objectifs futurs des stratégies à mettre en place.
Parallèlement aux départements des statistiques, les différents pays arabes ont structuré un système complet de recherche et de réflexion stratégique au niveau de tous les secteurs économiques, financiers et sociaux. Ces institutions ont été renforcées par une institution globale de planification stratégique qui a été élevée au rang de ministère pour montrer son intérêt stratégique dans la définition des stratégies de développement. Les ministères du plan ont élaboré et supervisé tous les plans de développement et les programmes stratégiques élaborés par les pays arabes jusqu’au milieu des années 80. En effet, à partir de cette date, la crise de la dette et l’intérêt accordé à la stabilisation macroéconomique et aux grands équilibres financiers de l’Etat par rapport à la prospective, ont réduit le rôle des ministères du Plan.
Ce système d’institutions de recherche et de réflexion prospective étatique a été renforcé par des institutions de recherche universitaire dont les travaux ont nourri la réflexion globale.
Ce système de réflexion stratégique postindépendance présentait quelques caractéristiques fondatrices. La première concerne la domination de l’Etat sur tout le système et son alignement sur les politiques publiques. Ces institutions n’ont pas cherché par conséquent à encourager la diversité des opinions et la pluralité des analyses en leur sein.
Par ailleurs, ce système de prospective avait une orientation verticale et les grandes orientations étaient prises au plus haut niveau de l’Etat et du centre politique et administratif. Le rôle des institutions de prospective et de réflexion se limitait à les traduire en politiques sans prendre le temps de les discuter et encore moins les questionner.
La troisième caractéristique de ce système de réflexion stratégique concerne l’absence de dimension participative et d’organisations de la société civile. L’échange et la discussion se limitaient aux échanges entre les représentants du pouvoir politique et de l’Administration.
Les caractéristiques du système de réflexion stratégique et de prospective des Etats indépendants dans le monde arabe sont l’héritière du système politique dominant et le résultat du projet de modernisation autoritaire mis en place. Ce système de prospective s’est inscrit dans le projet de l’Etat omnipotent et le parti unique. L’objectif de cette dynamique et de ces institutions est de produire le récit de l’Etat postcolonial et de construire une vision unique et un projet uniforme de l’avenir. Ces institutions étaient par conséquent du point de vue méthodologique en parfaite cohérence avec le projet de modernisation autoritaire.
Ces institutions ont tout de même réussi dans une large mesure à structurer les visions et les projets d’avenir qui ont permis aux Etats postcoloniaux de construire leurs projets de modernisation et de réaliser des pas importants sur cette voie.
Pour comprendre les raisons de ce succès, on peut évoquer deux éléments essentiels. Le premier concerne la grande légitimité dont disposait le projet politique de l’Etat national dans les premières années des indépendances et qui lui a permis de mettre en place le projet de modernisation politique, économique et sociale.
Le second élément concerne l’ordre global et local qui a été marqué par une grande stabilité qui a facilité le travail de prospective et de réflexion stratégique.
Mais, ce contexte va changer de manière radicale, ce qui va entraîner l’essoufflement et la grande crise de la première génération de think tanks et du centre de réflexions stratégiques dans l’ensemble des pays arabes.

Pour une nouvelle génération de think tanks
Pour comprendre la crise de la première génération de think tanks dans le monde arabe et au Maghreb, il faut évoquer deux éléments essentiels. Le premier élément est d’ordre politique et concerne la crise de l’Etat autoritaire et notre entrée dans une nouvelle ère politique marquée par les grandes transitions politiques et démocratiques dans la plupart des pays du monde et plus récemment dans le monde arabe avec la fin du despotisme oriental.
Le second élément derrière l’essoufflement de cette première génération de think tanks est lié à l’entrée de notre monde dans une nouvelle ère de grandes transformations dans les différents domaines, économique, politique, technologique et social et la fin de l’ère des grandes stabilités. Ces transitions ont été à l’origine de grandes incertitudes qui rendent la prospective et la réflexion stratégique plus complexes et difficiles.
Ces transformations exigent l’avènement d’une seconde génération de think tanks et d’institutions de réflexions stratégiques afin de mieux scruter l’avenir et de tracer les voies pour relever les défis.
La nouvelle génération de think tanks doit se reposer sur quatre principes fondateurs. Le premier principe est le pluralisme et la diversité dans la mesure où il est nécessaire aujourd’hui pour saisir et comprendre la pluralité du réel de sortir des pensées uniques. Le second principe concerne la nécessité de mettre fin à l’hégémonie et à la domination de l’Etat sur les think tanks et de donner la possibilité aux partis politiques, aux organisations sociales et aux organisations de la société civile de créer leurs propres think tanks. Le troisième principe est relatif à la sortie de la conception verticale et l’entrée dans une démarche horizontale qui favorise les échanges et les débats entre les différentes composantes sociales. Le quatrième principe est lié à une plus grande participation citoyenne dans les projets et les grandes visions d’avenir.
Le monde arabe, particulièrement les pays du Maghreb, traverse depuis l’ère des révolutions du printemps arabe une grande ère de transitions et de transformations. Ces crises, ces incertitudes et ces transitions exigent l’apparition d’une nouvelle génération de think tanks capable de donner sens à cette ère de grandes transitions et d’élaborer les grands projets d’avenir afin de permettre à cette région d’entrer dans une nouvelle expérience historique. n

Related posts

Le danger et la désinvolture 

Changer de paradigmes

El Amra et Jebeniana