Tirer parti des nouvelles technologies et de l’IA pour contrer la hausse des prix

Par Dr Sami Ayari*

La Tunisie est confrontée à une crise persistante de hausse des prix alimentaires, aggravée par la prédominance de monopoles et d’oligopoles au sein de la chaîne d’approvisionnement agricole.
En juin 2024, les prix des denrées alimentaires ont encore augmenté de 0,4 % par rapport au mois précédent. L’indice des prix à la consommation (IPC) en Tunisie inclut une catégorie «Alimentation et boissons», qui mesure les variations des prix des produits essentiels tels que les céréales, viandes, fruits, légumes et produits laitiers, permettant ainsi de suivre les tendances inflationnistes.
Bien que les fluctuations des marchés internationaux et certains oligopolistes soient souvent mis en cause, la chaîne logistique alimentaire et agricole tunisienne souffre de problèmes structurels importants qui compromettent son efficacité, sa compétitivité et sa durabilité.
Le décret-loi n°2022-14, entré en vigueur le 21 mars 2022, vise à combattre la spéculation illégale en garantissant l’approvisionnement du marché et en régulant les circuits de distribution. Il qualifie comme spéculation illégale toute action de stockage ou de dissimulation de marchandises, quelle que soit leur origine ou leur mode de production, dans le but de créer une pénurie ou de perturber le marché, ainsi que toute manipulation délibérée des prix, directe ou indirecte, pour influencer les marchés.
Les dispositions de ce décret-loi s’appliquent aux personnes exerçant des activités économiques et prévoient des peines d’emprisonnement allant de 10 ans à la perpétuité, en fonction des circonstances, pour les actes de spéculation définis par la loi.
La question demeure : la législation et la fermeté suffiront-elles à combattre efficacement la spéculation sur les prix, notamment des produits alimentaires de première nécessité ?
La technologie, notamment l’intelligence artificielle (IA), peut jouer un rôle clé dans la lutte contre la spéculation des prix dans la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire. Ces outils offrent des solutions pour stabiliser le marché alimentaire tunisien en limitant les hausses de prix et en renforçant l’équité au sein de la chaîne d’approvisionnement.
Comment ces innovations peuvent-elles contribuer à réguler la spéculation des prix ? Quelles mesures peuvent être mises en place pour garantir une distribution équitable des ressources ?
Avant de nous pencher sur ces questions, il est essentiel de comprendre les principaux défis auxquels la chaîne logistique alimentaire et agricole en Tunisie est confrontée, et d’en dresser un état des lieux concis. Cette chaîne souffre de problèmes structurels majeurs qui affectent directement son efficacité, sa compétitivité et sa durabilité, avec des répercussions sur les prix. Les défis concernent à la fois les infrastructures, les pratiques logistiques, la gouvernance, ainsi que les aspects environnementaux et sociaux.
L’insuffisance des infrastructures freine le développement de la logistique en Tunisie. Le manque de routes et d’autoroutes modernes, notamment dans les zones rurales, complique l’acheminement des produits agricoles vers les centres de consommation, augmentant ainsi les coûts de transport et réduisant la compétitivité des produits locaux. Des infrastructures rurales adéquates sont cruciales pour permettre aux petits producteurs d’accéder aux marchés urbains. De plus, l’infrastructure portuaire, notamment au port de Sfax, n’est pas suffisamment développée, ce qui limite la rapidité et l’efficacité du traitement des marchandises. La connectivité ferroviaire reste également insuffisante, accentuant la dépendance au transport routier, plus coûteux et moins respectueux de l’environnement, et contribuant à l’alourdissement des coûts logistiques.
Le réseau ferroviaire s’est légèrement étendu au fil des décennies, mais il doit encore relever des défis liés à l’optimisation et à la modernisation de ses lignes, notamment dans la région sud dédiée au fret. La SNCFT est chargée de la gestion de 23 lignes qui totalisent 2 153 kilomètres. La section sud, qui compte 1 688 km de voies métriques, est principalement utilisée pour le transport de marchandises, tandis qu’en 1952, le réseau s’étendait sur 2 044 kilomètres.
Je suis allé consulter le site du ministère du Transport pour m’informer sur la stratégie logistique en Tunisie. Au-delà de son accessibilité aléatoire et de son design dépassé pour le web, à la différence de celui du ministère du Commerce d’ailleurs.
Il y a des problèmes de mise à jour et de communication concernant les projets pilotes en cours.
En effet, le ministère a adopté une stratégie globale de développement de la logistique à moyen et long terme, structurée autour de cinq axes principaux visant à moderniser l’infrastructure, les services, ainsi que le cadre réglementaire et institutionnel du secteur. Toutefois, en l’absence de communication sur l’état d’avancement des projets pilotes, j’ai décidé de me tourner vers Internet. Voici mes constatations concernant chaque projet pilote :

  • Nouveau Terminal à conteneurs au port de Radès, rien
  • Zone logistique à Radès (47 ha), rien
  • Zone logistique à Zarzis (200 ha) en cours de développement
  • Création en PPP d’un port en eaux profondes à Enfidha, en attente
  • Zone logistique attenante au port en eaux profondes, rien
  • Zones logistiques à proximité des aéroports, rien
  • Zones logistiques dans le domaine public ferroviaire, rien
  • Un réseau de plateformes logistiques couvrant tout le territoire tunisien à proximité des centres de consommation et de production et à la jonction des principaux axes de transport, rien
  • Agence tunisienne de maîtrise de la chaîne logistique (ATMCL), rien
  • Mise à niveau des prestataires de services logistiques, rien.

A vous d’en tirer les conclusions !
Le manque de silos et d’entrepôts adaptés entraîne des pertes importantes de produits, surtout pendant les périodes de récolte. Des infrastructures de stockage modernes permettraient de conserver les excédents, de réduire le gaspillage alimentaire et de réguler l’offre, contribuant ainsi à la stabilité des prix.
La congestion routière, notamment à Tunis, provoque des retards de livraison et augmente les coûts de transport. Le manque de technologies modernes accentue les inefficacités dans la gestion du trafic urbain. L’adoption de systèmes de transport intelligents, comme les feux adaptatifs et les plateformes de gestion, améliorerait la fluidité et réduirait les embouteillages.
Les défis logistiques incluent la lenteur des services administratifs, où les processus bureaucratiques freinent les opérations. La numérisation et l’automatisation des formalités douanières pourraient accélérer les flux logistiques. De plus, le manque de coordination entre les acteurs de la chaîne d’approvisionnement crée des inefficacités. Une meilleure collaboration entre producteurs, transporteurs et distributeurs permettrait d’optimiser les ressources et de réduire les coûts.
Le secteur souffre de faiblesses structurelles, notamment un manque de formation professionnelle, ce qui limite son efficacité. Les employés manquent souvent de compétences techniques.
Après ce bilan sur les défis et leurs impacts sur les prix alimentaires, revenons à notre sujet principal. Examinons maintenant comment ces innovations pourraient contribuer à réguler la spéculation des prix et répondre aux questions soulevées précédemment.

 Rétablir la transparence grâce à la traçabilité des produits
L’un des principaux outils de lutte contre le monopole dans la chaîne d’approvisionnement est la blockchain, une technologie qui peut garantir une traçabilité totale des produits alimentaires, de leur production à leur vente. La blockchain permet de créer un registre immuable où chaque étape de la chaîne d’approvisionnement est enregistrée et vérifiable, offrant une transparence qui peut dissuader les pratiques monopolistiques.
La blockchain est également utilisée pour garantir la sécurité et la transparence des données tout au long de la chaîne d’approvisionnement pour réduire les fraudes et le détournement de ces produits.
Dans un contexte où les grands acteurs peuvent manipuler l’information et fausser la concurrence, la blockchain offre une voie alternative. Les petits producteurs tunisiens, par exemple, peuvent utiliser cette technologie pour prouver la qualité et l’origine de leurs produits, les rendant ainsi plus compétitifs face aux grandes entreprises qui contrôlent actuellement les circuits de distribution. Cette transparence accrue pourrait inciter les consommateurs à privilégier des producteurs locaux, créant une demande indépendante des grands monopoles.
Exemple concret : un agriculteur tunisien pourrait utiliser une plateforme basée sur la blockchain pour enregistrer chaque étape de la production de ses fruits ou légumes, garantissant aux consommateurs que ses produits sont biologiques et conformes aux normes de qualité. Cela lui permettrait de concurrencer des géants du secteur en misant sur la confiance et la transparence.

 Améliorer l’efficacité logistique grâce à l’IA
L’un des défis majeurs des petits producteurs est la logistique : transport, stockage et distribution représentent des coûts importants, souvent plus facilement absorbés par les grandes entreprises. L’IA peut transformer cette situation en optimisant la gestion des stocks et les flux logistiques.
Les algorithmes de l’IA peuvent analyser les tendances de la demande, ajuster les prévisions de production et coordonner les différents acteurs de la chaîne d’approvisionnement pour réduire les coûts logistiques. Par exemple, en analysant les données historiques de vente, les systèmes de l’IA peuvent recommander des itinéraires de livraison plus efficaces ou des solutions de stockage adaptées aux volumes de production attendus. Cela permet aux petits producteurs de rester compétitifs, même face à des acteurs aux ressources plus importantes.
Exemple : un réseau de petits producteurs peut mutualiser ses efforts en utilisant une plateforme alimentée par l’IA qui optimise les itinéraires de livraison et partage les frais de transport, réduisant ainsi leur dépendance aux grands distributeurs qui dominent les circuits logistiques.

Accès direct au marché pour les petits producteurs
L’une des stratégies clés pour réduire la domination des monopoles est de permettre aux petits producteurs d’accéder directement au marché, sans dépendre des intermédiaires. Les plateformes numériques basées sur l’IA facilitent cette transition en créant des marketplaces où les agriculteurs peuvent vendre directement leurs produits aux consommateurs ou aux détaillants, contournant ainsi les grands distributeurs.
Ces plateformes peuvent également aider à valoriser la production locale en permettant une meilleure mise en relation entre l’offre et la demande. Par exemple, l’IA peut analyser les préférences des consommateurs et recommander des produits en fonction de leur comportement d’achat, renforçant ainsi l’attractivité des petits producteurs locaux.
Exemple : une plateforme e-commerce dédiée aux produits agricoles tunisiens, alimentée par l’IA, pourrait permettre aux agriculteurs de vendre directement leurs produits aux épiceries, restaurants et particuliers, sans passer par les grandes chaînes de distribution qui imposent souvent des marges élevées.

Surveillance des pratiques anticoncurrentielles et détection des abus
L’IA peut également être un outil puissant pour les autorités de régulation et les gouvernements dans la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles. Les algorithmes de l’IA peuvent analyser en temps réel des données issues du marché, telles que les fluctuations des prix, les variations des volumes d’approvisionnement ou encore les délais de livraison, pour identifier des comportements suspects pouvant indiquer des abus de position dominante, de la collusion ou des manipulations de prix orchestrées par les grands groupes.
En identifiant rapidement ces anomalies, l’IA permet de réagir avant que les distorsions ne créent de graves perturbations dans le marché. Cela pourrait empêcher certains acteurs de créer des pénuries artificielles ou de maintenir des prix élevés de manière injustifiée.
Exemple : le ministère du Commerce pourrait utiliser des systèmes de l’IA pour surveiller les prix des denrées alimentaires dans différents marchés régionaux et repérer des hausses de prix injustifiées causées par un acteur dominant qui limite délibérément l’offre pour faire grimper les prix.

Conclusion : construire une économie alimentaire équitable grâce à la technologie
L’utilisation des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle est une opportunité clé pour la Tunisie dans sa lutte contre le monopole dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire. En apportant plus de transparence, en optimisant les processus logistiques, en permettant un accès direct au marché pour les petits producteurs et en surveillant les pratiques anticoncurrentielles, ces technologies peuvent rééquilibrer le pouvoir au sein de la supply chain.
Cela permet non seulement de réduire les prix pour les consommateurs, mais aussi de soutenir une économie plus diversifiée et résiliente, où les grands acteurs ne détiennent plus le contrôle absolu du marché alimentaire. Dans un contexte d’inflation galopante, ces solutions technologiques offrent une voie vers un futur plus équitable pour les producteurs et plus abordable pour les consommateurs tunisiens.
Selon un rapport de l’ONU de 2023 :  le système agricole et agroalimentaire tunisien face aux crises : focus sur la chaîne de valeur céréalière, il est fortement recommandé d’exploiter les technologies pour améliorer la transparence et l’efficacité dans l’attribution des aides agricoles, réduisant ainsi la corruption et le marché parallèle. Il préconise de renforcer la communication entre les secteurs public et privé, de créer une plateforme transparente pour la distribution d’engrais et de semences, de digitaliser la distribution de l’orge et du son de blé subventionnés pour l’alimentation animale, et de contrôler les circuits de distribution via les technologies de l’information, le rapport de l’ITES Sécurité alimentaire de la Tunisie à l’horizon 2035 va dans le même sens.

Dans le programme de mise à niveau des circuits de distribution, de notre ministère du Commerce, aucune référence dans ses projets à la data, IA, Blockchain, etc. !

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