Promettre ou ne pas promettre, telle est la question de l’être ou du ne pas être. Lors de sa confrontation télévisée avec Nabil Karoui, Kaïs Saïed refuse de formuler des promesses adressées aux électeurs tant ils furent déçus par les prédécesseurs. Drôle de raison !
Son concurrent promet d’une part, un système éducatif branché sur l’emploi effectif par l’entremise des nouvelles technologies et de la diplomatie numérique, d’autre part, un programme économique apte à limiter la pauvreté.
Bien avant d’escalader les marches du palais, Bourguiba promet de généraliser l’enseignement gratuit et de lutter contre la pauvreté.
Une fois les rênes du pouvoir saisies par le grand combattant, il tient parole sur les deux plans. La question n’est donc pas de promettre ou de ne pas promettre, mais il s’agit de ne pas dire sans agir dans un monde social où Heidegger définit « le bavardage » par « le discours sans vie ».
Le second propos de fond, énoncé par l’à peine extrait de prison, a trait au systématique broyage des chefs de gouvernement mis puis démis par le parti dominant. Selon Pierre Philippe Ré, tout système d’alliance potentialise l’élimination du plus faible sitôt choisi le moment requis. Pour Nabil Karoui, tel sera le sort peu gratifiant de son naïf concurrent. Celui-ci, l’air professoral, auguste et solennel, prend à témoin le ciel : « amamallah ! ».
Ici sur terre, Dieu est aussi Ghannouchi, car nul n’est dupe du marché de dupes. Auparavant, Nabil Karoui mentionnait ce que chacun sait : le juriste, autoproclamé indépendant, est le candidat d’Ennahdha.
Kaïs Saïed oppose un déni peu convaincant par le recours à une réponse de Gascon : « Je ne suis le candidat d’aucun parti. »
Ce flou permet de ne guère parler à la manière de Nabil Karoui qui dit : « Je ne m’allierai jamais avec les nahdhaouis ». En outre, il soulève le problème des assassinats politiques et son adversaire noie Brahmi et Belaïd réunis dans l’eau, tout comme si les lois n’étaient pas les produits des hommes. Ici apparaît le juridisme où les écrits l’emportent sur la vie.
Montesquieu déjà, débusquait l’esprit des lois. Il subodorait un risque mortel, celui de troquer la dynamique vivante contre la statique en matière de pensée juridique. Le droit écrit n’est pas le droit vivant.
Chez les nahdhaouis, telle est la position des faucons. Les yeux bien ouverts, ils rêvent de lois plus conformes à la charia. Pour cette raison, celle des représentations, les vœux de consensus et de concertations, exigés par la gravité accentuée de la situation, pourraient buter sur les télescopages houleux observés depuis le 14 janvier à l’Assemblée.
En matière prospective, les élucubrations maximalisent les inconvénients de l’imagination propice aux dérives. A ce propos, le métier d’historien inocule un vaccin, car la prévision du passé n’encourt aucun danger. Cependant, Kaïs Saïed serait bien inspiré de reprendre à son compte les deux programmes d’action écrits par Nabil Karoui et légués par le suprême timonier. Aux prospectivistes improvisés de prévoir l’amélioration ou la dégradation. Interviewée avant l’issue du second tour, Janne Chiche, géographe universitaire, échafaude un scénario peu ordinaire : « Ennahdha obtient ce qu’elle voulait, l’immunité et un Chef de gouvernement. A l’Assemblée, les députés ne s’entendent pas. Pendant ce temps, aucun bailleur de fonds traditionnel (FMI-Banque mondiale) ne veut plus s’engager. Les fonctionnaires et les universitaires n’ont plus de salaire. Ils descendent dans la rue et font des pétitions.
Deux jours après, le sultan arrive en sauveur. Je n’ai que trois sous, je vous en donne deux. Pour lui, il s’agit de construire un pont syro-libyo-tunisien vers le gros morceau algérien.
Il écrase la concurrence tunisienne dans les textiles, les fruits secs, le tourisme et l’aviation. Il réalise son rêve de reconstituer l’Empire ottoman et met l’un de ses copains comme bey ».
D’allure envisageable, un tel scénario semble irréalisable. Néanmoins, il détient l’avantage de situer le pays, déboussolé, dans le berceau des rapports internationaux. Pendant ce temps, les partisans de Kaïs Saïed festoient et ceux de Nabil Karoui ne désarment pas. Avec Chahed et tous les autres, ils félicitent l’heureux gagnant, mais nul n’ignore à quel point son phantasme afférent à la prévalence de la gouvernance locale vacille sur l’exigence de chercher à conforter, plutôt, l’Etat central.
A l’ère où le régionalisme et le tribalisme laminent la construction de l’Etat fondé par Bourguiba, verser de l’huile sur le feu des revendications locales semble avancer à reculons. Le droit déploie un palier de la société. Ne pas le replacer dans la globalité creuse la tombe de la faisabilité.
L’euphorie du premier moment a ses raisons qu’ignore l’investigation. Or, dès le départ commence l’assommoir.
Fonder, pour une part, l’accès à Carthage sur l’incarcération du concurrent et l’exploitation du trop jeune âge arbore un mauvais présage.
Avec le populisme associé au conservatisme, l’ainsi nommée intégrité ne fait guère bon ménage. De même, à l’avenue Bourguiba, les agresseurs des journalistes seraient-ils de nouveaux takfiristes ?
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