Par Khalil Zammiti
Avec d’anciens et de nouveaux revanchards, la complexité de la situation inscrit à l’ordre du jour l’incontournable interrogation. Dans l’issue des prochaines élections quelle sera la part de la religion et celle de l’adhésion à un programme non religieux d’action ? Un saut d’obstacle attend le nouveau gouvernement où certains ministres immolent des avantages économiques sur l’autel d’un capital symbolique.
Aucun, parmi ce personnel compétent, n’a l’air d’un glouton à peine sorti de prison. Auprès des indignés par l’inquisition du précédent pouvoir, cette rupture novatrice assure un atout notoire. Mais pour accepter un héritage aussi lourd à porter « il faut être fou » m’écrivait, en son temps, Maxime Rodinson. Débâcle sécuritaire, caisses vides et chômeurs aux visages livides, voilà donc la Troïka léguée par Ennahdha.
Toutefois, pareille détresse ne paraît guère assombrir le rêve des préposés à la relève. Sur le tableau noir de la burqa, un beau manteau rouge illumine la nouvelle voie. Telle une belle coccinelle, Amel Karboul évoluait parmi les bois de Jendouba. Par delà l’espace et le temps, Verlaine vitupérait les tireurs sur tout ce qui bouge : « Mais moi je vois la vie en rouge ». Abou Iyadh et ses ouailles n’apprécient pas la couleur surprise à Jendouba.
À l’homme libre, suffit le non dit
Complémentaire secondaire, bonne à tout faire, moins apte à la prière, toute femme digne de ce nom demeure, par définition, tenue à la discrétion. Mais à l’ère de la télévision, Amel Karboul sait-elle pourquoi toutes les paysannes du pays lui déroulèrent le tapis rouge dans le for intérieur et le secret des cœurs. L’effet subliminal du signe outrepasse le recours au discours, toujours quelque peu balourd.
L’ennui et l’hypocrisie réceptionnaient la mortelle monotonie de Ben Ali. Au moment où le bateau prit feu, chacun songea au sauve qui peut. Revenons au beau manteau. La ville, éloignée des animaux, des végétaux et de la terre fertile ne cultive aucun besoin de signaler, par un critère chromatique le divorce de la culture d’avec la nature. Mais à la campagne, où le naturel submerge de toutes parts le culturel, émerge l’aspiration à la distinction. Écrasée par l’énorme fagot de bois gris-noir, la malya rouge est visible de loin, revendique la différenciation de l’humain, eu égard au teint du sombre terrain. La symbolique des couleurs vestimentaires, narre la généalogie d’une transformation séculaire. Devenu partout connu par la voix suave de Saliha, le bakhnoug sait parler aux initiés. À Matmata, son rouge désigne la dame dès l’instant où elle dépasse le mur de l’âge mûr. Il arbore le bleu quand survient, à toute vitesse, l’express de la vieillesse. Et il exhibe le ton blanc au temps où la jeunesse hume, à pleins poumons, le doux parfum de l’allégresse.
Langage des signes, ces coloris voilent et découvrent le non-dit. La blancheur immaculée suggère la fleur de la virginité. La rougeur clame, sans mot dire, l’histoire du sang versé à intervalles réguliers. Le bleu, serein et calme, avoue l’adieu aux armes. Sans jeter la pierre aux contemporains les temps plus anciens n’avaient cure de maquiller, outre mesure, le trop humain.
Ainsi prospérait la franchise des romains. Au musée du Bardo, une inscription jugée aujourd’hui impudique par « nos enfants » ajoute son grain de sel à la superbe mosaïque. Par dessus la Vénus africaine, modèle initial de l’amphore, le visiteur lit ce défi : « Retire tes chaussures et entre si tu l’oses ». Au vu de pareille authenticité, sœur jumelle de la candeur, la honte couvrirait la manière cachotière de nos falsificateurs. J’ai commencé la critique du bas de gamme touristique.
Tel bezness facétieux, tel guide bleu
La vision folklorique de l’univers touristique pactise avec la pire des mauvaises conseillères, la misère. Expert en discours falsificateurs, le bezness roublard, bavard et ignare, excelle dans l’art de berner le touriste mal informé. Pour émoustiller sa clientèle, ce drôle d’informateur cherche midi à quatorze heures.
Sans l’invention du sensationnel, il compromet son miel. Dès lors, il incombe aux chargés du secteur de songer à parfaire le niveau culturel des informateurs. Dans la collection « Les guides bleus » éditée par la maison Hachette, paraît en 1985 « Le guide du sud tunisien ». À la page trente et une figure l’intertitre « avant de tenter sa chance ». Voici l’annonce : « Lorsqu’elles croisent un compatriote, les neftiennes se livrent à un mouvement en deux temps. D’une main elles tirent leur voile devant le visage, tandis qu’elles agitent l’autre main.
Ce code en usage dans le Djérid permet aux hommes de savoir s’ils peuvent ou non tenter leur chance ! En voici la signification : Si la femme bouge la main gauche, elle est célibataire, si c’est la droite elle est mariée.
Lorsqu’elle tire son voile au-dessus d’un œil c’est qu’elle est divorcée, si elle se voile les deux yeux, elle n’a pas la moindre envie de se marier. Mais ces signaux ne s’adressent pas aux étrangers. Vous ne pouvez les surprendre que si vous vous promenez avec quelqu’un de la région ». Et pour cause ! Car sans la précaution insinuée par cette clause, la moindre investigation découvrirait aussitôt le pot aux roses.
Inventions des beznassas, ce luxe de précisions et la sophistication des codifications mènent « quelqu’un de la région » à faire voir ce que lui-même n’a jamais vu et ne verra jamais. Une lettre adressée par l’un des co-auteurs au « commissaire général du tourisme à Tozeur » éclaire les raisons de la colère : « j’ai appris que vous aviez été profondément choqué par un texte du guide du sahara relatif à Nefta, paragraphe avant de tenter sa chance. Nous avons considéré ce paragraphe comme une anecdote propre à faire sourire le touriste. En aucun cas nous n’avons pensé que cela pourrait porter une atteinte aux mœurs des femmes de Nefta. Notre erreur a été de penser en Européens en oubliant la pudeur de l’islam ». En matière de pruderie, l’excuse paraît timorée tant le christianisme, le judaïsme et l’islamisme pataugent dans le même bourbier. Cependant, à l’instant où tout justifie le sourire occidental, rien n’interdit le massacre oriental. Avec la soumission gouvernementale et la bénédiction gouvernementale d’avant la Révolution, une chasse illégale accélère la disparition de l’outarde aux yeux chantés à l’échelle nationale. Aïn lahbara symbolise les sommets de la beauté.
Maintenant ces franges pré-sahariennes déploient l’immensité mise à profit par les réseaux tuniso-algéro-libyens de l’insécurité. Avec l’aide américaine liée au « dialogue stratégique », les États-Unis ne paraissent guère disposés à conclure une association du genre gagnant-perdant au moment où la Russie exhibe ses dents.
L’aire d’influence n’est pas qu’un mot de trop. Depuis l’attaque de l’ambassade, l’appui américain exhale un relent mi-figue mi-raisin. Néanmoins, aujourd’hui, le tourisme peu à peu, bouge, même si bien du pain sur la planche attend le beau manteau rouge. Mais déjà au niveau de cette observation nous traversons le seuil du pavilllon où l’un perçoit et l’autre ne voit pas. Car là, où par sa présence, le ministre de l’Intérieur signale une zone à risque, les préposés à la surveillance dangereuse, recourent au camouflage du coloris vert et gris. En dépit de la protection rapprochée, la couleur écarlate, cible bien visible, nargue le tireur possible, défie le spectre sécuritaire et rassure un tourisme à refaire.
Vu ce langage des signes comment ne pas citer encore et encore Baudelaire, ce génie du non-dit :
« La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers ».
KH.Z